LES COPAINS D'ABORD
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1964 |
Ecrite pour le film Les copains (Yves Robert ; 1965 ; France), Les copains d'abord, qui donne son titre au dixième 33 tours, est sans doute, avec Chanson pour l'Auvergnat, la chanson la plus emblématique de Brassens. Ses sept huitains sans refrain (le vers leitmotiv "Les copains d'abord" qui termine presque tous les couplets en faisant office) célèbrent l'amitié (comme Au bois de mon cœur), en filant longuement la métaphore du bateau de la vie. Le propos est enrichi par de multiples références, tantôt populaires ("Il naviguait en père peinard / Sur la grand' mare des canards"), tantôt savantes, ces dernières empruntant évidemment au domaine religieux ("Jean, Pierre, Paul et compagnie, / C'était leur seule litanie, / Leur Credo, leur Confiteor") mais aussi historique ("Non, ce n'était pas le radeau / De La Méduse, ce bateau"), mythologique ("C'étaient pas des amis de luxe, / Des petits Castor et Pollux") et littéraire ("C'étaient pas amis choisis / Par Montaigne et La Boétie"). Il va de soi que les femmes n'ont pas droit de cité dans cet univers viril : aucune n'est citée dans la chanson.
LES COPAINS D'ABORD
(Georges Brassens ; Louis-Jean Calvet ; 1991 ; Editions Lieu commun)
Dans tout cela, dans ces journées ordinaires ou dans la vie publique, les tournées, les émissions de télévision, c'est l'amitié qui domine. L'amitié est en effet le mot le plus fréquemment associé au nom de Brassens dans les petites mythologies que chacun d'entre nous trimbale dans sa tête. Il est vrai qu'il y a une « bande à Brassens », une bande à dimension variable, qui a su grossir au fil des ans. Après l'équipe des Sétois et les copains de Basdorf, puis René Fallet et André Vers, puis le chanteur Roger Riffard, puis Jean Bertola, nous avons vu arriver un autre Sétois, plus jeune, Eric Battista. Lorsqu'à la fin des années 1960 Louis Nucera, jusque-là journaliste dans un quotidien communiste niçois, Le Patriote, arrive chez Philips comme attaché de presse, il rejoint à son tour la bande, etc. Chacun a son surnom : Brassens est « le Gros » ou encore « Sétois la zizanie », Battista « le Sportif imbécile », Fallet « Villeneuvois la rancune », Onteniente, c'est donc « Gibraltar », Jean-Pierre Chabrol est « la Femme à barbe »... En fait, même s'il aime bien rencontrer des gens nouveaux, Georges est extrêmement timide, et Joël Favreau se souvient d'une scène étonnante : Brassens et Cavanna assis l'un en face de l'autre dans le salon de la rue Santos-Dumont, tous les deux pétrifiés, ne sachant pas quoi dire, avec au milieu, sur la table, une collection reliée de Charlie-Hebdo apportée par Cavanna. La rencontre se dégèlera ensuite, mais il y a là un trait permanent du caractère de Brassens, une gaucherie face aux autres que l'on peut trouver étonnante si l'on pense à sa stature de vedette. Et cette timidité le rendait parfois malade. Conscient que sa « gueule » était devenue publique, qu'il portait en quelque sorte sa carte d'identité sur la figure, il ne voulait surtout pas paraître hautain ou méprisant avec les gens qui le reconnaissaient lorsqu'il se hasardait dans la rue. Mais cette volonté de simplicité n'allait pas sans quelques confusions : un jour, en sortant des studios d'Europe 1, Brassens voit quelqu'un lui dire bonjour et répond gentiment, pensant qu'il s'agit d'un admirateur. En fait, le salut s'adressait à quelqu'un d'autre, derrière lui, et il traînera longtemps le souvenir de cette méprise, la racontant aux amis et expliquant qu'il s'était senti ce jour-là ridicule...
A cette timidité s'ajoutait le fait que, paradoxalement, si l'on songe à la réputation de sa bande, Brassens n'était pas d'un naturel gai, il était au contraire plutôt sombre : lorsqu'il était seul avec Püppchen par exemple il était souvent renfermé, silencieux, pouvant passer de longues heures sans dire un mot. Aussi l'épisode Cavanna relaté ci-dessus n'est-il pas isolé. Lorsqu'arrivait un copain, les choses mettaient un certain temps à se mettre en place, comme une mécanique qui manque de graisse, ou qu'il faut chauffer. Et puis tout démarrait : avec Fallet ou avec Bertola en particulier, lorsqu'ils avaient bien bu, bien fumé, ils s'installaient dans le fou rire, dans la connivence, contents d'être ensemble.
Il ne faudrait cependant pas mythifier outre mesure cette « bande à Brassens » et ces rapports amicaux : si Georges est le ciment de cette petite société, derrière son dos les relations entre les « copains » ne sont pas toujours idylliques. Certains pensent que tel ou tel autre attend du chanteur une aide, un coup de pouce pour sa carrière. D'autres se jalousent. « Moi, dit Battista, je n'avais rien à attendre de lui, il ne pouvait pas me faire sauter dix centimètres de plus », et l'on suit son regard : ce n'est pas comme certains... On reproche également à tel ou tel, encore aujourd'hui, d'avoir eu la main leste et de s'être constitué une belle collection de manuscrits de Brassens sans toujours demander l'avis du principal intéressé... « Le Gros » lui-même s'ingéniait parfois à semer la zizanie. « Brassens cédait très facilement au plaisir de faire un mot », dit Favreau, et il s'amusait souvent à monter ses amis les uns contre les autres. A Victor Laville ou à son neveu Serge, qui constataient qu'il avait mis des cadenas partout dans sa maison, il expliquait : « Untel doit venir passer quelques jours et il a l'habitude de fouiller partout... » Ou, encore, il laissait tomber : « Celui-là vient me voir chaque fois qu'il veut sauter une nénette, et il l'impressionne en me montrant comme son ami... » Il adorait semer la zizanie, s'en amusait, regardait les amis s'accrocher avec un œil pétillant, et avec peut-être une arrière-pensée : plus les copains s'engueulaient et moins ils venaient ensemble, et comme il préférait les voir séparément, il n'était pas fâché de ces tensions...
En fait, il y a quelque chose de paradoxal dans cet environnement : Brassens était à la fois extrêmement timide, très jaloux de sa solitude et extrêmement lucide, ne se trompant que rarement sur les gens. Et pourtant il se laissait entourer d'une sorte de cour dont les membres n'étaient pas toujours d'égale qualité. Mais tous, explique Danièle Heymann, avaient leur rôle. Et elle esquisse une typologie des amitiés de Georges :
« Ils avaient tous leur fonction. Battista par exemple était le fonctionnaire du corps. Georges était obsédé par son physique, voulant toujours être plus musclé, être plus mince, et Battista était le sportif imbécile qui s'occupait de ses pectoraux, des extenseurs... Et au fur et à mesure que la maladie progressait et que le corps devenait pour lui plus important, Battista prenait plus d'importance... Jean Bertola remplissait la fonction musique, Fallet la fonction littéraire, Poletti apportait des livres... Il y avait en outre deux castes séparées et inattaquables, celle des anciens de Sète et celle des anciens du STO... Et puis des gens qui étaient admis sans que l'on sache vraiment pourquoi, qui ne nous intéressaient pas beaucoup, mais dont on pouvait concevoir qu'ils avaient aussi une fonction que nous ignorions... »
Il demeure cependant que le groupe, la « bande de cons » comme aimait à l'appeler « le Gros », est formé de joyeux lurons, et que le sens de l'humour y est la règle. En 1965, par exemple, tombe une dépêche de l'AFP : « Georges Brassens serait mort. » Affolé, Fallet téléphone. « C'est nettement exagéré », commente Georges. Et, dans le même registre, lorsqu'en octobre 1968 meurt Jeanne, il réplique à un ami qui s'exclame : « Elle est morte ? Ce n'est pas vrai ! », par un « Si ce n'est pas vrai, c'est drôlement bien imité »...
Tous se souviennent que Brassens discutait pour le plaisir de discuter, défendant les positions les plus indéfendables. « C'était une traverse », dit Victor Laville, utilisant une expression sétoise difficilement traduisible. « Il aimait partir d'un paradoxe, explique Eric Battista. Tu disais : "Il fait beau aujourd'hui", il te répondait : "Tu appelles ça du beau temps ?", et pendant une heure il essayait de te convaincre qu'il pleuvait. » Mais cette mauvaise foi était réservée aux amis. Avec les gens moins proches, il s'appliquait au contraire à parler de ce qui les intéressait, parlant de plomberie aux plombiers, de boulange aux boulangers, de peinture aux peintres, de mécanique aux mécanos, questionnant, écoutant. Il était en fait très flexible, s'adaptant aux rencontres.
Parfois, les rencontres pouvaient être très drôles. Un jour par exemple, Fallet téléphone : « Allô, Georges ? - Non, il n'est pas là, répond une voix masculine. - Mais qui êtes-vous ? - Un ami, un curé. » Stupéfaction de Fallet, dont le cri de guerre était volontiers « A bas la calotte » et qui aurait fait du vin de messe un usage peu sanctifié.
Le même abbé Barrès, puisqu'il s'agit de lui, sera au centre d'une autre histoire tout aussi drôle. Un soir, c'est Marcel Amont qui téléphone : « Allô, Georges, tu ne veux pas dîner avec moi demain soir ? - Je ne peux pas, j'ai un curé chez moi. - Justement, moi aussi j'ai un curé, que je voulais te présenter. »
Il s'agissait en fait de Jean-Claude Barreau, alors défroqué comme on dit, et qui faisait beaucoup parler de lui comme auteur après avoir été l'aumônier de Saint-Philippe-du-Roule puis s'être occupé des blousons noirs... Le curé de Brassens et celui de Marcel Amont feront bon ménage, et la soirée se passera de façon agréable. Mais qui, connaissant l'œuvre de Brassens, aurait pu à l'époque imaginer qu'il avait dans ses relations proches un curé et un flic ? Car il y a aussi Honoré Gévaudan, qui après avoir pendant vingt ans fait carrière en Algérie occupe maintenant à Paris une place importante dans la hiérarchie et qui participe, lui aussi, aux repas de Sétois chez Vedel. Mais nul ne semble s'étonner de trouver dans la panoplie des amis de Georges un flic et un curé, on sourit simplement de la préciosité du prêtre, très « abbé de cour », ou des manières un peu trop franches de Gévaudan, c'est tout...
Nul ne s'étonne non plus de voir, au restaurant, Brassens avec Enrico Macias, dont on ne peut pas dire qu'il représente, dans la chanson française, les mêmes choix esthétiques. La scène se passe Chez Denise, un restaurant du quartier des Halles où le peintre Raymond Moretti avait, en voisin, ses habitudes. On fête ce soir-là l'anniversaire de Virginie Solenn, la femme d'André Asséo. Il y a là les copains communs de Brassens et Moretti, Nucera, Asséo, Joseph Kessel, Georges Walter, et puis Raymond Devos, Enrico Macias, Eddy Marnay, André Bercoff... On mange, on boit, on rit. A un moment de la nuit, Brassens prend sa guitare, chante du Trenet, puis, par politesse sans doute, quelques chansons de Macias, lequel chante à son tour L'Auvergnat, puis Georges étonne Eddy Marnay en lui interprétant certaines de ses chansons qu'il avait lui-même oubliées (il est vrai qu'il en a écrit près de trois mille...). L'aube s'approche, certains des convives sont allés se coucher, mais Brassens est toujours là, solide au poste. Vers 7 heures du matin, alors qu'il fait déjà jour, il prend Moretti à part, lui explique que les comédiens ne connaissent pas leur métier, qu'ils ne savent pas interpréter les textes et, pour illustrer son propos, se met à lui réciter, sur le ton de la confidence, du Victor Hugo, Ruy Blas. Moretti pense qu'il va lui dire quelques vers, mais non, Brassens récite la pièce entière, du début à la fin, les cinq actes d'affilée, et la journée est bien entamée lorsqu'ils se séparent...
Parfois, au cours de ces soirées, il fait écouter à René Fallet ou à Eric Battista ses chansons, demande leur avis : « J'en ai une vingtaine en cours, je ne sais pas lesquelles il faudrait finir, qu'en pensez-vous ? » Plus tard, lorsque Battista rentrera à Sète, où il deviendra professeur d'éducation physique, il lui enverra des textes de chansons, toujours pour avoir son avis. Il fait la même chose avec André Tillieu, un ami belge, journaliste dans la Revue des chemins de fer. Pour les musiques, il consulte Jean Bertola. Bref, il y a là une sorte de « camorra », pour reprendre l'expression qu'il utilise lui-même dans La Tour des miracles, un gang ou une mafia, régulièrement tenu au courant de la production, appelé à juger, à conseiller. Ce qui ne signifie d'ailleurs nullement qu'il suivra ses conseils. Ainsi en 1976, alors qu'il prépare ce qui sera son dernier disque, Fallet et Battista lui déconseillent d'y mettre Lèche-cocu. « Je n'aimais pas cette litanie, se souvient Battista, si le mari est policier, militaire, catholique, il n'y avait pas de raison de s'arrêter, plombier, boulanger, avocat... C'était une mauvaise chanson, je le lui ai dit. » Mais Lèche-cocu sera tout de même sur le disque...
Ce qui frappe dans tout cela, c'est la simplicité des relations de Brassens. Lorsqu'on lit la biographie de Charles Trenet* ou celle d'Yves Montand**, on a l'impression de se trouver dans un Bottin mondain : Trenet, arrivant à Paris au début des années 1930, fréquente la Coupole, Le Bœuf sur le toit, y rencontre Jean Cocteau ou Max Jacob. Montand, à la Colombe de Saint-Paul-de-Vence ou dans les cercles de jeux, côtoie des artistes en renom ou des grands de la finance. Rien de tout cela avec Brassens, pas de cocktails, pas de mondanités : il reçoit, chez lui, des copains.
* Richard Cannavo, Trenet, le siècle en liberté.
** Hervé Hamon, Patrick Rotman, Tu vois, je n'ai rien oublié, Paris, Seuil, 1990.