MISOGYNIE A PART

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1969

La chanson qui donne son titre au douzième album est une charge contre la morale sexuelle catholique en matière conjugale, et un prétexte pour Brassens à ajouter la misogynie à son machisme habituel.

LE REFUS DU PLAISIR
(Les Collections de L'Histoire n°5 ; Jacques Le Goff ; juin-août 1999)

Sous l'influence du christianisme, une nouvelle éthique sexuelle s'impose au Moyen Age. La chair et le corps sont diabolisés, comme source de péché. Tandis que la virginité devient l'idéal de l'Église. Pour des siècles, l'Occident est entré dans l'ère du refoulement.

Pour l'opinion commune, l'Antiquité tardive (IIIe-Ve siècle) a marqué un tournant capital dans les conceptions et les pratiques de la sexualité en Occident. Après une période antique gréco-latine où la sexualité, le plaisir charnel sont des valeurs positives et où règne une grande liberté sexuelle, une condamnation générale de la sexualité et une stricte réglementation de son exercice se mettent en place. Le principal agent de ce renversement, c'est le christianisme.

Selon Paul Veyne et Michel Foucault (1), ce tournant existe bien mais il est antérieur au christianisme. Il daterait du Haut-Empire romain (Ier-IIe siècle) ; et il existerait chez les Romains païens, bien avant la diffusion du christianisme, un « puritanisme de la virilité ».

Dans le domaine de la sexualité aussi, le christianisme est tributaire à la fois d'héritages et d'emprunts (juifs, gréco-latins, gnostiques), et de l'air du temps. Il se situe donc dans ce vaste bouleversement des structures économiques, sociales et idéologiques des quatre premiers siècles de l'ère dite chrétienne où il apparaît à la fois - comme souvent en histoire - comme un produit et un moteur. Mais son rôle a été décisif.

Comme le dit Paul Veyne, le christianisme a donné une justification transcendante, fondée à la fois sur la théologie et sur le Livre (interprétation de la Genèse et du péché originel, enseignement de saint Paul et des Pères), ce qui est très important. Mais il a aussi transformé une tendance minoritaire en comportement « normal » de la majorité, en tout cas dans les classes dominantes, aristocratiques et/ou urbaines, et fourni aux comportements un encadrement conceptuel (vocabulaire, définitions, classifications, oppositions) et un contrôle social et idéologique rigoureux exercé par l'Église et le pouvoir laïque à son service. Il a offert enfin une société exemplaire réalisant sous sa forme idéale le nouveau modèle sexuel : le monachisme.

Aux raisons qui avaient pu pousser les Romains païens vers la chasteté, la limitation de la vie sexuelle au cadre conjugal, la condamnation de l'avortement, la réprobation à l'égard de la « passion amoureuse », le discrédit de la bisexualité, les chrétiens ajoutaient un motif nouveau et pressant, l'approche de la fin du monde qui exige la pureté. Saint Paul les avertit : « Je vous le dis, frères : le temps se fait court. Que désormais ceux qui ont femme vivent comme s'ils n'en avaient plus » (I. Corinthiens, VII, 29). Certains extrémistes de la pureté se châtrent même, comme Origène : « Et il y a aussi des eunuques qui se sont châtrés eux-mêmes à cause du Royaume des Cieux », avait déjà relevé Matthieu (XIX, 12).

Avec le christianisme, en effet, une première nouveauté est le lien entre la chair et le péché. Non que l'expression « péché de chair » soit fréquente au Moyen Age. Mais on voit à son propos le processus qui, tout au long du Moyen Age, par glissement de sens, fait servir l'autorité suprême, la Bible, à justifier la répression de la grande partie des pratiques sexuelles. Dans l'Évangile de Jean, la chair est rachetée par Jésus puisque « le verbe s'est fait chair » (I, 14) et que Jésus, à la dernière Cène, fait de sa chair le pain de la vie éternelle. « C'est ma chair pour la vie du monde. [...] Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang vous n'aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jean, VI, 51-54).

Mais déjà Jean oppose l'esprit et la chair, et affirme : « C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien » (VI, 63). Paul opère aussi un léger glissement : « Dieu, en envoyant son propre fils, avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair [...] car le désir de la chair, c'est la mort , [...] car si vous vivez selon la chair vous mourrez » (Romains, VIII, 3-13). Grégoire le Grand, au début du VIIe siècle, emploie sans ambiguïté l'expression : « Qu'est-ce que le soufre sinon l'aliment du feu ? Qu'est-ce qui nourrit donc le feu pour qu'il exhale une aussi forte puanteur ? Que voulons-nous donc dire par soufre, sinon le péché de chair ? » (Moralia , XIV, 19).

Mais le christianisme ancien parle plutôt d'une diversité de péchés de chair que d'un seul péché de chair. L'unification de la réprobation de la sexualité se fait autour de trois notions :

1) celle de fornication qui apparaît dans le Nouveau Testament et sera consacrée, surtout à partir de la fin du XIIIe siècle, par le sixième commandement de Dieu : « Tu ne forniqueras point », qui désignera tous les comportements sexuels illégitimes (y compris à l'intérieur du mariage) ;

2) celle de concupiscence, qu'on rencontre surtout chez les Pères et qui est à la source de la sexualité ;

3) celle de luxure qui, lorsque se construit le système des péchés capitaux du Ve au XIIe siècle, rassemble tous les péchés de chair.

L'héritage biblique n'avait pas muni la doctrine chrétienne d'un lourd bagage de répression sexuelle.

L'Ancien Testament, souvent indulgent à cet égard, avait concentré la répression de la sexualité dans les interdits rituels énumérés par le Lévitique, 15 et 18. Les principaux portent sur l'inceste, la nudité, l'homosexualité et la sodomie, le coït pendant les règles de la femme. Le début du Moyen Age les reprend. L'Ecclésiastique est très antiféministe : « C'est par la femme que le péché a commencé et c'est à cause d'elle que tous nous mourons » (XXV, 24).

Le modèle de la vierge Marie

En revanche, le Cantique des Cantiques est un hymne à l'amour conjugal palpitant de fièvre amoureuse et même érotique. Mais le christianisme, dans une certaine tradition juive, s'est empressé de donner une interprétation allégorique du Cantique : l'union célébrée, après avoir été celle de Yahvé et d'Israël, fut celle de Dieu avec l'âme fidèle, du Christ avec l'Église. Quand, au XIIe, siècle du retour d'Ovide et de la naissance de l'amour courtois, on se tournera vers le Cantique, le livre de l'Ancien Testament le plus commenté en ce siècle, l'Église, saint Bernard en tête, rappellera que seule en est valable une lecture allégorique et spirituelle.

Dans le Nouveau Testament, les Évangiles sont très discrets sur la sexualité. Ils font l'éloge du mariage, pourvu qu'il soit monogamique et indissoluble. D'où la condamnation de l'adultère (Matthieu, V, 27) et du divorce assimilé à l'adultère (Matthieu, XIX, 2-12 ; Marc, X, 2-12 ; Luc, XVI, 18). Mais Marie reste vierge dans le mariage et le Christ demeure célibataire. Ces « modèles » figureront dans le dossier antimatrimonial du Moyen Age, encore que celui-ci soit surtout riche de textes pauliniens.

Certes, la chair n'est pas assimilée par saint Paul à l'activité sexuelle pécheresse, elle ne désigne au fond, comme dans l'Évangile de Jean, que la nature humaine. Mais Paul insiste sur l'opposition entre chair et esprit, voit dans la chair la source principale du péché et n'accepte le mariage que comme un pis-aller qu'il vaut mieux éviter :

« Il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme [on notera l'antiféminisme], mais à cause de la fornication, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari. Que le mari s'acquitte de son devoir envers sa femme et pareillement la femme envers son mari. [...] Je dis toutefois aux célibataires et aux veuves qu'il leur est bon de demeurer comme moi. Mais s'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient : mieux vaut se marier que brûler. [...] Ainsi celui qui se marie avec sa fiancée fait bien mais celui qui ne se marie pas fait mieux encore » (I. Corinthiens, VII). Car la chair conduit à la mort éternelle : « Je vous préviens... que ceux qui commettent les œuvres de la chair n'héritent pas du Royaume de Dieu » (Galates, V, 21).

En fait, pour Paul, cet appel à la virginité et à la continence est fondé sur le respect du corps humain, « tabernacle du Saint-Esprit ». La diabolisation, au Moyen Age, de la chair et du corps, assimilés à un lieu de débauche, au centre de production du péché, enlèvera au contraire toute dignité au corps.

Saint Paul esquisse ainsi un schéma qui deviendra capital pour décrire l'ensemble de la société selon une hiérarchie définie par rapport à la sexualité. Interprétant sans aucune légitimité la parabole du semeur (Matthieu, XIII, 8 et 23 ; Marc, IV, 8 et 20), dont la graine, selon la qualité de la terre qui la reçoit, produit trente, soixante ou cent, l'Église classera la valeur et la fécondité des hommes et des femmes selon qu'ils sont vierges (virgines produisant cent), continents telles les veuves (continentes, soixante) ou mariés (coniugati, trente). Saint Ambroise exprime dès le IVe siècle cette hiérarchie : « Il y a trois formes de chasteté : le mariage, le veuvage, la virginité » (Sur les veuves, IV, 23).

Entre les temps évangéliques et le triomphe du christianisme au IVe siècle, deux séries d'événements assurent le succès de la nouvelle éthique sexuelle : dans l'ordre théorique, la diffusion des nouveaux concepts (chair, fornication, concupiscence et la sexualisation du péché originel) ; dans la pratique, l'apparition d'un statut de vierges chez les chrétiens et la réalisation de l'idéal de chasteté dans le monachisme du désert.

Pour la chair, l'essentiel est le durcissement de l'opposition chair/esprit, le glissement du sens de caro, humanité assumée par le Christ dans l'Incarnation, à celui de chair faible, corruptible, et celui de charnel à celui de sexuel. La désignation par caro de la nature humaine dérape aussi vers la sexualisation de cette nature et introduit, selon la même évolution suivie par l'éthique païenne, la notion de péché contre nature qui va se dilater au Moyen Age avec l'extension du concept de sodomie (homosexualité, sodomisation de la femme, coït par-derrière ou la femme se tenant au-dessus de l'homme seront ainsi proscrits).

La fuite au désert

La fornication est condamnée par la Bible, notamment le Nouveau Testament (Paul ; Corinthiens, VI, 19-20). Plus tard, l'expérience du monachisme amène à en distinguer trois formes : union sexuelle illicite ; masturbation ; érections et éjaculations involontaires (Jean Cassien ; Collations, XII, 3). C'est saint Augustin qui donne son statut à la concupiscence, désir sexuel. Mais le mot, au pluriel, est déjà chez saint Paul : "Que le péché ne règne pas dans votre corps mortel pour que vous n'obéissiez pas à ses concupiscences" (Romains, VI, 12).

Plus importante est la longue évolution qui conduira à assimiler le péché originel au péché de chair. C'est Augustin qui lie définitivement péché originel et sexualité par l'intermédiaire de la concupiscence. A trois reprises, entre 395 et 430, il affirme que la concupiscence transmet le péché originel. Depuis les enfants d'Adam et d'Eve, le péché originel est légué à l'homme par l'acte sexuel. Cette conception deviendra générale au XIIè siècle, sauf chez Abélard et ses disciples. Dans la vulgarisation opérée par la plupart des prédicateurs, des confesseurs et des auteurs de traités moraux, le glissement ira jusqu'à l'assimilation du péché originel au péché sexuel. L'humanité a été engendrée dans la faute qui accompagne tout accouplement à cause de la concupiscence qui s'y manifeste forcément.

Cependant, un vaste mouvement - à la fois théorique et pratique - se développe pour le respect de la virginité. L'écrivain chrétien Tertullien (début du IIIè siècle) et le Père de l'Eglise Cyprien (évêque de Carthage en 248) inaugurent une série d'ouvrages qui, à partir de Méthode d'Olympe (deuxième moitié du IIIè siècle), sont de vrais traités sur la virginité. Les vierges consacrées vivent à part dans des maisons particulières, au sein d'une communauté. Elles étaient considérées comme des épouses du Christ. Aline Rousselle a judicieusement fait remarquer que le grand mouvement d'ascétisme chrétien commence par les femmes vouées à la virginité et ne s'adresse qu'à partir de la fin du siècle aux hommes simplement voués à la continence (2).

C'est le grand mouvement de fuite au désert, recherche de la pureté sexuelle plus que de la solitude. Il se marque souvent au début par des échecs, notamment par des pratiques homosexuelles avec les jeunes garçons qui ont suivi un parent ou un maître au désert. Il nourrira longtemps les lieux communs des tentations sexuelles de l'imaginaire (les tentations de saint Antoine).

Victoire sur la sexualité, victoire sur l'alimentation. Tout au long du Moyen Age, la lutte contre la concupiscence du manger, du boire, la victoire sur la surabondance alimentaire (crapula, gastrimargia) et sur l'ébriété accompagneront presque toujours la lutte contre la concupiscence sexuelle. Quand se formera, au sein du monachisme du Vè siècle, une liste de péchés capitaux ou mortels, la luxure et la gourmandise (luxuria et gula) seront très souvent accouplées. La luxure naît bien des fois de l'excès de nourriture et de boisson... Selon Aline Rousselle, cette double lutte conduira l'homme à l'impuissance et la femme à la frigidité, point d'aboutissement, succès ultime de l'exercice ascétique.

« Donnez-moi la chasteté »

Cette nouvelle éthique sexuelle n'est en définitive que la forme la plus spectaculaire, la plus répandue d'un thème stoïcien que le christianisme a repris pour le faire peser sur l'Occident "pendant dix-huit siècles" (Jean-Louis Flandrin) : le refus du plaisir. C'est l'ère du grand refoulement, dont nous n'avons pas fini de payer les conséquences car la thèse de Max Weber, selon qui la contrainte sexuelle serait à l'origine de l'essor de l'Occident, est infirmée par toute enquête historique sérieuse.

Comment le nouvel idéal s'impose aux convertis de l'Antiquité tardive, nul n'en est meilleur témoin qu'Augustin dans les Confessions. Il confie d'abord que la femme, et plus particulièrement celle avec laquelle il vivait, avait été le dernier obstacle à sa conversion. Sa mère Monique avait toujours lié la conversion tant souhaitée de son fils à l'abandon de sa vie sexuelle.

Puis deux grands développements sont consacrés aux problèmes de la chair. Le plus intéressant se trouve au livre VIII. On y voit Augustin, non encore converti, prendre en haine la chair comme lieu de l'habitude, de l'abandon au désir. « La loi de péché, c'est la violence de l'habitude qui entraîne et qui tient l'âme. » Habitude qui a son siège dans le corps, « la loi de péché qui était dans mes membres » (VIII, V, 12). Ainsi la répression des élans sexuels n'est qu'une forme de ce volontarisme qui caractérise l'homme nouveau, païen puis chrétien. Ce sera au Moyen Age, dans une société de guerriers, la forme la plus haute de la prouesse.

Puis c'est l'aspiration à la chasteté, désirée mais encore redoutée au temps de l'adolescence : « Donnez-moi la chasteté, la continence, mais ne me la donnez pas tout de suite » (VIII, VII, 17). Puis la partie est presque gagnée : « Du côté où je tournais mon front et où je redoutais de passer, se dévoilait la dignité chaste de la continence sereine, souriante sans rien de lascif, elle m'invitait avec des manières pleines de noblesse à approcher sans hésitation. [...] Et de nouveau elle me parlait. [...] « Sois sourd aux tentations impures de ta propre chair sur cette terre... » (VIII, XI, 27).

Enfin, quand il entend la voix lui dire « Prends, lis ! » et ouvre le livre de l'Apôtre, ce qu'il lit c'est : « Ne vivez pas dans les festins, dans les excès de vin, ni dans les voluptés impudiques, ni dans les querelles et les jalousies ; mais revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez pas à contenter la chair dans ses convoitises » (VIII, XII, 29). Et l'épisode de la conversion se termine par la joie de Monique, « bien plus chère et plus pure encore que celle qu'elle attendait de petits enfants nés de ma chair ! » (VIII, XII, 29).

La plus grande victoire de la nouvelle éthique sexuelle, c'est en définitive le mariage. Car, tout moindre mal qu'il soit, il est, malgré tout, toujours marqué par le péché, par la concupiscence qui accompagne l'acte sexuel. L'état de marié, comme celui de marchand, est un de ceux dans lesquels, au Moyen Age, il est difficile de plaire à Dieu.

Le Moyen Age (faut-il voir là un signe de "barbarisation" ?) objective de plus en plus les péchés de la chair, les enferme dans un réseau de plus en plus serré de définitions, d'interdits et de sanctions. Pour la correction des péchés, des hommes d'Eglise (souvent des moines irlandais, les extrémistes de l'ascétisme) rédigent des pénitentiels, listes de péchés et de pénitences, où l'on retrouve l'esprit des codes barbares. Les péchés de chair y tiennent une place exorbitante, à l'image des idéaux et des fantasmes des militants monastiques. Mépris du monde, humiliation de la chair, le modèle monastique a décidément pesé lourd sur les mœurs et mentalités de l'Occident. Le modèle bénédictin de monachisme équilibré n'éliminera pas complètement l'esprit et les pratiques du désert, désert forestier ou insulaire de l'Occident.

Le calendrier de l'abstinence

Le contrôle de la vie sexuelle des couples mariés a pesé sur la vie quotidienne de la majorité des hommes et des femmes, et soumis la sexualité à un rythme aux conséquences multiples (sur la démographie, sur les rapports entre les sexes, sur les mentalités), selon un calendrier parfaitement "contre nature", que Jean-Louis Flandrin a minutieusement analysé (3). Au VIIIè siècle, les interdits auraient amené les "couples dévots" à ne s'unir que quatre-vingt-onze à quatre-vingt-treize jours par an, sans compter les périodes d'impureté de la femme (règles, grossesse, période post partum). Jean-Louis Flandrin croit plus plausible la continence pendant les seuls week-ends, ce qui aurait amené le temps libre de la sexualité conjugale à cent quatre-vingt-quatre ou cent quatre-vingt-cinq jours par an. Il repère aussi un réaménagement progressif du temps de continence. Le total des interdits reste à peu près le même, mais la répartition change : aux longues périodes des trois carêmes annuels (Noël, Pâques, Pentecôte) succède une fragmentation de petites époques de jeûne, d'abstinence et de continence.

Des prescriptions à la pratique, le fossé, sans aucun doute, a été grand. La façon dont le confesseur de saint Louis insiste - comme preuve de sainteté - sur le parfait respect (et même l'exagération) par Louis IX de la continence conjugale montre que ce respect était rare. Mais Jean-Louis Flandrin pense que les prescriptions de l'Eglise ont rencontré certaines tendances profondes de la culture et de la mentalité des masses : notion de temps sacré, attesté par les calendriers paysans, sens de l'impureté, respect des interdits. Il y aurait donc eu convergence entre l'éthique savante et la culture "populaire".

Pourtant, on voit aussi dans le domaine du sexe surgir - du moins aux yeux de l'Église féodale - le clivage social et culturel entre clercs et laïcs (noblesse comprise) d'une part, entre les deux ordres des clercs et des chevaliers et celui des travailleurs - surtout paysans - de l'autre. Il se manifeste dans l'explication le plus souvent donnée au Moyen Age pour justifier la lèpre. L'origine peccamineuse des lépreux a en effet été liée par certains théologiens du Moyen Age à la conception d'un comportement sexuel différent chez les catégories dominantes de la société et chez les couches dominées.

La luxure est une prostituée que Satan offre à tous

Y a-t-il eu une sexualité des « élites » et une sexualité des rustres ? En tout cas, le mépris pour le vilain a trouvé aussi dans le sexe un aliment. Dès la première moitié du VIe siècle, dans un sermon, l'évêque Césaire d'Arles informe son auditoire : « Tous ceux qui sont lépreux naissent d'ordinaire non pas des hommes savants qui conservent leur chasteté dans les jours contraires et les festivités, mais surtout des rustres qui ne savent se contenir. »

Voici donc deux croyances qui vont traverser le Moyen Age. D'abord la maladie obsessionnelle et culpabilisante, la maladie-hantise dont la peste prendra le relais au milieu du XIVe siècle, la lèpre reçoit son origine dans la sexualité coupable - y compris celle des époux, surtout, peut-être, celle des époux - et la macule de la fornication commise dans la chair ressort à la surface du corps. Et comme la chair transmet le péché originel, les enfants paient la faute des parents. Ensuite, il y a cette fixation de l'excès de dévergondage sexuel dans le monde des « illettrés », des pauvres, des paysans. Dans ce monde de guerriers, les vilains sont des quasi-animaux, jouets du désir mauvais.

Cette nouvelle éthique sexuelle s'est imposée à l'Occident pour des siècles. Seulement troublée par l'introduction de l'amour-passion dans les relations sexuelles et dans le mariage, elle ne commence à changer lentement qu'à notre époque. Elle a régné pendant tout le Moyen Age, mais elle n'a pas été immobile. Dans le grand essor de l'Occident du Xe au XIVe siècle, elle a été marquée, me semble-t-il, par trois grands événements : la réforme grégorienne et le partage sexuel entre clercs et laïcs, le triomphe d'un modèle monogamique indissoluble et exogamique dans le mariage, l'unification conceptuelle des péchés de la chair au sein du péché de luxure (luxuria), dans le cadre du septénaire des péchés capitaux.

Ce qu'on appelle la réforme grégorienne a été un grand aggiornamento de la société médiévale, conduite par l'Église et commençant par elle, des alentours de 1050 à 1215 (IVe concile du Latran). Elle institue d'abord l'indépendance de l'Église par rapport aux laïcs. Quelle meilleure barrière introduire entre clercs et laïcs que celle de la sexualité ? A ceux-ci le mariage, aux premiers la virginité, le célibat et la continence. Un mur sépare la pureté de l'impureté. Les liquides impurs sont bannis d'un côté (les clercs ne doivent répandre ni sperme ni sang, et ne pas transmettre le péché originel en procréant), simplement canalisés de l'autre. L'Église devient une société de célibataires.

En revanche, elle enferme la société laïque dans le mariage. Comme l'a bien montré Georges Duby, l'Église au XIIe siècle fait triompher son modèle matrimonial, celui de l'Évangile, monogamique, indissoluble. Dans les manuels de confesseurs qui remplacent les vieux pénitentiels au XIIIe siècle et qui expriment la nouvelle conception du péché et de la confession fondée sur la recherche de l'intention du pécheur, les péchés matrimoniaux apparaissent en général dans un traité spécial Sur le mariage. Si la casuistique affine le champ théorique et pratique du mariage, celui-ci reste en gros exclu du processus de diversification et de relative adaptation de la vie religieuse à l'évolution générale de la société. Cela s'explique. Le mariage chrétien est un fait nouveau au XIIIe siècle.

Enfin, le système des sept péchés capitaux instaure cette unification longtemps irréalisée des péchés de chair sous le terme générique de luxure. Certes, la luxure est rarement en tête de la liste des péchés mortels, contrairement à l'orgueil (superbia) et à la cupidité (avaritia) qui se disputent cette première place. Mais elle a une autre suprématie. Dans le lieu commun des « filles du Diable », ces personnifications des péchés que Satan marie aux hommes en accouplant chacune d'elles à une catégorie sociale, la luxure reste une prostituée que Satan « offre à tous ».

Le péché de chair a son territoire sur la terre comme en enfer. L'exhibition au tympan de Moissac de la luxure - une femme nue, dont les serpents mordent les seins et le sexe - va hanter pour longtemps l'imaginaire sexuel de l'Occident.

(2) A. Rousselle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle (IIe-IVe siècle de l'ère chrétienne), Paris, PUF, 1983.

(3) J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale (VIe-XIe siècle), Paris, Le Seuil, 1983.

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