LE PETIT JOUEUR DE FLÛTEAU
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1963 (inédit 1964) |
Une chanson enregistrée en septembre 1963 mais publiée seulement un an plus tard sur le dixième 33 tours, Les copains d'abord. Brassens s'y projette dans son Moyen Age de fantaisie pour un autoportrait en "petit joueur de flûteau", qui, désireux de rester fidèle à ses origines ("son clocher, sa chaumine, / Ses parents et sa promise"), refuse la noblesse que le roi veut lui conférer "pour la grâce de ses chansons", un propos d'autant plus clair qu'il est souligné par le leitmotiv qui termine chacun des six couplets, sauf le dernier : "On dirait, par tout le pays, / Le joueur de flûte a trahi." N'était-ce d'ailleurs pas déjà par fidélité (à ses convictions plus qu'à ses origines, il est vrai) que Brassens refusait de céder aux Trompettes de la renommée ?
LES TROUBADOURS DU PAYS D'OC
(L'Histoire n°159 ; Martin Aurell ; octobre 1992)
L'art des troubadours s'est épanoui dans les cours du Midi, entre le XIIè et le XIIIè siècle. Cadets de famille désargentés, ces chevaliers-poètes, inventeurs de l'amour courtois, maniaient la vielle aussi bien que l'épée. Ils ont disparu, et avec eux la langue occitane, lorsque le pouvoir royal a triomphé dans le Sud du royaume.
Aux XIIe et XIIIe siècles, dans les cours seigneuriales du Midi, les nobles se plaisaient à entendre des chansons en langue d'oc décrivant les joies et les tourments de l'amour. Elles étaient l'œuvre des troubadours, qui se définissaient comme des inventeurs de musiques et des agenceurs de paroles. Le Toulousain Peire Vidal l'affirme : « Je sais ajuster et lier si gentiment les mots et le son qu'aucun homme du précieux et riche art du "trouver" ne m'arrive au talon. » (1) Il affirme savoir « trouver » (trobar), c'est-à-dire inventer, mieux que n'importe qui. Cette forfanterie est bien dans la manière de ces hommes qui refusaient l'anonymat et exaltaient leur propre personnalité ; ils revendiquaient la paternité de leurs œuvres, ce qui fait d'eux les premiers auteurs, au sens moderne du terme. Ils ont aussi, à travers cet art du trobar qu'ils exerçaient de cour en cour, permis l'émergence d'un comportement nouveau à l'égard des femmes : l'amour courtois.
Ce sont de courtes biographies, les vidas, recopiées en exergue des chansons sur des recueils des XIIIè et XIVè siècles, qui nous renseignent d'abord sur les troubadours. Récitées par les jongleurs avant la chanson, elles permettaient de captiver l'auditoire en mêlant légende et faits réels. La vida de Jaufre Rudel de Blaye dit qu'il « fut gentilhomme de grande noblesse et prince de Blaye. Il s'enamoura de la comtesse de Tripoli sans la voir pour le bien qu'il en entendit dire aux pèlerins qui venaient d'Antioche : il fit d'elle maintes poésies avec bonne musique et pauvres paroles. Par volonté de la voir, il se croisa et prit la mer. Dans la nef, il tomba malade et fut conduit à Tripoli, dans une auberge, comme mort. On le fit savoir à la comtesse et elle s'en vint près de lui, à son lit, et le prit dans ses bras. Il sut que c'était la comtesse et aussitôt il recouvra la vue, l'ouïe et l'odorat ; il remercia Dieu d'avoir soutenu sa vie jusqu'à ce qu'il l'eût vue. Il mourut ainsi entre ses bras. Elle le fit ensevelir à grand honneur dans la maison du Temple et puis, ce même jour, elle se rendit nonne pour la douleur qu'elle eut de sa mort. » (2)
Légendaire, cet « amour lointain », un thème qui a contribué à faire de Jaufre Rudel l'un des plus connus des troubadours ; bien réelle, l'origine familiale et la participation à la croisade de 1148. Les vidas, par les faits et anecdotes qu'elles rapportent, dévoilent ainsi bien des réalités de la société aristocratique du Midi. Et notamment celle-ci : s'ils fréquentaient les mêmes assemblées seigneuriales, s'ils sont associés dans l'art du trobar, troubadours et jongleurs ne se confondent pas. Les premiers sont auteurs quand les seconds sont interprètes ; les uns sont nobles alors que les autres sont de vile condition. Ces différences, pour être radicales, ne sont toutefois pas définitives : la frontière entre les deux catégories a évolué avec la société féodale. A la fin du XIIIè siècle, au moment de la disparition de l'art courtois dans le Midi, les rôles avaient singulièrement changé.
Le troubadour, souvent noble, appartient au monde des châteaux. Lorsque cesse le bruit des armes, l'un des divertissements les plus prisés par l'aristocratie consiste à écouter, aux heures de la nuit, la musique des vielles, rotes et guitares sarrasines. Les jeunes guerriers les plus doués y apprivoisent la technique de composition des mélodies et des rimes. Leur culture est nourrie des grands cycles épiques et des romans arthuriens venus du Nord de la France, d'un savoir biblique et même de rudiments de littérature latine. Elle s'épanouit surtout dans les résidences seigneuriales des villes. A la connaissance du latin, du droit ou de la théologie que diffusent, au XIIè siècle, les écoles capitulaires, s'ajoute le goût du luxe venu d'Orient : les marchands apportent aux seigneurs citadins esclaves sarrasins, musiciens, chanteurs ainsi que les objets prestigieux découverts au cours des croisades ou des pèlerinages dans le monde arabe. Savoir et raffinement cohabitent alors dans les cours urbaines, demeures privilégiées des troubadours, atelier de création et centre de diffusion de leur poésie. Le succès de leur art reflète l'apogée d'une société aristocratique courtisane et courtoise.
Rien d'étonnant à ce que quelque grandes familles, celles-là même qui organisent les cours, fournissent d'illustres poètes : Guilhem IX (1071-1126), premier troubadour connu, est duc d'Aquitaine et comte de Poitiers ; il possède un domaine qui dépasse en étendue celui du roi de France. Quelques décennies plus tard, Alphonse II (1154-1196), roi d'Aragon, comte de Barcelone et marquis de Provence, compose également des chansons. Quant à son royal contemporain Richard Cœur de Lion (1157-1199), il a appris de sa mère Aliénor d'Aquitaine, petite-fille de Guilhem IX, à versifier en langue d'oc. Citons encore Jaufre Rudel, « prince de Blaye », cousin de Guilhem IV Taillefer, comte d'Angoulême (1140-1179), ou Boniface de Castellane (1236-1265), détenteur d'une vaste baronnie indépendante au cœur des Alpes provençales.
Mais c'est la noblesse de deuxième ordre qui fournit le plus grand nombre de troubadours. C'est la véritable pépinière de la lyrique occitane. Composée de chevaliers, les milites, elle servait la haute aristocratie et lui fournissait agents ou hommes de main en contrepartie d'un patronage assurant sa réussite sociale. Les petits sires qui peuplent les vidas ne possèdent que de modestes maisons fortes ; ils appartiennent à la garnison de la forteresse seigneuriale ou à la cour princière. Ainsi, Bertran de Born, né vers 1140 dans le château périgourdin de Hautefort, hérite, déjà quadragénaire, d'une forteresse familiale qu'il doit, au surplus, partager avec ses frères. Le domaine est trop petit, il ne permet pas à ces guerriers et à leur famille d'y soutenir le train de vie de l'aristocratie. Bertran de Born y fait allusion dans l'une de ses chansons : « Que je sois seigneur d'un château indivis et que nous soyons quatre copropriétaires dans une tour et que loin de pouvoir jamais nous aimer les uns les autres, me soient sans cesse nécessaires arbalétriers, médecins, soldats, sentinelles et portiers, si j'ai jamais eu envie d'aimer une autre dame. » (3) Dans ses poèmes, Bertran se présente comme un chevalier désargenté : s'il combat, c'est pour l'amour de la gloire et pour sa part de butin.
Bertran de Lamanon (vers 1210-1270), donne un autre exemple de noble appauvri, mais qui remédie à sa misère par le service du prince. Le père de Bertran, Pons de Bruguers, est un Catalan que l'exiguïté de ses terres conduit en Provence, au service de l'administration du comte-roi Alphonse II. Sa mère appartient au patriciat urbain d'Arles. Alphonse II accorda à Pons de Bruguers une seigneurie de taille moyenne, Lamanon, dont hérite son fils aîné. Sans patrimoine susceptible de le faire vivre et de lui conserver son rang, notre troubadour, fils cadet, s'engage auprès du comte Bérenger V (1229-1245). Il devient son conseiller à la cour d'Aix et participe dans ses armées à la lutte contre Marseille, Avignon, Tarascon et Arles, les grandes communes indépendantes et rebelles.
Lorsque Charles d'Anjou (1245-1285), frère de Saint Louis, entre en possession de la Provence en 1245, Bertran se met à son service : il l'aide, en tant qu'ambassadeur, à l'expansion de sa maison dans le Piémont, et prend part aux campagnes militaires du Sud de l'Italie qui donnent le royaume de Naples à son nouveau maître. En 1268, immédiatement après la conquête, Charles d'Anjou le nomme justicier du Principat, c'est-à-dire gouverneur d'un vaste territoire embrassant tout l'arrière-pays de la ville de Naples. En 1270, Betran meurt, comme son père, loin de sa patrie. Son activité de troubadour s'était développée dans le cadre d'une cour princière ; ses déplacements sont le résultat de la volonté du prince : le service prime, il crée la fortune et impose sa loi à l'art du troubadour.
Les vidas nous décrivent ainsi des troubadours issus d'une noblesse menacée par la déchéance et pour laquelle le service du prince, ou de la très haute aristocratie, était la seule voie de salut. A la fin du XIIè siècle, elles rapportent par exemple que « Raimon de Miraval était un pauvre chevalier du Carcassès, qui ne possédait qu'un quart du château de Miraval, où il n'y avait même pas quarante hommes. Mais pour son beau "trouver" et pour son parler, [...] il fut honoré et apprécié par le comte de Toulouse [...] qui lui donnait les chevaux, les armes et les tissus dont il avait avait besoin ». Ou que « Raimbaut de Vaqueiras était le fils d'un pauvre chevalier de Provence du château de Vaqueiras qui s'appelait Peiror et que l'on tenait pour fou », que « Rigaut de Barbezieux était un chevalier du château de Barbezieux, en Saintonge, [...] pauvre vavasseur [vassal] ».
La disparité de condition entre les troubadours et leur protecteur n'allait pas sans heurts. La vida du troubadour Guilhem de Cabestany raconte qu'il « fut un chevalier de la contrée de Roussillon, qui confinait à la Catalogne et au Narbonnais. Il fut fort aimable et estimé pour les armes, le service et la courtoisie ». Elle continue par une effrayante légende : Guilhem faisait la cour à l'épouse de Raimon de Château-Roussillon, un sire bien plus noble et bien plus puissant que lui ; l'apprenant, ce mari jaloux « lui ôta le cœur du corps, le fit porter par un écuyer à son hôtel, rôtir et préparer en poivrade, et le donner à manger à sa femme » ; la malheureuse, apprenant ce qu'elle avait fait, se jeta du haut de son balcon. Ce récit renvoyant à un thème folklorique très ancien (4) (Guilhem de Cabestany est présent parmi les combattants de la bataille de Las Navas de Tolosa où, en 1212, les troupes chrétiennes battirent les musulmans, bien après la mort de Raimon de Château-Roussillon) est-il significatif du conflit, plus ou moins larvé, qui opposait haute et petite noblesse ? Un conflit dû aux disparités de richesse mais aussi à la différence de statut matrimonial.
La chanson des troubadours est, en effet, comme le prouve l'emploi insistant du terme joven, « jeunesse » (quarante-trois récurrences dans l'œuvre de Bertran de Born !), dont le sens très large regroupe l'ensemble des vertus courtoises, l'affaire des juvenes, les jeunes chevaliers célibataires. Ces jeunes gens désargentés s'accommodaient mal de l'étroite dépendance due à des maîtres dont ils attendaient cadeaux et terres. Avides de bienfaits, ils réclamaient la largesse du seigneur mais aussi l'estime de son épouse. Leur sens de l'honneur et leur susceptibilité les conduisaient à redouter plus que tout les lauzangier, des jaloux qui les dénigraient auprès de leur dame ou les dénonçaient à son mari. Pourtant, ils devaient, à l'intérieur d'une cour étouffante, apprendre à maîtriser leurs impulsions, leur sensualité et leur violence.
L'amour courtois est la résultat de ce processus d'éducation intérieure et de maîtrise des passions, de cette « mesure », pour parler comme les troubadours : il est pétri d'abnégation, d'attente et de dépassement. Sa forme la plus épurée est l'« amour de loin », dont la jouissance provient de la non-possession de la femme aimée. Les troubadours empruntent le vocabulaire et les gestes par lesquels ils courtisent la dame aux rites de la fidélité et de l'hommage qui les lient au seigneur, son époux. L'amour courtois est une affaire de milites, de chevaliers en mal d'argent : au cours d'un débat poétique, le roi Alphonse II reconnut que sa puissance et ses richesses l'empêchaient de courtiser correctement les dames ; il était trop puissant pour pouvoir bien aimer. En définitive, l'amour courtois peut apparaître, pour reprendre l'expression d'Eric Köhler, comme « la projection sublimée de la situation matérielle et sociale de la basse noblesse » (5).
Cependant, d'autres milieux fournissaient aussi des poètes, ce qui empêche de circonscrire l'art troubadour à un art noble. Deux clercs, Matfre Ermengaud et André le Chapelain, auteurs au XIIIè siècle d'un Bréviaire d'amour et d'un Art d'amour courtois, n'ont-ils pas formalisé dans leurs traités les normes amoureuses qui régissaient la vie des palais ? Clercs encore, le moine de Montaudon et Peire Rogiers, chanoine de Clermont. Folquet de Marseille appartenait, lui, à une famille de commerçants génois installés dans la ville phocéenne dont il fréquenta la cour vicomtale avant de devenir évêque de Toulouse (1205-1231). Peire Vidal était, quant à lui, le fils d'un marchand de peaux de Toulouse. Cette large palette sociale dans laquelle étaient recrutés les troubadours semble prouver que leur art n'illustrait pas seulement les aspirations de la noblesse : aux XIIè et XIIIè siècles, chaque Méridional capable d'écrire et ayant eu accès à la culture de l'élite était susceptible de devenir troubadour !
Cette diversité des conditions sociales apparaît avec plus de netteté encore si l'on considère le groupe des jongleurs, interprètes des œuvres des troubadours, et qui vont peu à peu, profitant de cette position, usurper la place des premiers. Le jongleur (joculator, du latin jocus, le jeu, l'amusement) fait profession du divertissement. Il peut être acrobate, saltimbanque, mime, bouffon, charlatan, histrion, faiseur de tours, dompteur et montreur d'animaux. Il sait jouer de la vielle, de la rote, de la harpe, de la trompe, de la flûte ou du tambourin. Il arrive même au « jongleur épique » de chanter les vies des saints ou les chansons de geste, versifiées en langue romane : il peut s'adonner à des improvisations, changements et altérations dans l'interprétation de ces longues pièces à la musique et aux rimes faciles.
Les « jongleurs lyriques », les plus doués de la profession, exécutaient avec fidélité les œuvres des troubadours. Ils récitaient des chansons au rythme et à la métrique complexes et les accompagnaient d'une musique de virtuose (6).
Or, certains jongleurs « lyriques » surent quitter ce rôle d'exécutants pour devenir des créateurs. Marcabru, l'un des plus importants troubadours de la première moitié du XIIè siècle, était un enfant trouvé : il se disait lui-même « le fils de la brune, engendré dans une telle lune qu'il connaît bien les coups de l'amour » (7). Il devint jongleur et quitta sa Gascogne natale pour les cours lointaines de Castille et de Catalogne. Un autre jongleur, Cercamon, dont le nom veut dire « celui qui cherche, qui parcourt le monde », l'accompagnait dans son inlassable voyage ; il nous a laissé sept chansons. D'autres jongleurs imiteront leur exemple, et deviendront artistes, compositeurs à part entière de la production qu'ils interprètent.
C'est surtout au XIIIè siècle que ce phénomène se généralise. Autour de 1240, le nombre de jongleurs-troubadours est particulièrement élevé à la cour de Raimon Bérenger V de Provence, l'une des plus florissantes du Midi. Ils s'appellent Ricas Novas (« beaux contes »), Pistoleta (« petite missive », celle portée par le jongleur qui fait office de messager entre le troubadour et sa dame) ou Belenoi (« bel ennui », surnom ironique pour un artiste dont le but est justement d'amuser son public)... Tous ces sobriquets dont on les affuble montrent qu'ils n'appartiennent pas à la noblesse.
Les chevaliers affichent un immense mépris à leur égard et le terme de « jongleur » devient une insulte pour discréditer un ennemi politique. A la cour d'Aix, Bertran de Lamanon s'appesantit sur la bassesse de leurs origines. Il rappelle à Gui de Cabannes les métiers déshonorants qu'il a exercés au service du comte avant celui de jongleur : courrier à pied, sergent d'armes, cavalier sauvage (bouffon proférant des cris de guerre dans les tournois et les mêlées des combattants). Il apostrophe Granet de la même façon : « Tu n'es qu'un ruffian né de la prostitution ; c'est moi qui t'ai tiré du ruisseau : tu devrais donc partager avec moi ce que tu soutires aux autres [...] Je fis de toi un jongleur alors que tu n'étais qu'un simple courrier à pied. » Le jongleur Aimeric de Pegulhan (vers 1190-vers 1225) s'inquiète, lui, du spectacle qu'offrent les cours du Nord de l'Italie à la même époque : « Le nombre des fous, des pédérastes et des mignons augmente trop et cela me déplaît. Et les nouveaux petits jongleurs vils, ennuyeux et à la langue grossière, pullulent un peu trop. Ils sont déjà deux de ces médisants pour l'un des nôtres et personne ne peut leur faire la leçon. » Les chevaliers s'irritent de devoir cohabiter avec ces nouveaux troubadours. Ce réflexe « corporatiste » s'exprime, quelques décennies plus tard, dans un long poème en forme de supplique, où Guiraut Riquier dénonce les imposteurs à Alphonse X de Castille (1254-1284) ; il prie le roi de réserver dans l'avenir le terme « troubadour » à celui qui compose des vers et d'appeler « jongleur » l'interprète des pièces (8).
Rien ne peut pourtant arrêter l'irrésistible ascension des jongleurs-troubadours. leur succès correspond en effet aux profondes transformations de la société féodale. Au XIIIè siècle, le pouvoir des rois, comtes et vicomtes s'est considérablement affermi, au détriment de celui des seigneurs moins puissants. Les princes disposent de revenus considérables et leurs cours brillent d'un éclat inimitable tandis que les divertissements disparaissent des châteaux des nobles appauvris. Pour manifester leur triomphe et séduire l'aristocratie dont ils ne sauraient se passer, les princes donnent un faste particulier à la vie de leur palais où ils entretiennent de nombreux artistes et hommes de spectacle. Les jongleurs abandonnent leur vie itinérante et deviennent des ménestrels (9) installés à demeure à la cour. Ces jongleurs, devenus troubadours, tributaires de la largesse du comte ou du roi, sont entièrement dévoués à leur maître. Il ne leur arrive que très rarement de le tourner en dérision ; la plupart du temps, leurs chansons exaltent la personne du prince. Elles consacrent une place croissante à la politique : le sirventes, la chanson « engagée », chanson de propagande destinée à glorifier le prince et son pouvoir se substitue tout au long du XIIIè siècle, en partie à la canso, la composition amoureuse.
Longtemps, les jongleurs furent aussi honnis par les clercs (10). Au XIIè siècle encore, les moralistes condamnaient les professionnels du jeu et du spectacle qui, en marge de la société chrétienne, menaient une vie errante et déréglée. Ils tonnaient contre ces êtres qui vivaient entourés d'animaux et de monstres, critiquaient leurs honteuses gesticulations, images d'un désordre de l'âme livrée aux passions incontrôlées ; ils blâmaient leurs paroles excessives, vaniteuses, obséquieuses et mensongères, dénonçaient leur amour pour les dés, les cartes, le vin et les prostituées, et déconseillaient la fréquentation de ces mendiants et vagabonds. Pourtant, vers 1150, saint Bernard avait déjà pris ses distances à l'égard de cette tradition critique et n'hésitait pas à se comparer, dans ses sermons, à un jongleur dansant pour Dieu à l'imitation du roi David.
Les ordres mendiants - franciscains et dominicains - réhabilitent définitivement les jongleurs au XIIIè siècle, empruntant à ces spécialistes du spectacle de nombreux procédés destinés à captiver l'attention de leur auditoire : saint François va jusqu'à mimer le joueur de viole et chanter en français devant la foule venue l'écouter, tandis que ses disciples se disent « jongleurs du Seigneur ». Le dominicain Thomas d'Aquin admet, quant à lui, l'existence théorique des jongleurs et leur assigne une place de plein droit dans la société chrétienne : toute activité ludique est légitime à condition qu'elle soit modérée. Cette reconnaissance de l'Eglise coïncide avec l'intégration du jongleur au sein des cours princières ; elle correspond à la valorisation d'un groupe jusque-là dénigré mais que son utilité grandissante a rendu indispensable et donc acceptable. Une certaine sympathie apparaît en outre entre les ordres mendiants qui fréquentent les mêmes lieux (places publiques, rues, pendant les jours de marché et d'affluence de la foule) que les jongleurs itinérants.
A la fin du XIIIè siècle, composer des chansons d'amour n'est plus, comme par le passé, un signe de distinction. Nobles et chevaliers délaissent alors la lyrique occitane, devenue l'apanage des ménestrels. Abandonnée par l'aristocratie, la poésie en langue d'oc était condamnée à l'extinction. Le triomphe de l'administration française dans le Midi au lendemain de la croisade albigeoise lui porta le coup de grâce. Les anciens palais comtaux et vicomtaux du Languedoc furent occupés par des sénéchaux venus du Nord du royaume dont la langue, la culture et le genre de vie étaient français. Autour d'eux, le personnel politique était septentrional ; la noblesse autochtone adopta la langue de l'envahisseur. Ce fut la fin des troubadours. Leur œuvre leur a survécu : elle marque à jamais la littérature occidentale et sa façon de dire la passion amoureuse.
(1) Cf. Silvio Avalle, Peire Vidal. Poésie, Milan-Naples, 1960, p. 37.
(2) Cf. Jean Boutière, A.-H. Schutz, Irénée Brunei, Biographies des troubadours, Paris, 1964, p. 16.
(3) Cf. Gérard Gouiran, L'Amour et la guerre, n° 6, v. 25-30.
(4) Cf. Le Cœur mangé, récits érotiques et courtois, XIIe-XIIIe siècle, Paris, Stock, 1979 ; « Le "cuer" au Moyen Age », Sénéfiance n° 30, 1991 ; Allen S. Grieco, « Le thème du cœur mangé : l'ordre, le sauvage et la sauvagerie », La Sociabilité à table, s.d. M. Aurell, O. Dumoulin, F. Thelamon, Presses universitaires de Rouen, à paraître.
(5) Cf. Éric Köhler, « Observations historiques et sociologiques sur la poésie des troubadours », Cahiers de civilisation médiévale, t. VII, 1964, p. 27, et « Sens et fonction du terme "jeunesse" dans la poésie des troubadours », Mélanges R. Crozet, Poitiers, 1966, p. 569. Parmi les critiques formulées contre cette théorie, cf. Ariane Lœb, « La définition et l'affirmation du groupe noble comme enjeu de la poésie courtoise ? Quelques analyses des textes du troubadour Peire Vidal », Cahiers de civilisation médiévale, t. XXX, 1987, p. 303.
(6) Cf. R. Menendez Pidal, Poesia juglaresca y origenes de les literaturas romanicas, Madrid, 1957, rééd. 1991.
(7) Cf. Martin de Riquer, Los Trovadores, p. 178.
(8) Tous ces exemples sont tirés de l'ouvrage de Martin Aurell, La Vielle et l'épée, p. 119.
(9) Mot du XIIe siècle, du latin ministerialis (« serviteur »). Au Moyen Age, ii désigne le jongleur de façon générale ; les critiques modernes l'utilisent pour parler du jongleur non itinérant, installé à demeure dans une cour.
(10) Cf. Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.