LA CANE DE JEANNE

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1953

A l'origine, une cane acquise par Jeanne et Marcel Planche (cf. Chanson pour l'Auvergnat) dans le cadre du rationnement, mais que ces derniers, incapables de tuer un animal, auraient laissé vivre dans "la ménagerie" (chats, chiens, canaris, tortues et même un perroquet) de l'Impasse Florimont jusqu’à ce qu’elle meure de mort naturelle. Au final, une des très rares chansons de Brassens dont la signification n'est pas évidente, et la première où il recourt à la rime tripartite, qu'il emploiera souvent par la suite.

L'OBSÉDANTE QUESTION DU RAVITAILLEMENT
(Les Collections de L'Histoire n°28 ; Jean-Pierre Rioux ; juillet-septembre 2005)

Voilà presque un an que la France est libérée. Mais les œufs, le lait, la viande, le beurre : tout manque encore à l'été 1945. Le rationnement est sévère, le marché noir règne partout. La question du ravitaillement est dans tous les esprits.

Les grandes villes crèvent toujours la faim, les campagnes regorgent de paysans affameurs qui s'empiffrent. Aux uns la queue quotidienne, les gosses pâlots ; aux autres l'égoïsme graillonnant, les lessiveuses débordant des billets malpropres du marché noir. Tel est bien, à peine caricaturé, le sentiment général qui s'épand en forme de rumeur monotone et de manifestations sonores, de l'automne 1944 à l'été 1945. Une France urbaine aux abois accable une France rurale repue.

Cette forme inversée de la vieille jacquerie des « petits » contre les « gros » excite les haines, énerve l'opinion, déconcerte les dirigeants et renforce les pêcheurs en eau trouble, communistes en tête. Bien sûr, une fois encore le mental retarde sur l'économique, car les efforts du ministère du Ravitaillement et des commissaires de la République pour répartir moins injustement la pénurie et lutter contre le marché noir ne sont pas vains ; car la statistique montre que la consommation remonte assez mécaniquement, pour un temps, après les heures si dures de l'Occupation - et elle enregistrera, hélas !, aussi que le plus insupportable est encore à venir, en 1946 et 1947.

Qu'importent ces précisions et cette bonne volonté : ventre affamé n'a pas d'oreilles. Dans ce contexte simpliste, la question du ravitaillement devient une véritable hantise. Les premiers sondages fiables de l'IFOP après la Libération entérinent cette obsession cardinale, qui écrase toutes les autres préoccupations, sous l'œil courroucé du général de Gaulle qui comprend mal que se développe une agitation sans grandeur autour de « l'intendance ».

Les commissaires de la République les plus clairvoyants avaient bien compris, eux, dès avant les débarquements du 6 juin en Normandie et du 15 août en Provence, que l'affaire serait chaude. Ainsi, Raymond Aubrac, en partance pour Marseille, insistait depuis Alger pour que « le premier arrivage ait lieu aussitôt après le débarquement et que la répartition entre les divers points de la côte soit prévue par cabotage pour remédier à la carence totale des moyens de transport pouvant se présenter à l'intérieur ». Il supposait déjà « le caractère dramatique qui pourrait résulter de la rupture des stocks de farine et de lait condensé en particulier ». Il n'avait pas tort.

En septembre 1944, Marseille avait 7 000 litres de lait quand il lui en fallait 50 000. Ses stocks de « farine » ne permettaient pas de dépasser une ration par jour et par personne de 150 grammes de pain grisâtre, à base de riz, d'orge et de soja, dont la qualité visqueuse ne différait guère du pain « filant », verdâtre et puant, qui avait attristé les sales jours de l'Occupation. La gare Saint-Charles étant hors d'usage, les convois américains donnant priorité au front, il fallut lancer des commandos de survie dans les campagnes avoisinantes en épuisant les tramways départementaux, rêver d'une reprise de la pêche au lamparo, fermer les yeux sur le troc entre soldats débarqués et population affamée. Les négligences ou les impérities administratives (en mars 1945 sont découverts sur le port un million de litres d'huile d'olive pollués au tétraéthyle de plomb), le marché noir proliférant, avec ramifications en Suisse et jusqu'à Gênes, le scandale des boîtes de nuit et des bars américains fort bien approvisionnés achèvent bientôt d'agiter les Marseillais.

Des petits commerçants se mettent en grève, les communistes mobilisent les ménagères, les jeunes partent à l'assaut des petites combines, les dockers grognent. Quand Paul Ramadier, ministre du Ravitaillement qui sera plus tard surnommé « Ramadiète », passe par Marseille, le 31 décembre 1944, il a un joli réveillon. « Que voulez-vous que je fasse ? » répond-il innocemment à Gaston Defferre venu lui présenter les revendications locales de 450 grammes de pain par jour, de 500 grammes de pâtes et 250 grammes de viande par semaine. Aussitôt, la fureur des femmes se déchaîne et il doit promettre 250 grammes de pâtes, tandis que Le Méridional lui conseille gentiment : « Si, une autre fois, vous êtes tenté de revenir prendre un peu de soleil sur la Côte d'Azur, ayez un bon mouvement : faites arrêter le train quelque part dans le Nivernais ou le Charolais et faites monter quelques bons et braves bovidés à votre place. Sauf votre respect, Monsieur le Ministre, ils seront mieux accueillis. »

Cette petite insurrection victorieuse allégea d'ailleurs assez peu la souffrance phocéenne. En janvier 1945, quand les prix « montent par l'ascenseur » et les salaires « par l'escalier », un professeur du lycée Périer signale qu'il dépense toujours, recours au marché noir oblige, 10 000 F par mois alors qu'il en gagne 6 000. En septembre 1945, les œufs et le lait manquent plus que jamais, les transports patinent, les paysans refusent les réquisitions et le secrétaire d'État aux Affaires économiques manie la litote dans Le Provençal du 9 : « L'abondance n'est pas le corollaire immédiat de la Libération. » Le 21, dans le même journal, la formule a même un parfum autrement plus populiste : « Il y a toujours deux France, la France des assiettes vides et la France des assiettes pleines. »

Même chanson lugubre en Languedoc. En août 1944, l'Hérault a manqué de pain pendant deux semaines et les rations sont tombées, à l'automne, après quelques jours de pain blanc fait par les boulangers sur ordre des FFI dans l'euphorie des premiers beaux jours, à 155 grammes par jour, assorties de 180 grammes de viande par mois, 1 boîte 1/4 de sardines à l'huile, 150 grammes de matières grasses, 1 œuf, un peu de lait qui n'est plus pasteurisé, pas de pommes de terre et, quand même, 8 litres de vin. Les entrepôts de la Wehrmacht ont été partout pillés et vite épuisés. Les communications sont paralysées : les camions de 5 tonnes ne repassent le Rhône qu'à partir du 15 novembre, apportant les premiers légumes ; l'escalade du Massif central tout proche reste aléatoire, sauf à vélo, et cela tarit pour longtemps le vieux troc de l'Occupation qui avait fait échanger viande, jambons et patates contre du vin au fond des fermes, de Brive à Clermont, en passant par la Montagne Noire.

A Montpellier, le directeur du service du ravitaillement de Vichy n'a pas été révoqué, car sa compétence technique était trop précieuse pour qu'on se résolve à l'épurer. Le commissaire de la République, Raymond Bounin, négocie tant qu'il peut avec les militaires français et américains pour obtenir quelques ponts du Génie mais aussi du sucre, de la farine et du lait concentré. Cependant l'agitation politique entretient à feu vif l'exaspération des gens : la commission du ravitaillement du CDL (comité départemental de libération) a bien du mal à freiner les ardeurs des comités locaux qui organisent, souvent avec succès, drapeaux au vent, tractions avant en tête de convoi et brassards tricolores à la manche pour tout le monde, des raids musclés pour troquer le vin contre tout ce qui peut tomber sous la main. Aux usines Fouga, à Béziers, le taux d'absentéisme atteint 25 % en décembre : un ouvrier sur quatre bat les campagnes du Centre pour approvisionner sa famille. Pendant ce temps, faute de camionnettes ravitaillées en essence, sur 4 000 moutons achetés bon prix en Corrèze par le CDL, 1 700 seulement purent être acheminés vers les villes du littoral.

Toulouse étant dans une situation de dénuement semblable, on imagine quelle tension a pu régner sur les zones frontalières entre débrouillards des deux rives. Pierre Bertaux, commissaire de la République pour le Toulousain, raconte cette anecdote : le pillage par 800 personnes au bord de l'émeute, le 15 septembre 1945, d'une grande épicerie toulousaine où étaient entreposés des stocks pour les maternités et les cantines des écoles (1). Il fallut faire dépêcher pour calmer la foule une de ces « compagnies républicaines de sécurité » (CRS) qu'on venait de créer. Mais Bertaux, venu inspecter le soir même, découvrit sous l'œil gêné du commandant de la CRS les petits paquets individuels que les forces de l'ordre s'étaient confectionnés pour leur casse-croûte familial en puisant à leur tour dans ce qui restait des stocks. Il proposa aussitôt 39 révocations chez ces braves gens. Mais Paris lui ordonna de passer l'éponge...

En Gironde, l'amélioration d'août-septembre 1944 fut de courte durée. Dès octobre, le CDL a dressé la liste des blocages qui paralysent l'approvisionnement : services du ravitaillement désorganisés par le départ des fonctionnaires vichystes, maigreur des collectes dans les régions excédentaires, prix trop faibles proposés aux producteurs, utilisations anarchiques des rares camions par des autorités en rivalité, ponts et ports détruits, médiocre répression du marché noir. La mauvaise humeur des consommateurs montant, il accepte en novembre de déléguer au commissaire de la République, Gaston Cusin, le soin de mettre fin à l'anarchie.

Mais la situation n'en fut guère améliorée. Les éléments eux-mêmes se font contraires : des inondations d'automne, des gelées intempestives, avant une extrême sécheresse d'été en 1945. En décembre 1944, l'Union des femmes françaises avait orchestré les plus fortes manifestations, avec pancartes réclamant viande et matières grasses. On retrouve les mêmes en avril et mai 1945, sur les mêmes lieux, place des Quinconces ou sur le marché des Capucins, posant la question : « A quand la ceinture dans les armes de Bordeaux ? » Il faut attendre le mois de juillet, bien après la reddition des poches allemandes de Royan et de la pointe de Grave, pour que des navires salvateurs remontent l'estuaire de la Gironde avec à leur bord du jambon malgache, des mandarines d'Afrique du Nord, du blé et même du... cassoulet américain !

Mais ces questions de victuailles ont dès longtemps envahi la vie politique locale, le maire de Bordeaux Audeguil ayant su fédérer les récriminations de toute l'agglomération, et bataillant ferme avec le commissaire et le préfet. Gaston Cusin, quant à lui, avait dû lancer, au fort de l'hiver, quelques vérités premières contre les producteurs réticents du Lot-et-Garonne ou des Basses-Pyrénées (aujourd'hui Pyrénées-Atlantiques), contre les contrebandiers du long des Pyrénées, « souvent d'anciens résistants ».

A Lyon, ce fut plus tendu encore, dans la rigueur de l'hiver 1944-1945 et lors de la « soudure » impossible au printemps. Le 9 mars, le conseil municipal menace le ministre du Ravitaillement par télégramme : « Avons annoncé, pour calmer surexcitation grandissante de la population, distribution de morue. Apprenons aujourd'hui que vous avez réduit attribution de près de moitié. Vous mettons en face de vos responsabilités. » Le 11, une énorme manifestation sur la place Bellecour - plus de 100 000 personnes selon la presse communiste -, avec force femmes et enfants, demande la démission d'une partie du gouvernement, dit son refus de voir Lyon demeurer « la capitale de la faim ».

De fait, au cœur d'une région paralysée par les destructions de 1944 et le froid hivernal, privés d'électricité et de charbon, les Lyonnais ont été parmi les plus éprouvés. Le tonitruant commissaire de la République Yves Farge a raconté avec émotion comment il lui fallut expédier en hâte 3 000 gosses amaigris vers des hôtels réquisitionnés à Megève, tandis que les hôteliers et les propriétaires de villas l'accusaient, là-bas, d'assassiner le tourisme national. Comment, surtout, il fallut tenter sans relâche de vaincre la « lassitude » paysanne des alentours. « Il y a sans conteste , écrit-il, une vie paysanne dans la vie française qui se moque du dirigisme économique, qui organise ses affaires à voix basse et qui ne croit plus à la vertu des promesses », avant de conclure : « Comment ramener dans le giron national la campagne française ? » (2) Le 7 mars 1945, note Le Progrès, il confesse aux 300 délégués qui reconstituent la Fédération agricole du Rhône : « Nous sommes au bout du rouleau. » Mais il sait lancer la formule vengeresse : « Le règne de l'étalon-beurre doit prendre fin. »

Au nord de la Loire, on retrouve très souvent les mêmes difficultés et les mêmes affrontements, depuis l'Est libéré tardivement jusqu'à la Normandie martyre, en passant par la région parisienne qui, comme toujours, a cristallisé les grandes tendances nationales. Seule la Bretagne fait relativement exception. Tous ses départements restent excédentaires en matière alimentaire. Le lait a manqué, mais la viande et le beurre n'ont jamais disparu. Mieux : la région fut, dès octobre 1944, chargée de ravitailler Paris et, tenue avec une grande énergie par tous les pouvoirs publics, elle s'acquitta de cette tâche avec un civisme dans l'ensemble plus qu'honorable. Malgré les ponctions et les taxations, malgré la multiplication, comme ailleurs, des manifestations de ménagères jusqu'en juillet 1945, la situation bretonne ne fut donc jamais alarmante.

Il faut boucler ce rapide tour de France par la région Nord-Pas-de-Calais, où toutes les grandes contraintes sont en revanche posées à nu et rudement résumées. Le mécontentement y explose dès octobre 1944, après une occupation très dure, une résistance et une libération exemplaires. Le Nord fut alors doté autoritairement de rations inférieures à celles de Paris et dont le volume ne dépassa pas celui des années noires. Il est vrai que les ponctions féroces des Allemands et des gangs internationaux du marché noir ont mis l'agriculture locale à genoux : quasiment plus de charbon pour raffiner le sucre de betterave, plus de blé, plus de fourrage, plus de viande, des collectes incertaines dans les campagnes (celle du beurre, par exemple, passe de 1 200 à 600 tonnes entre mai et novembre 1944). Sans stock de sécurité, tout approvisionnement était lié à une solution rapide du problème des transports. Or celui-ci est temporairement insoluble, pour cause de destructions et par manque d'énergie motrice.

Sous l'habile impulsion du commissaire de la République Francis Closon qui sait tempérer l'esprit de clocher et négocier avec les syndicats, qui harcèle ses collègues des régions voisines, la fin de l'année 1944 avait été meilleure. En poussant à pied les troupeaux de l'Avesnois, en négociant du beurre normand et du vin du Midi, en relançant la pêche côtière, en jetant les mineurs à corps perdu dans la bataille du charbon, tout s'assouplissait, et le 6 décembre le père Noël Ramadier, à Béthune, pouvait promettre 1 kilo de sucre par semaine et des pommes de terre en vente libre.

Hélas ! l'hiver fut fatal. Les trains stoppèrent de nouveau, faute de combustible. La Somme et la Seine-Inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime) ne livrèrent plus. L'inflation galopait, grossissant le pouvoir d'achat au noir, favorisant l'accaparement et ruinant les effets des taxations. Un cheval valait 65 000 F quand l'abattoir officiel en offrait 8 500, une vache de 25 000 F était achetée 5 000 par les services du Ravitaillement : à quoi bon continuer à engraisser le bétail ? concluaient les paysans. On en vint à faire abattre les vaches laitières pour leur viande, tandis que les gros bonnets des filières du marché noir faisaient débiter pour 80 000 F une normande clandestine.

Alors que les gosses se pendaient aux basques des soldats anglais et américains en mendiant, tout le Nord ruminait sa détresse. En mars 1945, notaient les Renseignements généraux, « les plaintes sont amères et nombreuses : le lait est trop mouillé, il tourne avant d'être bouilli, le pain devient immangeable, le savon n'est plus qu'une brique terreuse. Les familles sont angoissées à la pensée qu'elles n'ont que du pain et des pommes de terre à donner à leurs enfants six jours par semaine, et le septième jour 60 grammes de viande ». Et dans le malheur, la guérilla sociale reprit. Des marches de la faim sur les préfectures s'organisèrent et des grèves sauvages éclatèrent. Des gardes civiques ressortirent la mitraillette et se répandirent dans les campagnes pour y faire des réquisitions, malgré les efforts des communistes pour « coiffer » l'agitation. « La Libération à sept mois et demi paraît déjà vieille », note en avril un préfet amer.

Ce parcours en zigzag dans le kaléidoscope régional a donné par bribes les éléments structurels du drame. Certes, rien ne prédisait que l'automne 1944 pût être si pluvieux, l'hiver si froid, le printemps 1945 si rude et l'été si torride. Mais bien avant les débarquements, les autorités d'Alger, et Pierre Mendès France en tête, avaient bien compris la simplicité du problème : quoi qu'on fît, il y aurait trop peu à distribuer, jamais l'économie française exsangue (le revenu national a diminué de 62 % entre 1938 et 1944) ne pourrait fournir la nourriture, les vêtements et le chauffage dont les Français allaient avoir tant besoin.

L'erreur politique et psychologique du gouvernement provisoire et de la Résistance intérieure fut peut-être, a-t-on dit, d'avoir renoncé à décourager les Français en leur prédisant dès avant juin 1944 des lendemains difficiles. Mais pouvait-on mobiliser leur patriotisme sur des promesses désespérantes ? Les pouvoirs publics savaient aussi que, faute de temps et faute de compétences, il faudrait sans doute composer avec l'administration du ravitaillement mise en place par Vichy : ils acceptèrent cette cote mal taillée car ils étaient persuadés, à raison, qu'un retour brutal aux lois du marché entraînerait une pagaille et une disette généralisées qui pourraient conduire au désastre politique. Pouvaient-ils de surcroît prévoir que la guerre s'éterniserait jusqu'en mai 1945, qu'il faudrait d'abord nourrir le front et que les aides alimentaires alliées n'arriveraient qu'un an après le jour J ?

Quoi qu'il en soit, l'équation de départ était simple : l'Occupation a privé le pays d'à peu près la moitié de ses capacités de production en produits alimentaires, l'aide extérieure est aléatoire, les combats de la Libération ont cloisonné le pays et enkysté les producteurs agricoles ; mais une large majorité de Français croient que les restrictions ont pour cause unique les prélèvements allemands et la réglementation tatillonne de Vichy. Les beaux jours revenus, pensent-ils, l'abondance alimentaire reviendra. Quand celle-ci se prit à tarder, frauder et « se débrouiller » dans le chacun pour soi, ces vieux réflexes de guerre qui avaient si bien fonctionné contre « les Boches » et contre les hommes de Vichy rejouèrent à plein.

L'inflation mécanique aidant (trop de demande et trop peu d'offre), le marché noir fut copieusement alimenté en liquidités. Et puisque l'équilibre politique interdisait toute solution drastique, la rafle de la monnaie notamment, et que de Gaulle choisit en ce sens Pleven contre Mendès France à la fin de mars 1945 (le premier prônait la souplesse, le second voulait la rigueur), une seule solution s'imposait : tenir bon, attendre l'aide alliée, prendre le cap de la réglementation la plus stricte et la moins injuste possible, tout miser sur les priorités vraies - transports et énergie -, unir dans l'ordre tous les intérêts catégoriels, franchir la passe dangereuse en chantant l'effort de reconstruction. C'est ce que sut dire et, tous comptes faits, faire comprendre de Gaulle aussitôt, par deux fois, le 12 septembre 1944 dans son discours de Chaillot et le 14 octobre à la radio.

La navigation fut néanmoins très rude, et pour deux raisons. La première tint longtemps aux ruraux qui, disaient les Renseignements généraux de Toulouse en novembre 1944, « semblent ignorer la collectivité ». Nombre d'entre eux, il est vrai, préférèrent vendre au meilleur prix plutôt que d'assurer civiquement la subsistance des villes, en arguant parfois à raison que ceux qui venaient les ponctionner pour la réquisition étaient ceux-là mêmes qui avaient servi Vichy ou qui, à l'inverse, au temps de la Résistance, les avaient exhortés à ne pas livrer. La seconde raison tient à la généralisation inévitable du marché noir, auquel tout un chacun participait, pour vendre, distribuer ou acheter. Arrêter quelques trafiquants, ce qui fut fait, ne pouvait suffire quand des millions de Français étaient bien obligés d'en tâter. « Chacun, en effet, veut voir intensifier la lutte contre le marché noir qu'il pratique à titre "familial", observait encore en juillet 1945, lucidement, le commissaire de la République Jean Mairey, sans vouloir se rendre compte que c'est cette utilisation massive du ravitaillement personnel en denrées contingentées qui rend en grande partie illusoire l'amélioration du marché au taux normal. »

Les premiers signes du retournement de la tendance annonçant la fin des pénuries et des restrictions n'apparurent qu'au début de 1948, dans la combinaison enfin heureuse d'un fragile équilibre monétaire, de meilleures récoltes, d'une offre accrue de produits industriels, des premiers effets de la politique de reconstruction et de l'aide Marshall. Depuis la Libération jusqu'à cette date, la question du ravitaillement prolongea les souffrances, aggrava les heurts sociaux et harcela tous les pouvoirs.

(1) P. Bertaux, Libération de Toulouse et de sa région, Paris, Hachette, 1973.

(2) Y. Farge, Rebelles, soldats et citoyens. Carnet d'un commissaire de la République, Paris, Bernard Grasset, 1946, pp 286 et 293.

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