C. Trenet / Verlaine

Si vous le voulez bien, chers amis, cette semaine nous parlerons de disques. Vous conviendrez que le disque est une forme de production artistique que l'on peut exceptionnellement rattacher à la radio. Sans doute n'aurions-nous jamais abordé ce sujet si un grand écœurement ne nous y avait poussé. Nous avons récemment entendu la dernière cire enregistrée par Charles Trenet : "Verlaine". Et ce nous a été une raison nouvelle de déplorer le retour de ce monsieur. Car ce fou (chantant ou non) se prend de plus en plus pour un génie et maintenant il se permet de mettre en musique (et comment !) un poème du grand Verlaine. Nous n'aimons déjà pas beaucoup le procédé qui consiste à prendre les œuvres d'un auteur disparu pour les affubler de musique, même quand cela est proprement réalisé (voir Reynaldo Hahn) ; c'est, à notre avis, un abus de confiance posthume ; c'est un meurtre, c'est une chose impardonnable ! M. Trenet éprouve maintenant le besoin de traîner son talent visqueux dans les chefs-d'œuvre de notre littérature ; qu'il ponde entièrement ses inepties, paroles et musiques dans du papier de soie, c'est, à la rigueur, son droit ; mais qu'il se permette de déposer sa musique sur un poème magnifique, ça non ! S'il y a un Dieu, il doit permettre au grand Verlaine de sortir une heure de sa tombe pour aller botter les fesses de Charles Trenet. En attendant, j'espère que tous les verlainiens, et plus généralement tous ceux qui ont le respect des belles œuvres, sauront faire comprendre à ce jeune exalté qu'on ne pille pas impunément les trésors de notre littérature.

Car ce charlatan de la chanson s'est attaqué à un des plus beaux poèmes de Verlaine : "Les sanglots longs des violons de l'automne", et sur ces vers d'une légèreté fragile il s'est permis de mettre une musique au rythme lourd qui, vers le milieu, devient froidement du jazz frénétique et hurlant, pour permettre ensuite à ce Trenet-Habens de faire un jeu de mots, en détroussant encore Verlaine : "Cette paisible rumeur qui vient de la ville", dit-il après les appels syncopés de sa mauvaise musique de jazz. S'il persiste dans cette voie sur la scène, la rumeur pourrait bien venir de la salle, et ce ne serait que justice. Dans ses slogans publicitaires, Charles Trenet se dit fou, nous n'aurons pas la cruauté de le contredire. Son cas relève de plus en plus de la médecine ou du coup de pied au c..., au choix. Il existe une loi qui interdit de verser des ordures le long des murs ; on devrait en voter une rapidement interdisant aux Trenet de se déposer dans les chefs-d'œuvre français.

* Pseudonyme de Jean Boissel (1891-1951) ; collaborateur notoire, il est condamné à mort en 1946, une sanction commuée en détention à perpétuité la même année.