MAMAN, PAPA
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprètes | Georges Brassens et Patachou | |
Année | 1954 |
Un hommage de Brassens à ses parents, un hommage qui tranche par sa simplicité et sa sensibilité dans une œuvre d'ordinaire plus complexe et plus caustique. Son origine remonte à une chanson écrite à la fin de 1943 à Basdorf (cf. Pauvre Martin), très proche de la version finale et qui portait déjà le même titre : Brassens se contenta de "dégraisser" le texte, supprimant les trois longs couplets pour ne conserver que les trois refrains, lorsqu'il l'enregistra en duo avec Patachou (cf. Brave Margot) sur un 33 tours de celle-ci. Maman, papa est d'ailleurs le seul duo de Brassens publié de son vivant, et aussi la seule chanson, avec Heureux qui comme Ulysse et Elégie à un rat de cave, où il chante accompagné par un orchestre.
GEORGES BRASSENS ET SA FAMILLE
(Georges Brassens ; Louis-Jean Calvet ; 1991 ; Editions Lieu commun)
Mais revenons en arrière. Je veux parler de la fin du siècle dernier, disons aux alentours de 1889, lorsque, pour l'Exposition universelle, la Ville de Paris érige un grand phallus d'acier, une tour que l'ingénieur Eiffel a réalisée et qui ne fait pas l'unanimité dans la population. Arthur Rimbaud, trente-cinq ans, est depuis longtemps silencieux ; il ne lui reste d'ailleurs que deux ans à vivre ; trois ans auparavant, Paul Valéry, quinze ans, a quitté Cette, sa ville natale, pour aller poursuivre à Paris des études sans éclat ; Paul Fort n'a que dix-sept ans, Francis Jammes en a vingt-et-un ; Victor Hugo a eu, quatre ans plus tôt, des funérailles nationales ; Paul Verlaine, séparé de sa femme, ne dessaoule pas, nage dans l'absinthe... C'est à peu près à cette époque, deux ans auparavant pour être précis, que Michele Dagrosa et sa femme Maria, moins connus que les précédents mais pour nous tout aussi importants, ont quitté leur Italie natale, le Sud où la vie est dure, la terre ingrate, et se sont installés à Cette, où est née en 1887 leur seconde fille, Elvira. Six ans plus tôt, le 11 décembre 1881, naissait dans la même ville Jean-Louis Brassens. Mais si les parents de la petite Elvira étaient nés à Marsico Nuova, le jeune Jean-Louis était pour sa part issu d'une famille de Castelnaudary, une ville voisine. D'un côté, des immigrés économiques ; de l'autre, une vieille famille de la région dont on peut suivre la trace jusqu'au XVIIè siècle.
L'ancienne Sethius Mons des Romains, qui avait pris au XIIè siècle le nom de Seta, puis celui de Cette (et qui changera de graphie en 1927 pour devenir Sète, mais nous n'en sommes pas encore là) était une ville animée, un port actif, surtout axé vers l'Afrique du Nord : importation de vin, de céréales et parfois... de prisonniers politiques. (C'est là qu'en 1848 débarque Abd-el-Kader après sa reddition.) Le fils Brassens en parcourt les rues avec plaisir, goûtant les bruits, les odeurs ; la fille Dagrosa, plus surveillée par ses parents, ne sort jamais seule. Les deux enfants n'iront guère à l'école. Le premier apprend très jeune le métier de maçon, la seconde fera des ménages, travaillera comme blanchisseuse, comme repasseuse...
En 1910, à vingt-trois ans, Elvira Dagrosa se marie : elle épouse un tonnelier de Bouzigues, Alphonse Comte, dont elle aura en 1912 une fille, Simone. Jean-Louis Brassens reste célibataire. Et puis vient la guerre, la grande bouffeuse d'hommes. En 1915, Alphonse donnera, comme on dit, « son sang pour la patrie ». C'est-à-dire qu'il laisse une veuve à ses ménages, avec une petite fille de trois ans : sa femme et sa fille sont, c'est le moins qu'on puisse dire, dans la gêne... Elvira va donc pendant quelques années trimer dur pour joindre les deux bouts. Des petits boulots, ceux que font les petites gens. Et puis, en 1920, la veuve Comte se remarie, elle épouse Jean-Louis Brassens, que tout le monde appelle d'ailleurs Louis, oubliant la moitié du prénom. La famille Brassens n'est pas enthousiaste : Louis était un ami du mari, on craint les commérages... Certains disent même que Louis et Elvira se connaissaient avant la guerre, qu'ils s'aimaient et que les familles s'étaient alors opposées au mariage. Vrai ou faux : comment savoir ? Ce qui est sûr, c'est que, du côté Brassens, nous l'avons dit, la famille vient de Castelnaudary, alors que du côté Dagrosa on est napolitain, c'est-à-dire étranger, immigré, et que, même si l'on n'est pas raciste...
Un an plus tard, le 22 octobre 1921, les époux Brassens ont un fils, Georges-Charles Brassens, né au 54, rue de l'Hospice (qui deviendra ensuite rue Henri-Barbusse et qui aujourd'hui s'appelle, bien sûr, rue Georges-Brassens). Louis Brassens, le père, est plutôt bouffeur de curé. Certains se souviennent par exemple que, lorsqu'il allait aux enterrements et prenait le goupillon, il racontait ensuite : « Alors, j'ai pris le pinceau, je l'ai trempé dans la peinture... » Mais ce mécréant ne fera jamais le poids devant sa femme, extrêmement croyante, et le petit Georges-Charles est donc baptisé et fera sa première communion (mais le père, anticlérical jusqu'au bout, n'assistera pas à la cérémonie). Il vivra toute son enfance, et malgré les grognements de son père qui maugrée à voix basse, peste, jure mais laisse faire, dans une ambiance très religieuse, très recueillie. D'ailleurs Augusta, la grand-mère, et Elvira, la mère, ont travaillé comme femmes de ménage chez les Barrès, une famille huppée de la ville, également très catholique, dont le fils, Robert, de quatre ans plus âgé que Georges, fera le grand séminaire et deviendra plus tard prêtre, le seul ami curé de Georges. Les rapports entre les deux familles sont caractéristiques de certains rapports sociaux : on offre par exemple à Georges les vieux jouets de Robert, qu'en général il casse aussitôt, maladroit comme pas deux. Mme Barrès donne aussi à Elvira des vêtements usagés mais qui peuvent encore servir, des chaussures, etc. : tout cela, bien sûr, n'est pas vraiment de la charité, mais y ressemble un peu... Le jeune Brassens héritera aussi de la famille Barrès son premier chat, en fait une chatte, une chatte noire qui vivra dix-sept ans, et c'est pour elle qu'il commencera à fréquenter l'étang de Thau, allant avec une nasse pêcher des petits poissons afin de nourrir son animal.
Simone, la demi-sœur, a immédiatement adopté ce gros bébé comme un joujou venu du ciel, et elle va suivre pas à pas les étapes de son enfance. Elle s'occupe d'abord du petit Georges, le cajole, s'amuse avec lui. Puis, quelque temps plus tard (l'enfant va à l'école dès l'âge de deux ans), elle l'accompagne à Saint-Vincent, l'institution religieuse qu'elle fréquente elle aussi : le frère et la sœur descendent la rue de la Révolution, traversent le jardin du Château-d'Eau où ils s'attardent parfois (et où ils viendront souvent, plus tard, faire des photos), poursuivent vers l'école par la rue du Génie. Simone sert aussi de copine, de maman en second : elle console l'enfant lorsqu'il se fait « gronder » à la maison ou à l'école. Un jour par exemple, Mlle Barada, l'institutrice, pour le punir, l'enferme dans un placard à balais. Et Simone se remémore encore aujourd'hui l'incident avec indignation : « Il avait deux ans ! Et il a eu si peur qu'il lui est sorti treize furoncles sur la tête. »
Ensuite, elle lui apprendra des chansons, lui fera écouter des disques. La mère napolitaine, le père entrepreneur en maçonnerie, la sœur de dix ans plus âgée, tout le monde chante en effet dans la famille. Simone chante les succès d'Henri Garat, Avoir un bon copain, C'est un mauvais garçon, Elvira interprète Ô sole mio, ou Santa Lucia, Louis, le père, chante Delmet, Les Petits Pavés, et tout le monde, grands-parents compris, entonnera en chœur le grand succès de Ray Ventura, Tout va très bien, madame la marquise. Brassens se souviendra, plus tard, de cette ambiance : « Je n'ai aucune lassitude pour la chanson. Je suis né dedans. Mon père était capable de reconstituer une mélodie instinctivement et moi, à cinq ans, je connaissais deux cents chansons. Tout ce qu'il y a eu dans ma vie a moins d'importance que ce qui s'est passé dans mes émotions musicales. » (Le Monde ; 5 octobre 1972) Ou encore : « J'écoutais tout le monde, j'étais très éclectique, enfin j'aimais la chanson et j'aimais aussi bien Tino Rossi que Ray Ventura, Mireille et Jean Nohain qui ont fait de très bonnes chansons, Misraki, Jean Tranchant. Bien sûr Charles Trenet et Johnny Hess. Mais j'aimais à peu près tout, vous savez. » (Radioscopie ; 30 novembre 1971) Deux cents chansons à cinq ans : les souvenirs sont peut-être enjolivés, mais ils reposent, comme toujours, sur une part de réalité. Il y a dans la maison un phonographe, un poste de radio aussi que Simone a acheté avec ses premiers salaires (elle travaille alors comme dactylo chez Angelo Cazzani, une entreprise d'import-export dans laquelle elle rencontrera son futur mari, Yves Cazzani, le fils du patron), quelques disques, Le Temps des cerises, La Madelon... Mais la famille est musicalement très accueillante, toutes les nouvelles chansons y trouvent asile, on en copie le texte, on les apprend, on se les apprend mutuellement. Lorsque sur la place de l'Esplanade passent des chanteurs, Simone va au spectacle, rapporte les petits formats, apprend les chansons, les enseigne aux autres... Et puis la chanson est presque une affaire de quartier, de ce quartier où vivent de nombreux Napolitains. Lorsque Georges va à la plage, de la rue de l'Hospice à la plage de la ville (où se trouve actuellement le port de commerce), il peut suivre de maison en maison, de TSF en TSF, tout au long de la grande rue Haute, la chanson de Tino Rossi ou de Ray Ventura que tout le monde écoute en même temps sur Radio-Toulouse...
Il y a donc une sorte de transmission du patrimoine qui peut surprendre, aujourd'hui que la chanson est, dans bien des familles, l'un des enjeux du conflit des générations, que les parents rejettent les « rythmes barbares » qui séduisent leurs rejetons et que ceux-ci en retour ricanent des mélodies « ringardes » de leurs géniteurs. A cette époque, la chanson est un bien commun, une culture familiale que l'on partage...
Le petit Georges est un enfant attachant mais une tête de cochon, avec parfois des idées farfelues. Un jour, par exemple, il décide de faire une expérience et, tandis que la grand-mère est en train de faire la vaisselle, il verse autour d'elle, en un vaste cercle, de l'essence, et y met le feu. On imagine les hurlements, les réprimandes... Une autre fois, alors que son père l'a chassé de table, privé de dessert, il se cache derrière la porte, puis prend un gros poupon qui appartenait à Simone et en fait sortir la tête, comme si c'était lui qui tentait de revenir. La père Louis, furieux, attrape le pain et le jette sur ce qu'il croit être la figure de son fils, écrasant en fait le nez du poupon en Celluloïd... Et puis Georges s'est également fait une spécialité qui est entrée dans les annales de la famille : aller chaparder, dans le jardin derrière la maison, les figues dont son grand-père surveillait jalousement le mûrissement et qu'il mangeait pour sa part vertes, au grand dam du vieil homme... Simone regorge d'anecdotes comme celles-ci, qu'elle raconte aujourd'hui en riant. Et, dans sa voix, on sent beaucoup d'amour et d'affection : la famille Brassens était une famille aimante et pudique à la fois, les grands sentiments n'y étaient pas exprimés, mais l'amour allait de soi... On trouve un écho de cette époque, de cette ambiance, dans une des premières chansons de Brassens, qu'il interprétera avec Patachou :
Papa, papa, il n'y eut pas entre nous
Papa, papa, de tendresse ou de mots doux
Pourtant on s'aimait, bien qu'on ne se l'avouât pas
Papa, papa, papa, papa.
Le père Brassens jouit à Sète d'une bonne réputation. Il a été affublé du surnom de « général Bougnette » parce que ses vêtements sont toujours maculés de plâtre (une bougne, à Sète, signifie une tache), mais la formule n'est ni agressive ni vraiment moqueuse : les voisins aiment bien le « général Bougnette », le considèrent comme un brave homme. Ses photos nous montrent un bonhomme solide, trapu, à la tête carrée. Rude ? peut-être, mais l'image qu'en donne la chanson ci-dessus, ou plus tard Les Quatre Bacheliers, révèle qu'il cachait sans doute sa tendresse sous une rudesse affectée : « Je sais qu'un enfant perdu a de la chance quand il a un père de ce tonneau-là... » Ce père, Brassens le baptisera plus tard « le Vieil Ours », comme il baptisera sa mère « l'Italienne », témoignage de ce goût des surnoms qu'il imposera à tous ses amis. En fait, on a l'impression que le Louis Brassens que l'on peut reconstruire à travers les témoignages et les photos, pudique et tolérant, portant moustache et fumant la pipe, que ce « Vieil Ours » donc ressemble étrangement à ce que deviendra plus tard son fils...