LA VISITE
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1976 (inédit 1988) |
Un inédit chanté à la radio en 1976 et publié pour la première fois dans l'intégrale de 1988 qui constitue un complément à La ballade des gens qui sont nés quelque part : "La race des porteurs de cocardes" pousse "les verrous" lorsque les gens "du pays voisin" viennent "en visite" "Dans l'espérance d'être admis / Et naturalisés amis".
VOUS AVEZ DIT « PRÉFÉRENCE NATIONALE » ?
(L'Histoire n°284 ; Laurent Dornel ; février 2004)
La montée du chômage et la percée du Front national ont remis au goût du jour la « préférence nationale ». Un thème qui avait connu un beau succès dans les années 1880 auprès des ouvriers inquiets de la concurrence de la main-d'œuvre étrangère. Et suscité, déjà, un débat national.
Loin d'être une invention récente, le thème de la « protection du travail national », devenu aujourd'hui celui de la « préférence nationale », est apparu pendant la grave crise économique des années 1846-1848. Il a fait fortune dans les années 1880-1890, au point de susciter alors un véritable débat national (1).
La présence de nombreux étrangers (1 million au début des années 1880) a suscité un peu partout en France l'hostilité des ouvriers. A partir de 1880, les affrontements entre Français et étrangers se multiplient : les rixes entre petits groupes et les batailles rangées, pouvant mobiliser, pendant plusieurs semaines, des dizaines d'individus, se soldent par de nombreux blessés et morts.
La xénophobie ne se limite pas aux milieux ouvriers : au cours des émeutes sanglantes qui éclatent à Marseille en 1881, à Aigues-Mortes en 1893 (huit morts), ou encore à Lyon en 1894, parmi les centaines et parfois les milliers de manifestants, on trouve aussi des artisans, des commerçants, des employés...
Leur principale revendication est l'exclusion ou la limitation de la main-d'œuvre étrangère. De fait, ils obtiennent satisfaction : après chaque explosion de violence, les étrangers quittent par milliers la région, et souvent la France. Partout, les ouvriers français forment des associations ou des ligues dont l'objectif est la lutte contre les travailleurs étrangers. Par dizaines de milliers, ils signent des pétitions qui exigent la « protection du travail national » : ainsi, ces ouvriers verriers de Masnières qui, en 1893, protestent contre « l'étranger [qui] nous supplante et mange du pain au détriment de nos femmes et de nos enfants ».
Au même moment, la xénophobie s'émancipe des milieux ouvriers. Elle trouve des cautions savantes chez de nombreux juristes, statisticiens, criminalistes qui, eux aussi, dénoncent l'invasion dont la France serait la victime. Parmi les accusations les plus courantes : les étrangers concurrenceraient les Français, feraient baisser les salaires, se livreraient à l'espionnage industriel, tout en échappant au service militaire. Leur présence, ferment de dégénérescence, constituerait donc un vrai danger pour la nation.
La xénophobie ouvrière est relayée par les instruments de la démocratisation du pays, en particulier par la presse locale et nationale. Des journaux populaires s'emparent dès 1884 du thème de la protection du travail national, à l'image de L'Intransigeant. Henri Rochefort y fustige sans relâche les patrons, indignes antipatriotes, dénoncés comme « une mère qui priverait ses propres enfants de nourriture pour en faire profiter ceux de sa voisine ». C'est pourquoi, répète-t-il, il faut en limiter le nombre et les taxer.
La presse socialiste n'est pas en reste : Jules Guesde, dans Le Cri du peuple, déplore, en 1886, que « le travail [soit] repris en France même aux nationaux et livré sur place aux non-Français ». Quant au grand quotidien libéral Le Temps, s'il s'oppose à la protection du travail national parce qu'il est hostile à toute forme de protectionnisme, il consacre, entre 1887 et 1897, plus d'une centaine d'articles aux problèmes de la main-d'œuvre étrangère, contribuant largement à en amplifier l'écho.
La limitation du travail des étrangers finit par devenir un enjeu politique. Entre 1883 et 1912, plus de 30 projets de loi auxquels il faudrait ajouter de nombreux amendements et rapports parlementaires déposés à la Chambre des députés visent à établir une taxe sur les ouvriers étrangers et/ou à limiter la main-d'œuvre étrangère. D'abord issus des rangs des républicains modérés, ils émanent bientôt des boulangistes et des radicaux. Seuls les socialistes, eux aussi mobilisés par la question de la main-d'œuvre étrangère, s'y opposent, au profit d'un salaire minimum pour tous les ouvriers, quelle que soit leur nationalité.
En pleine crise boulangiste, la protection du travail national devient même l'un des thèmes des élections législatives de 1889 dans de nombreuses circonscriptions (2). L'écrivain nationaliste Maurice Barrès en fait l'un des axes de sa campagne pour les élections d'août 1893 ; député boulangiste de Nancy, il publie à cette occasion un opuscule Contre les étrangers. Étude pour la protection des ouvriers français, où il écrit : « L'idée de patrie implique une inégalité, mais au détriment des étrangers et non comme aujourd'hui au détriment des nationaux. »
Ces propositions de loi, toutefois, sont systématiquement repoussées par la Chambre, parfois d'une courte majorité. Mais elles contribuent à créer un climat favorable au protectionnisme. De nombreux conseils municipaux et généraux, et dans certains cas des préfets, édictent des mesures visant à limiter ou exclure la main-d'œuvre étrangère. C'est le cas à Paris (1886 et 1888), Roubaix (1894), Toulouse et Toulon (1896).
En outre, ce contexte politique est directement à l'origine des premiers textes réglementant le séjour des étrangers : le décret du 2 octobre 1888, qui impose une déclaration de résidence ; puis la loi du 8 août 1893, « relative au séjour des étrangers et à la protection du travail national », dont l'objectif essentiel est de « constituer un état civil à l'étranger ».
Ce premier dispositif juridique et réglementaire est complété en 1899 par les trois « décrets Millerand », du nom du ministre socialiste du Commerce, qui rendent possibles ou obligatoires, dans les cahiers des charges publics, des clauses visant à « n'employer d'ouvriers étrangers que dans une proportion fixée par l'administration ».
Au-delà de cette question de la protection du travail national se joue une autre partie. L'installation de la république pose des questions fondamentales : qui peut bénéficier des nouveaux droits politiques et sociaux qu'apporte le nouveau régime ? Qu'est-ce qui définit un citoyen ? Pour être citoyen, répondent les hommes de la IIIe République, il faut d'abord être français.
Ainsi, c'est au plus fort de la poussée xénophobe et protectionniste qu'est adopté, en 1889, le premier Code de la nationalité, en chantier depuis 1882. La citoyenneté y est nouée à la nationalité. La république sépare clairement nationaux et étrangers, et accorde aux premiers une véritable « préférence nationale » : les travailleurs étrangers sont exclus des bénéfices des grandes lois sociales votées à la fin du XIXe siècle, et l'État, en réservant les emplois publics aux seuls Français, institutionnalise cette forme de discrimination dont nul ne conteste la légitimité. Médecins et avocats obtiennent ainsi, dès les années 1890, que l'exercice de leur profession soit interdit à ceux qui ne sont pas munis de diplômes français.
Mais l'idéologie nationale-républicaine s'accompagne alors d'une très forte conviction dans les vertus de l'assimilation : en dépit d'un contexte fortement marqué par la xénophobie, le Code de 1889, en proposant une combinaison nouvelle entre le droit du sang et le droit du sol, facilite l'acquisition de la nationalité. Par la magie de la naturalisation, croit-on, l'étranger accède à la civilisation française, se recouvre d'une deuxième peau qui efface son origine première...
Pour les hommes de la jeune IIIe République, la seule façon de régler la question de la protection du travail national, et au-delà celle des étrangers, était bien de transformer ces derniers en Français.
(2) En 1887-1889, le général Boulanger rassemble sur son nom un vaste mouvement protestataire dont l'affirmation centrale est le rejet du parlementarisme et la volonté de rendre la parole au peuple.