LE TEMPS PASSÉ
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1961 |
Le temps passé (à ne pas confondre avec la chanson titre du même 33 tours, Le temps ne fait rien à l'affaire) constitue un cas particulier dans l'œuvre de Brassens : lui, l'éternel nostalgique d'un Moyen Age (au sens large) paré de toutes les vertus, ironise en effet ici sur notre propension à croire que, comme le dit le premier vers du refrain, "Il est toujours joli, le temps passé".
A LA RECHERCHE DU PARADIS TERRESTRE
(L'Histoire n°149 ; Sylvain Jouty ; novembre 1991)
« A l'orient » : c'est par cette indication vague que la Bible localise le Paradis terrestre. De l'Arménie à l'Afrique équatoriale, en passant par le Cachemire et la Mésopotamie, les érudits et les explorateurs sont, jusqu'à la fin du XIXe siècle, partis à la recherche du jardin d'Eden.
Jusqu'au XVIIIe siècle, les Européens se sont évertués à déterminer l'endroit précis où devait se trouver le Paradis terrestre. Cette quête, qui peut nous paraître étrange, trouvait sa justification dans le chapitre II de la Genèse, qui donne une description détaillée de l'Éden : il est situé « à l'orient », à la source de quatre fleuves dont deux (l'Euphrate et le Tigre) sont parfaitement connus tandis que les deux autres (Phison et Gihon) gardent leur mystère. Le climat y est doux et agréable, la végétation abondante et les pays voisins regorgent de matières précieuses. D'autres textes bibliques précisent encore cette description, en faisant du Paradis terrestre une montagne : « Tu étais dans l'Éden / tu étais sur la montagne sainte de Dieu » (Ezéchiel, 28, 13-14).
Des le IIè siècle av. J.-C, des écrits intertestamentaires, comme le Livre des Jubilés, dessinent à leur tour une cosmographie dans laquelle l'Éden tient une place éminente. Au centre du monde, qu'environne l'océan infranchissable, se trouve Jérusalem ; le Paradis est situé à l'extrémité orientale et les quatre fleuves qui y prennent leur source irriguent toute la terre. Deux Juifs hellénisés, contemporains du Christ, Philon d'Alexandrie et Flavius Josèphe, concilièrent ce schéma avec les données connues de la géographie antique. Déjà dans le Livre des Jubilés le Gihon était identifié au Nil ; Flavius Josèphe, quant à lui, assimila le Phison à l'Indus, qu'à l'instar d'Alexandre le Grand il confondait avec le Gange.
Les Pères de l'Église ne furent pourtant pas tous d'accord sur la nature de l'Éden. Au IIIe siècle ap. J.-C, Origène se moqua de ceux qui imaginaient Dieu plantant son jardin « à la manière d'un fermier ». Mais saint Épiphane (IVe siècle), suivi par la plupart des Pères, répliqua : « S'il n'y a pas de Paradis sensible, il n'y a pas de source ; s'il n'y a pas de source [...] il n'y a pas d'Adam [...] S'il n'y a pas d'Adam, il n'y a pas d'hommes et tout est allégorie. » (1) Une autre hésitation portait sur le mot hébreu miqqedem, habituellement traduit par « à l'orient » mais qui peut signifier aussi « au début ».
La plupart des Pères devaient toutefois adopter la représentation de Flavius Josèphe, et toutes les cosmographies médiévales la reprendront après eux, depuis les Étymologies d'Isidore de Séville (VIIè siècle) jusqu'à l'Imago Mundi du cardinal Pierre d'Ailly, écrit en 1410. Dans tous ces textes, le Paradis terrestre est situé à l'orient et beaucoup l'isolent dans une île séparée de la « terre habitable ». Les eaux du Déluge ne l'ont pas atteint car il touche le ciel. Il est rendu inaccessible non seulement par l'océan, le désert, l'altitude, mais aussi par un mur de feu et d'autres merveilles. C'est un jardin admirable, protégé par d'immenses murailles d'or et de gemmes, jouissant d'un éternel printemps. Les fruits y sont toujours mûrs, les fleurs ne fanent jamais et procurent sans cesse d'agréables senteurs, les animaux féroces y sont paisibles ; au centre se trouve la fontaine d'où naissent les quatre fleuves bibliques. Les mappemondes du Moyen Age confirment cette description.
Cette conception du Paradis terrestre a lentement évolué au cours du Moyen Age, à mesure que le public se familiarisait avec l'orient, grâce aux Croisades et aux premiers grands voyages vers l'Asie. Au milieu du XIIIe siècle, Jean de Joinville, l'historien de Saint Louis, raconte qu'au bord du Nil des gens « experts et accoutumés, au soir jettent leurs filets au fleuve [...] et au matin souvent y trouvent et prennent les épiceries qu'on vend bien chèrement et au poids dans les autres pays, comme cannelle, gingembre, rhubarbe, girofle, bois d'aloès, et d'autres bonnes choses. Et on dit que ces choses-là viennent du Paradis terrestre, de la même façon que chez nous le vent abat le bois sec ». Ajoutons à ces descriptions les récits fantaisistes. Le plus célèbre est le voyage de Jean de Mandeville - un véritable best-seller : on en connaît plus de trois cents manuscrits, contre soixante-dix environ pour le Devisement du monde de Marco Polo. Mandeville prévient d'ailleurs ses lecteurs : « Du Paradis terrestre, je ne saurais vous parler proprement, car je n'y fus oncques [jamais]. » Car « on n'y peut parvenir, sauf par spéciale volonté de Dieu ».
A l'aube des Grandes Découvertes, le paradis terrestre semble se rapprocher encore. A partir de 1415, le prince Henri, dit le Navigateur (1396-1460), lance les marins portugais le long des côtes d'Afrique, dans l'espoir d'atteindre le royaume du prêtre Jean, roi chrétien régnant quelque part en Inde, non loin de l'Éden. Le frère aîné du prince Henri, l'infant Dom Pedro (1392-1449), est le héros d'un voyage fictif écrit par Gomez de Santesteban chez le mystérieux souverain. Comme il veut continuer son chemin jusqu'à ce qu'il ait vu « toutes les races humaines du monde », le prêtre Jean lui donne des guides et des dromadaires. Après dix-sept jours passés dans le désert, Dom Pedro arrive en vue des montagnes : « Alors nous arrivâmes au Tigre, à l'Euphrate, au Gihon et au Phison, qui sont les rivières qui coulent du Paradis terrestre ; et sur le Tigre flottaient des branches d'olivier et de cyprès, et sur l'Euphrate des palmes et de la myrrhe, et sur le Gihon flottait un arbre qu'on appelle aloès, et sur le Phison étaient des perroquets dans leurs nids qui flottaient sur l'eau. » (2) Le perroquet - oiseau de paradis par excellence, qui seul a gardé l'usage de la parole -, le palmier - souvent assimilé à l'arbre de vie -, les bois rares et les senteurs exotiques... Autant de signes édéniques qui allaient frapper les explorateurs, à commencer par Christophe Colomb, préoccupé par l'emplacement du jardin d'Éden et qui, en débarquant à Saint-Domingue, croyait avoir atteint les Indes.
Avec les Grandes Découvertes c'était la cosmographie médiévale toute entière qui perdait sa pertinence : comment placer le jardin d'Éden aux confins du monde, dès lors que le monde est entièrement connu ? Dorénavant, il s'agira de déterminer où était situé le Paradis avant la Chute. Le problème n'appartient plus à la géographie mais à l'histoire ; on passe de l'exploration du monde à l'analyse de la seule source existante en la matière : l'Écriture sainte.
Une des grandes nouveautés de la Réforme fut précisément d'opérer ce retour au texte originel de la Bible. En 1544, Luther proposa une solution radicale : « Le Paradis, d'abord fermé à cause du péché de l'homme, fut ensuite entièrement dévasté et disloqué par le Déluge, au point que nul vestige n'en demeure visible. » (3) Calvin se montra plus mesuré : pour lui le Paradis n'avait pas été entièrement détruit ; on pouvait malgré tout le situer vers le Tigre et l'Euphrate. Plus tard, Bossuet pensera à peu près la même chose, tout en ajoutant : « Je ne condamnerais pas pour cela ceux qui font occuper [au Paradis terrestre] une bonne partie de la Terre entière » (4), faisant ainsi allusion à la diversité des opinions. La situation du Paradis terrestre ne fut jamais un enjeu décisif dans les batailles théologiques, mais les protestants eurent beau jeu d'attaquer ceux des « papistes » qui continuaient à croire à un jardin d'Éden toujours présent sur terre et inaccessible à l'homme.
Au XVIIe siècle, beaucoup de commentateurs de la Bible, à l'instar de Calvin, situèrent le Paradis terrestre en Mésopotamie, rivalisant d'érudition et de subtilité pour identifier Phison et Gihon, soit avec des fleuves disparus, soit avec des canaux reliant Tigre et Euphrate, soit encore avec des bras du delta de ces deux fleuves dans le golfe Persique. Ces théories n'étant pas entièrement convaincantes, d'autres placèrent le jardin d'Éden à proximité des sources du Tigre et de l'Euphrate, deux autres fleuves, le Phase et l'Araxe, pouvant alors passer pour le Phison et le Gihon. Cette hypothèse fut confirmée par le témoignage de voyageurs, tel le botaniste Joseph Pitton de Tournefort, qui, en 1701, n'a aucun doute que « ce Paradis ne soit sur le chemin d'Erzeron à Tiflis [...] dans ces belles vallées de Géorgie [...] éloignées d'environ vingt lieues de France [quatre-vingt-dix kilomètres] des sources de l'Euphrate et de l'Araxe, et de presque autant de celles du Phase [...]. Je me sens fort disposé à croire qu'Adam et Eve y ont été créés. » (5)
L'Arménie et la Mésopotamie furent ainsi les deux localisations les plus populaires du Paradis ; mais il y en eut beaucoup d'autres. Pour des raisons symboliques, on pensa notamment à la Terre sainte. On peut recenser une trentaine d'ouvrages consacrés à la localisation du jardin d'Éden, du Synopsis paradisi de John Hopkinson (1593) au Tractatus de situ paradisi terrestris de Salomon van Til (1719). Certains eurent une grande audience : ainsi celui de l'évêque d'Avranches, Pierre-Daniel Huet, un des grands prélats du règne de Louis XIV. Son Traité de la situation du Paradis terrestre (1691) connut plusieurs éditions et fut présenté au Roi-Soleil par Bossuet en personne ; il reprenait, en l'affinant, la théorie de Calvin. Un autre ouvrage, A Discourse of terrestrial Paradise (1666), de Marmaduke Carver, faisait partie en 1788 de la bibliothèque du comte de Waldstein, à Dux : son illustre bibliothécaire, le vieux Casanova, l'utilisa pour rédiger son roman, l'Icosaméron.
L'érudition déployée par tous ces ouvrages peut paraître aujourd'hui dérisoire. Mais il en allait de la crédibilité de l'Écriture : comme le dit le traducteur anglais du Traité de Huet, faute de situer le lieu de l'Éden, certains pourraient mettre en doute « d'abord la Genèse, ensuite la Bible entière ». D'ailleurs, jusqu'au XVIIIe siècle, la Bible demeure, à quelques exceptions près, l'unique source à partir de laquelle se posent les problèmes scientifiques.
Toujours est-il que vers le milieu du siècle des Lumières, on ne sait toujours pas où se situe le jardin d'Éden... Et Voltaire d'ironiser, dans les Questions de Zapata, sur le fait que « Dieu est bien mauvais géographe ». A cette époque surgissent des hypothèses qui placent le Paradis aux Indes.
Des 1670, le philosophe François Bernier, ami de Molière, le situait au Cachemire. Il se faisait également l'écho du mythe indien du mont Mérou, axe et centre du monde, d'où sortaient quatre fleuves : le mythique Mérou ne serait autre que le mont Kailas, au Tibet, où naissent l'Indus, le Gange, le Brahmapoutre et la Sutledj, grand affluent de l'Indus. Toujours dans le même sens, l'Anglais William Jones releva en 1786 des similitudes entre le sanscrit et les langues européennes, et l'on commença à traduire des textes indiens dont les chronologies faisaient déborder l'histoire du cadre de la Bible ou de l'Antiquité classique. Et si l'histoire sainte provenait de mythologies plus anciennes, et par conséquent plus « vraies » ?
Les sciences de la nature furent aussi mises à contribution. La géologie en était à ses débuts ; elle permit à certains d'affirmer que, lorsque la terre s'était refroidie, les hommes étaient descendus des montagnes. Dans Les Époques de la Nature (1775), Buffon, quant à lui, croit qu'il faut chercher l'origine de la civilisation en Mongolie, « terre plus élevée, plus solide que les autres », donc peuplée en premier avant que le globe se refroidisse et que le niveau des eaux baisse. Quant à l'astronome Jean-Sylvain Bailly, premier maire de Paris, il est frappé par le symbolisme et le culte des montagnes, au point d'avancer que « l'amour des montagnes ressemble à l'amour de la patrie. Les hommes descendus des montagnes de Tartarie et des parties les plus élevées du Globe [...] ont voulu, par l'usage de sacrifier sur les hauts lieux, conserver un souvenir de leur ancienne habitation. » (6) Le paradoxe est que l'on ignorait tout de la géographie physique de l'Asie centrale et de son altitude ! Pourtant rares étaient ceux qui mirent en doute ce qui, jusqu'au milieu du XIXe siècle, constitua un credo universel : l'homme provenait des régions himalayennes.
Ce changement de perspective était une véritable révolution, comme l'exprima le philosophe allemand Herder en 1776 : « Quittons ces contrées où nos prédécesseurs, les Huet, les Buxtorf, les Bochart [trois auteurs d'ouvrages sur la localisation du Paradis], cherchaient le commencement du monde ! Ces recoins de l'Arabie et de la Judée, ces vases du Nil et de l'Euphrate, ces rivages de la Phénicie et de Damas, où le genre humain a pu naître comme le font les souris et les rats, il faut laisser tout cela derrière soi ! Escalader péniblement la montagne, le sommet de l'Asie : où allons-nous aboutir ? L'horizon bascule, toute l'histoire, qui date toute chose de ce début, va avoir un autre commencement et un autre aboutissement ; le regard se brouille ; où allons-nous arriver ? » (7)
La plupart des érudits du XIXe siècle succombèrent au charme de cette nouvelle théorie. En France, Jules Michelet et Ernest Renan, Edgar Quinet et Victor Cousin adoptèrent avec enthousiasme l'idée d'un Eden situé vers le Tibet, le Pamir ou le Cachemire. La découverte, entre 1818 et 1850, de l'altitude prodigieuse des sommets himalayens ne fit que conforter leurs suppositions. Géologie, géographie, linguistique, mythologie comparée, tous les indices concordaient : la région himalayenne était bien le « berceau de l'humanité ». Avec la meilleure foi du monde, on croyait passer de la théologie à la science. En fait, on remplaçait un mythe par un autre, géographique, lorsque aux plaines de Mésopotamie on préférait les hauteurs du Tibet ; ethnographique, lorsque aux tribus de la Bible on substitua ce nouveau « peuple des origines » que l'on nomma bientôt les Aryens.
Ces idées ne séduisirent pas les seuls intellectuels. Les voyageurs en subirent également l'influence. En 1847, Joseph Wolf, fils de rabbin converti qui s'était donné pour vocation de christianiser les juifs (8), eut une brusque illumination : la Résurrection aura lieu au Cachemire, sur le site du jardin d'Éden. Gouverné par le féroce rajah sikh Ranjit Singh, l'endroit était à peu près inaccessible. Joseph Wolf y parvint pourtant en 1832, au terme d'extraordinaires aventures au cours desquelles il tenta de convertir les tribus afghanes qu'il rencontra. Il ne resta au Cachemire que cinq jours, totalement désillusionné par la saleté et la misère de Srinagar : les contrées himalayennes, décidément, n'avaient rien d'un Éden !
Vers 1850, une seule région du monde habitable était plus mal connue que le Pamir et le Tibet : l'intérieur de l'Afrique équatoriale. La tradition qui faisait du Nil un fleuve paradisiaque n'avait pas été oubliée, et c'est de ce côté que se dirigea le missionnaire et explorateur David Livingstone. Son dernier voyage, au cours duquel il succomba, était destiné à lever le mystère des sources du Nil, où il comptait trouver le site du Paradis terrestre et, plus curieusement, des « preuves du passage du grand Moïse ». Aujourd'hui, d'aucuns cherchent toujours, sinon le site du paradis, du moins l'endroit précis où l'histoire racontée par la Bible a pu prendre naissance. Mais la question a perdu de son acuité. Et le Paradis terrestre étant par définition inaccessible à l'homme, le fait qu'on ne le trouve pas peut être interprété comme l'unique indice de son existence.
(1) Cité par Marianne Alexandre, « Entre ciel et terre. Les premiers débats sur le site du Paradis », Peuples et pays mythiques, Paris, Les Belles Lettres, 1988.
(2) Francis M. Rogers, The travels of the infante Don Pedro de Portugal, Harvard University Press, 1961, p. 150.
(3) Texte cité par F. Ellenberger, Histoire de la Géologie. Tome 1, Paris, Technique et Documentation, 1988.
(4) Bossuet, Œuvres complètes, tome XIII, Lettre 2212 bis (1701), Paris, Hachette, 1920.
(5) Joseph Pitton de Tournefort, Voyage d'un botaniste, tome II, Paris, Maspero/La Découverte, 1982.
(6) J.-S. Bailly, Histoire de l'astronomie ancienne et moderne, Paris, An XIII (1805).
(7) Cité par Léon Poliakov, Le Mythe aryen, Paris, Complexe, p. 213.
(8) Sur cet extraordinaire personnage : John Keay, When Men & Mountains meet. The explorers of Western Himalayas 1820-75, Londres, 1977 ; et Ian Cameron, Mountains of the Cods, New Delhi, Time Books International, 1987.