LES CASSEUSES
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1976 |
Misogynie et vulgarité sont les deux mamelles des Casseuses.
COMMENT PEUT-ON ÊTRE MISOGYNE ?
(L'Histoire n°245 ; Sophie Desormes ; juillet-août 2000)
Depuis le temps de la Bible, la haine du « sexe faible » a nourri la littérature. Inférieures à l'évidence, les femmes ne sont-elles pas aussi maléfiques, sottes, cupides ? La guerre des sexes n'est pas une invention.
« Misogynie à part », Georges Brassens n'en a pas moins persiflé les « emmerdantes », les « emmerdeuses » et autres « emmerderesses », qui, à foison, gâtent les bouffées des braves fumeurs de pipe. Sa chanson a beau être ironique, elle relève d'un genre bien établi qui a bravé les siècles, nourri la littérature et réjoui les corps de garde (1).
Certes, bien des textes, comme les vers de Brassens, ressortissent à la gaudriole anodine, et mon intention n'est pas de traquer le misogyne en féministe farouche. Reste que la guerre des sexes n'est pas une invention : la peur, le mépris, la vanité, la bêtise ont inspiré, au fil des siècles, un interminable catalogue de malédictions et d'imprécations contre les femmes qui ne prête pas toujours à sourire.
En tirer le portrait du misogyne est néanmoins malaisé car l'homme-qui-n'aime-pas-les-femmes appartient à des catégories variées.
1. Le pécheur
La tradition judéo-chrétienne a lié la concupiscence à la femme, instrument du serpent, Eve tentatrice. La Bible ne manque pas d'allusions à l'infériorité de la femme. "Et je trouve la femme plus amère que la mort, dit l'Ecclésiaste, parce qu'elle est un piège, et son cœur est un filet, et ses bras sont des liens. Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur s'y laisse prendre" (7,25). Les Evangiles, eux, dépeignent Jésus en ami des femmes : nulle prévention contre elles, pas même contre la pécheresse Marie-Madeleine. Quant à saint Paul, vrai fondateur du christianisme, il établit sans ambages la bonne hiérarchie : "Le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l'Eglise... " (Epitre aux Ephésiens ; V ; 23)
Jean Delumeau nous a révélé que les sermons des XVIIè et XVIIIè siècles se rapportant à la virginité, au mariage et à la sexualité viennent en première position, avant les sermons sur les problèmes d'argent (2). La peur du sexe domine alors l'imaginaire troublé des confesseurs ; la mariage lui-même est un "état dangereux", et les prédicateurs de citer en exemple les apôtres, auxquels un judicieux célibat épargna "les emportements, les bizarreries ou les folies d'une femme". Peur du corps, rejet de la danse, interdiction des chansons d'amour, condamnation de la luxure, de l'impureté et de l'impudicité féminines, tels sont les thèmes réitérés d'une pastorale obsessionnelle.
Un autre historien, Pierre Darmon, attaché à décrire la pittoresque - et souvent odieuse - mythologie de la femme dans l'ancienne France, nous a offert un florilège de cette misogynie, souvent religieuse, inspirée par les Pères de l'Eglise, ou un Tertullien, hanté par les "menées subversives de la femme" et révélant une "peur névrotique de la chair" (3).
De cette crainte ancestrale de la femme, il reste encore des traces dans le roman catholique du XXè siècle. Evoquons seulement Georges Bernanos et son Journal d'un curé de campagne - lequel curé comprend "la secrète domination de ce sexe sur l'histoire, son espèce de fatalité" ; "Je ne savais rien de cet emportement silencieux qui semble irrésistible, de ce grand élan de tout l'être féminin vers le mal, la proie - cette liberté, ce naturel dans le mal, la haine, la honte." (4) Eternelle Dalila, la femme exerce sur les hommes les plus dévots le pouvoir destructeur de la tentation charnelle : le pire s'ensuit comme dans la funeste histoire de Samson, vainqueur des Philistins, vaincu par le regard d'une femme.
2. Le célibataire endurci
Ce misogyne-là peut avoir été endurci contre les femmes par un mariage raté. Dans un de ses premiers romans, En Ménage, Joris-Karl Huysmans nous conte l'histoire d'André, mol cornard recouvrant le célibat après avoir découvert son épouse en flagrant délit d'adultère. Avec son ami Cyprien, il renoue avec une liberté trop longtemps étouffée par les exigences d'une femme acariâtre, dépensière, légère, futile, et de surcroît frigide : « une fière rosse ».
Toujours en quête d'une pitance admissible par leurs estomacs délicats et leurs tripes sensibles, les deux compères, de gargote en brasserie, se mêlent aux concubins et aux époux attardés sur la moleskine « par haine et par fatigue de leurs femmes ». Cyprien a su résister aux tendrons offerts : « Les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v'là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement : une éternelle morte-saison d'idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v'là, celles qu'on me destine, espérant qu'un jour viendra où, lassé de lire dans mon lit et d'y fumer tranquillement ma pipe, j'accepterai la misère d'un coucher à deux, l'insomnie ou le ronflement d'un autre, les coups de coude et les coups de pied, la fatigue des caresses exigées, l'ennui des baisers prévus ! »
Pas de femme au logis, c'est le cri de guerre. Car les deux amis ont perçu la réalité de l'« éternel féminin » : la femme roulera toujours l'homme, ce qui n'empêche aucune de se plaindre de son mari.
Les deux pauvres types, l'un resté au sec, l'autre échappant désormais aux « accablantes giboulées de la vie maritale », ne trouvent pas franchement le bonheur dans une plate solitude, traversée de crises « juponnières », qu'ils surmontent avec monnaie sonnante et trébuchante. Accablés d'ennui par leur terne existence, Cyprien et André finiront par se ranger. Le premier en compagnie d'une épaisse maritorne, l'autre en reprenant le fil des jours interrompu en compagnie de Berthe, épouse à demi repentante et pardonnée. Désabusé, Cyprien exprimera la morale de leur histoire : « Dire qu'il n'y aura pas un moment dans la vie où l'on pourra dire zut aux femmes ! »
3. Le surhomme
J'emprunte évidemment ce terme à Nietzsche, sans impliquer celui-ci complètement. On le sait, la lecture de son œuvre est contradictoire, sa pensée ambivalente. On rencontre dans ses livres la glorification des femmes, souvent supérieures aux hommes comme type d'humanité. A d'autres moments, l'auteur de Zarathoustra assène sur les filles d'Ève les jugements les plus sévères, où s'approvisionneront des générations de misogynes présomptueux, ainsi pourvus d'une caution intellectuelle.
Appelons surhomme le prétendant à l'héroïsme, guerrier ou pseudo-guerrier, pour lequel la femme - son repos et sa délectation - doit rester dans un état de sujétion. « Un homme profond, écrit Nietzsche, profond d'esprit autant que de désirs, doué de surcroît de cette bienveillance profonde capable d'une sévérité et d'une dureté qui se confondent facilement avec elle, un tel homme ne peut penser à la femme qu'à la manière d'un Oriental : il doit voir dans la femme une propriété, un bien qu'il convient d'enfermer, un être prédestiné à la sujétion et qui s'accomplit à travers elle ; il doit se rallier en cette matière à l'incomparable sagesse de l'Asie, à la supériorité de l'instinct asiatique. Ainsi firent les Grecs... » (5)
Nietzsche déplore que l'Occidentale désapprenne la « crainte de l'homme ». Du même coup, elle perd ses instincts les plus féminins. Le remplacement de la société aristocratique et militaire par la société industrielle amène la femme à vouloir son indépendance économique, pour son propre malheur : « Depuis la Révolution française, écrit-il, l'influence de la femme a diminué en Europe à mesure qu'elle obtenait plus de droits et formulait plus de prétentions. »
Devenue concurrente de l'homme, la femme perd sa féminité, ses armes propres. Et Nietzsche de fustiger les hommes féministes : « Assurément, parmi les ânes savants du sexe masculin, il ne manque pas de stupides partisans du féminisme et de corrupteurs des femmes, qui leur conseillent de renoncer à leur féminité et de copier toutes les sottises qui débilitent « l'homme européen », la « virilité » européenne, il ne manque pas de gens qui voudraient rabaisser la femme jusqu'au niveau de la « culture générale », la pousser même à lire les journaux et faire de la politique. Ici et là on prétend même muer les femmes en libres-penseurs et en hommes de lettres : comme si, pour un homme profond et impie, une femme sans religion n'était pas un être foncièrement antipathique et ridicule. » D'où résulte son exécration de Mme Roland, Mme de Staël et George Sand : « Trois femmes comiques par excellence - et rien de plus. » La femme est faite pour le second rôle.
4. « L'homme couvert de femmes » ou le hussard
Une des variations du « surhomme » est l'individu obsédé par sa virilité : un « surmâle », dirait Alfred Jarry. Pierre Drieu la Rochelle en offre un bel exemple. Pour lui la femme, qui ne fait pas la guerre, appartient à un autre monde : « Il y a de longs côtés de la vie dont on ne peut jouir que si l'on est sans femme. » En même temps, la femme sert à éprouver la virilité de l'homme : démontrer qu'on n'est pas impuissant au lit, c'est une autre manière de prouver qu'on n'est pas lâche face à l'ennemi - « C'est dans l'étreinte que l'homme se délivre et assure son pouvoir. » La double fonction de la femme : assouvir le désir des guerriers et assurer la reproduction de la race. Alternative impérative : mère ou/et putain, on n'en sort pas.
Du reste, les femmes aiment servir les hommes qu'elles aiment, elles en sont fières. Preuve de leur infériorité ! Sans intérêt pour les idées générales, pour la marche du monde, la femme ne se préoccupe que des minces incidents de la quotidienneté et que de l'homme qu'elle chérit : « Une femme se moque des affaires des hommes ; une femme amoureuse a bien d'autres chats à fouetter. »
S'il s'en trouve une pour échapper à la règle, Drieu la peint, comme dans son roman Gilles, sous l'aspect le plus hideux : « Cette vieille clocharde avec ses fourrures pelées, ses cheveux comme des brins de paille sous son galurin [...] commença un discours, écrit dans un style vague et sentimental propre à la plupart des femmes et des nègres. » Pour Drieu, il n'est pas de meilleure preuve de la décadence d'une société que l'émancipation des femmes.
Dans son journal posthume (6), Drieu verse dans une misogynie sans retenue. « Avec quel bon instinct j'ai toujours craint les femmes. C'est pourquoi, le bordel. » A sa hantise de la décadence de son pays, il mêle celle d'être un lâche, un impuissant : « J'ai toujours cru que mon impuissance vient du tabac autant que de la vérole et de l'épuisement par abus. »
Fasciste et antisémite, collaborationniste, Drieu avoue pourtant qu'il a toujours eu peur de « tout », avant de lâcher : « Je ne regrette qu'une chose, c'est de n'avoir pas clamé plus fort mon amour de la violence, de l'aventure, de Hitler et de l'hitlérisme... »
Drieu illustre de façon caricaturale cette misogynie d'« homme à cheval » - ou qui n'a de cesse de le devenir -, craignant par-dessus tout de manquer de courage physique, rêvant d'action héroïque, et construisant, faute d'y parvenir, une mythologie guerrière, dans laquelle la femme et le Juif, chacun à sa façon, figurent l'antipode de « l'ordre des mâles » (7). L'obsession de la virilité n'est pas nécessairement liée à des valeurs politiques d'extrême droite ; elle est, vulgaire, présente dans bien des vestiaires de stades ou autres lieux réunissant des hommes entre eux, qui ne veulent pour rien au monde passer pour des « gonzesses » - injure suprême.
5. Le pédéraste
Voilà une autre variation nietzschéenne, très bien représentée par Henry de Montherlant. Celui-ci, longtemps secret sur ses pratiques sexuelles, écrit dans Tous feux éteints, en 1975 : « La pédérastie a peu d'importance puisqu'elle est l'amour sensuel pour les enfants et adolescents jusqu'à leur première barbe, selon les principes rigoureux tant des Anciens que des Orientaux modernes, c'est-à-dire l'amour de la féminité qu'il y a en eux, c'est-à-dire qu'elle est l'hétérosexualité à la petite différence près. » Moyennant ce tour de passe-passe, tout devient possible. Sans nous attarder sur cette autojustification, observons que l'amour des enfants de douze-treize ans chez Montherlant s'accompagne d'une misogynie viscérale, qui fut célèbre en son temps.
Lecteur de Nietzsche, qu'il cite à l'occasion, fasciné lui aussi par l'héroïsme guerrier, posant à l'ancien combattant courageux, faisant l'apologie de la force « Depuis combien de temps la France est-elle élevée dans la haine et le mépris de la force ? » (8), il s'est mis en tête que la France a capitulé devant Hitler à Munich, en septembre 1938, à cause de la « morale de midinette » qui y sévit. Les individus ne se défendent plus, on voit même des hommes du milieu se laisser insulter sans réplique ; au jardin du Luxembourg, les marmots jouent sans faire de bruit, « comme dans un film muet ». Comme disait un Allemand : « Les Français n'ont plus de dents. »
La raison profonde en est l'enseignement d'une morale délétère. Une morale qui se réduit à être « bon », à être « gentil », à être « aimable ». « Avec cela le christianisme ou ses séquelles, l'humanitarisme, le pacifisme, l'irréalisme [...], la place donnée aux « affaires du cœur », un énervement systématique et sans cesse plus accentué de la justice, et vous aurez la morale, je veux dire la glaire horrible déglutie par l'école, par le journal, par la radio, par le ciné, par la tribune, par la chaire, et dans laquelle baigne et marine notre malheureux peuple depuis assez longtemps déjà. » C'est cette « morale de midinette » qui nous perd, au regard de la « morale léonine qui a cours dans plusieurs nations d'Europe ».
Cette morale féminine, Montherlant se vante de l'avoir précocement dénoncée, dans son roman Le Songe (1922) et dans la série des Jeunes Filles (1936) - « une longue offensive contre l'échelle des valeurs au nom de laquelle on émascule la France ». Simone de Beauvoir saura lui rétorquer dans Le Deuxième Sexe (1949) : « Bien des midinettes ont pendant l'Occupation mérité un respect que nous n'accordons pas à Montherlant. »
Pour l'auteur des Jeunes Filles, un garçon ne doit pas être élevé par sa mère. Son héros, Costals, père naturel d'un jeune garçon, écrit à un de ses amis : « Comme la femme se trompe avec son homme, elle se trompe avec son enfant (fille ou garçon ; beaucoup plus avec le garçon, bien entendu). Nous casse-t-on assez les oreilles avec les « divinations » de l'amour maternel ! C'est une imposture. La mère ne sait ni ce qu'il y a dans l'âme de son enfant, ni ce qu'il faut faire pour lui [...]. Quant à moi, j'ai un fils, et il est ce que j'aime le plus au monde. C'est pourquoi j'ai voulu qu'il fût préservé de la mère. J'ai fait en sorte que la mère n'eût aucun droit sur lui. » (9)
Tous ces misogynes sont assez piteux, malgré les grands airs que certains se donnent. Il est pourtant des hommes à qui l'on est tenté d'accorder des circonstances atténuantes. Ainsi, Roger Martin du Gard nous a-t-il confié dans son Journal posthume les tourments domestiques, les tracas incessants que lui causent son épouse Hélène et sa fille Christiane. Il écrit à André Gide, le 20 juillet 1937 : « L'irritation sourde qui m'habite, devant tant d'injustice, ne se manifeste pas. Mais je me réfugie au fond du parc, et je me répète les paroles qui vous ont échappé l'autre soir, et où je trouve, je l'avoue, une amère consolation ! "Oui, cher, j'en conviens : vous avez quelques droits à la misogynie" ». (10) L'étonnant de ces mots-là n'est pas qu'ils viennent de Gide ; c'est qu'ils puissent consoler. Qui jamais nous écrira, pour les mal mariés, les pères célibataires abandonnés, les divorcés obérés par leur(s) pension(s) alimentaire(s), le traité de la misogynie consolatrice ?
(1) G. Brassens, Poèmes et chansons, Paris, Le Seuil, 1993, p. 327.
(2) J. Delumeau, Le Péché et la Peur, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1983, p. 481.
(3) P. Darmon, Mythologie de la femme dans l'Ancienne France, Paris, Le Seuil, 1983, pp. 38-39.
(4) G. Bernanos, Le Journal d'un curé de campagne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1132.
(5) F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Paris, Gallimard, 1971, p.154.
(6) P. Drieu la Rochelle, Journal, 1939-1945, Paris, Gallimard, 1992.
(7) Cf. M. Blavet, Itinéraire d'un intellectuel vers le fascisme : Drieu la Rochelle, Paris, PUF, 1984.
(8) Henry de Montherlant, Le Solstice de Juin. Essais, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1963, p. 914.
(9) Henry de Montherlant, Pitié pour les femmes, Paris, Grasset, 1936, pp. 225-226.
(10) R. Martin du Gard, Journal III, Paris, Gallimard, 1993, p. 68.