LA BALLADE DES CIMETIÈRES

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1961

Encore une chanson où Brassens s'amuse de la mort (ex.Grand-père ; Les funérailles d'antan).

COMMENT L'ÉGLISE A INVENTÉ LE CIMETIÈRE
(L'Histoire n°473 ; Michel Lauwers ; juillet-août 2020)

La christianisation n'a pas immédiatement transformé le traitement des défunts. Mais, au Moyen Age, l'installation des cimetières au cœur des paroisses modifie considérablement le lien entre les vivants et les morts. Un lien que l'Église entend bien contrôler.

Au cours des deux derniers millénaires, les populations occidentales ont successivement expérimenté différents modes de sépulture et divers types de lieux funéraires. Rompant avec les usages antiques, une forme très particulière d'espace pour les morts s'est imposée au Moyen Age : le « cimetière ».

Durant l'Antiquité, le sort des défunts dans l'au-delà, et tout particulièrement leur transformation en « dieux mânes », ces divinités domestiques représentant les âmes des morts, était lié à l'accomplissement scrupuleux des rites funéraires et à l'ancrage du cadavre en un lieu protégé par le droit romain. Les espaces destinés aux restes des morts étaient divers, mais toujours établis à l'extérieur de la ville.

L'idéologie chrétienne élaborée à la fin de l'Empire romain s'est tout d'abord démarquée des conceptions funéraires qui avaient jusqu'alors prévalu. Au début du Ve siècle, dans son traité Sur les soins dus aux morts, Augustin écrit que la tombe n'est d'aucun secours dans la perspective du salut : « Les fidèles ne perdent rien lorsque la sépulture est refusée à leur corps, de même que les infidèles ne gagnent rien si on la leur offre. » Le salut des chrétiens dépend, d'une part, des mérites accumulés durant leur vie et, d'autre part, une fois morts, des suffrages assurés par leurs proches : récitation de prières, célébration de messes, organisation d'aumônes.

Cela n'empêche pas Augustin d'écrire aussi que l'inhumation est préférable à la crémation, en raison d'un « devoir d'humanité, en vertu du sentiment par lequel jamais personne n'a haï sa propre chair » (1), mais il ne songe pas à l'imposer. Selon lui, enfin, les soins apportés aux corps des morts relevaient plutôt de « coutumes » ou de pratiques sociales : inutiles au regard de la foi, la sépulture et toutes les attentions qu'elle mobilise, variables dans le temps et dans l'espace, sont une « consolation » pour les (sur)vivants.

Ce point de vue, largement partagé, explique que la variété des coutumes funéraires se soit tout d'abord maintenue. Contrairement à ce qu'on a longtemps cru, la « christianisation » n'a pas immédiatement transformé le traitement des défunts. La pratique de l'inhumation s'était d'ailleurs généralisée avant la diffusion du christianisme, et la physionomie des tombes ne changea guère lorsque le christianisme devint la religion de tous. Au début de la période médiévale, exactement comme dans le monde antique, les morts sont ensevelis au sein de vastes ensembles funéraires, souvent disposés en rangées, où les tombes sont creusées les unes à côté des autres, à l'écart de l'habitat. Cependant la disparition des offrandes dans les tombes, constatée par les archéologues, marque un changement dans les stratégies de distinction sociale : à l'enfouissement sacrificiel des richesses auprès du cadavre se substitua, sous l'influence des évêques, un idéal de distribution des biens du mort aux pauvres et aux clercs intercesseurs.

Une nouvelle organisation

Dans un second temps néanmoins, parfois dès le VIe ou le VIIe siècle, parfois beaucoup plus tard, les lieux funéraires traditionnels ont été finalement délaissés et remplacés par une nouvelle organisation. Au lieu de reléguer les défunts dans des zones distinctes de celles que fréquentaient les vivants, on prit l'habitude d'aménager des sépultures à l'intérieur ou autour de lieux de culte, dans les agglomérations ou à proximité immédiate. Les recherches archéologiques récentes montrent qu'un tel changement des pratiques funéraires s'est inscrit dans la longue durée.

Plusieurs transformations rendirent plus régulières la cohabitation des vivants et des morts. On vit d'abord l'installation au Ve-VIe siècle de sépultures sous les murs des cités, auprès de basiliques suburbaines qui conservaient de précieuses reliques et attiraient des inhumations dites ad sanctos (« auprès des saints »). Les aristocrates furent les premiers à aménager des tombeaux dans les églises qu'ils avaient bâties afin d'y être inhumés, tandis que dans les monastères des espaces funéraires étaient constitués au sein de la clôture pour accueillir les corps des frères décédés.

Certaines des églises contrôlées par les puissants accueillirent bientôt, au-delà des membres de la parenté, les morts de la population environnante, tandis que nombre de monastères ou prieurés ouvraient leurs églises et leurs espaces funéraires aux habitants du lieu.

Dans des sites ruraux du Haut Moyen Age, les archéologues ont également mis en évidence la présence de tombes, isolées ou en très petits groupes, disséminées parmi les maisons ou en limite de parcelles. Selon diverses voies, une tendance forte était ainsi à l'œuvre, qui articulait de manière étroite des groupes de résidents, des églises et des sépultures.

A partir du IXe siècle, cette évolution fut favorisée par le contrôle et même la prise en charge des rites funéraires par les clercs, qui assumèrent dès lors le rôle jusqu'alors dévolu aux familles. C'est à cette époque également que la consécration des lieux de culte, de plus en plus nombreux, qui maillaient le territoire fut solennisée par les autorités ecclésiastiques. Le rituel de consécration des églises, qui devint alors l'un des plus fastueux et le plus long de la liturgie chrétienne, mettait en valeur ces édifices qui servaient de point de repère ou de lieu d'ancrage pour les populations. Puis, à partir des Xe et XIe siècles, ce sont les aires destinées aux morts qui firent elles-mêmes l'objet d'une bénédiction ou d'une consécration, renforçant ainsi la polarisation exercée par ces ensembles cultuels et funéraires au sein de la société. Aux XIIe et XIIIe siècles, dans la dynamique du grand mouvement de la réforme grégorienne, ce type de structure s'était imposé à l'échelle européenne.

Les espaces funéraires aménagés autour des églises sont désignés dans les documents de cette époque par le terme cimiterium. Ce mot ancien, calqué sur le grec, renvoyait étymologiquement au « repos », y compris pour le repos éternel. Jusqu'alors peu fréquent et assez polysémique, le terme devint courant au XIe siècle et ne fut plus alors employé que pour l'aire d'inhumation collective associée à un lieu de culte. A partir du XIIe siècle, les clercs évoquent également la « terre cimitériale » pour désigner la parcelle dans laquelle sont inhumés les chrétiens. Certains de ces cimetières consacrés, désormais établis aussi au cœur des villes, ont pu être assimilés à un campus sanctus ou campo santo, comme à Pise à la fin du XIIIe siècle.

Au contraire des nécropoles de l'Antiquité et du Haut Moyen Age dans lesquelles les sépultures n'étaient jamais perturbées, au sein du cimetière les tombes sont couramment réutilisées, au début après « réduction » des ossements en place, comme le disent les archéologues (ce qui signifie que les os sont regroupés à l'extrémité de la tombe, au pied de la nouvelle dépouille), ensuite par simple superposition des corps, enfin par des recoupements dont on constate qu'ils ont été de plus en plus fréquents au fil des siècles, sans souci de préserver les tombes en place.

La terre était régulièrement remuée et des ossements remontaient à la surface du sol au rythme de labours qui, loin d'indiquer un manque de soin, paraissent attester de nouvelles formes de ritualité : en ajoutant de la terre sur le champ des morts, en manipulant les restes des défunts, collectivité indifférenciée, les vivants fabriquaient une communauté ancestrale, sacralisée par le voisinage du lieu de culte, par des bénédictions et des processions de reliques. Ce processus de fixation, d'indistinction et de sacralisation des morts participait d'une forme de communautarisation des relations sociales, organisée dans le cadre des « paroisses », ainsi que furent qualifiées à partir du IXe siècle ces petites communautés liant dans tout l'Occident les fidèles, vivants et morts, à un lieu de culte et à son curé. En 895, le concile de Tribur prescrit que les fidèles soient inhumés auprès de l'église où, de leur vivant, ils payaient la dîme. Les populations se trouvèrent ainsi rattachées, du baptême aux funérailles, à une église locale autour de laquelle reposaient les corps de leurs proches et de leurs voisins.

Cette dynamique s'accommoda toutefois, à partir du XIIe-XIIIe siècle, de l'aménagement de tombeaux destinés aux élites aristocratiques, dont la monumentalité (marquée parfois par un gisant) et la situation (au sein des sanctuaires plutôt que dans la terre adjacente) tranchaient avec le sort du commun des mortels. Mais, au sein d'un système hiérarchisé, la singularisation des élites faisait en quelque sorte ressortir l'indistincte communauté de la société chrétienne.

L'intégration des fidèles au sein des cimetières paroissiaux rendait d'autant plus redoutable le sort des mauvais chrétiens, « privés de sépulture » comme le disent les documents médiévaux, c'est-à-dire éloignés de l'espace sacré de la communauté. A partir du XIIe siècle, les ecclésiastiques se mirent à dresser de véritables listes d'exclus : selon le clerc parisien Jean Beleth, « que ne soient ensevelis au cimetière aucune personne morte dans les maléfices, aucun voleur mort durant un vol, aucun adultère mort durant l'adultère, aucun chevalier au cours d'un jeu de lances, aucun combattant au cours d'une guerre injuste, aucun hérétique, aucun excommunié, aucun suicidé ». Les corps de ces malheureux étaient jetés dans des fossés, dans des silos ou des puits à l'abandon ; d'autres se trouvaient ensevelis avec davantage de soin, mais à l'extérieur du cimetière, pas très loin parfois, en attendant une réconciliation que pourraient obtenir des réparations de la part de parents et d'amis, en particulier sous forme de dons au profit des clercs et des pauvres.

Ainsi, en 1056, une charte de l'évêque de Paris fait connaître la cession de biens réalisée par l'épouse et les proches parents d'un seigneur condamné pour avoir usurpé des possessions du chapitre cathédral : le corps de cet aristocrate mort en état d'excommunication était demeuré trois mois « sans sépulture » - en fait déposé dans un lieu provisoire, à l'écart - avant d'être racheté par les membres de sa famille et de bénéficier dès lors d'une « sépulture ordinaire ». Les « infidèles » furent également mis à l'écart. La généralisation des cimetières chrétiens semble d'ailleurs contemporaine de l'organisation de lieux d'inhumation nettement séparés pour les Juifs. Quant aux enfants morts sans baptême, les consignes des autorités ecclésiastiques interdisent fermement leur inhumation au cimetière, préconisant même parfois d'extraire le fœtus du cadavre d'une femme qui serait morte alors qu'elle était enceinte. Ces règles ne semblent cependant pas avoir été toujours suivies : les archéologues constatent fréquemment la présence de sépultures de très petits enfants au plus près des murs des églises.

Enraciner les populations

Alors qu'Augustin les avait assimilés à des « coutumes », sans rapport avec la foi chrétienne, les rites funéraires ont finalement fait l'objet de toutes les attentions de la part de clercs qui investirent et remodelèrent des pratiques d'autant plus essentielles à la reproduction sociale qu'elles concernaient la relation des vivants à leurs ancêtres. De façon générale, la prise en charge des « soins dus aux morts » par l'institution ecclésiastique manifeste la part croissante prise par l'Église, au XIe-XIIe siècle, dans les structures sociales de l'Occident. La consécration des lieux de culte et de leurs espaces funéraires ne fut qu'une des façons de polariser la vie des communautés. Cette dynamique favorisa l'enracinement des populations autour des églises et des cimetières, processus tout à fait crucial dans un monde où la domination sociale était fondée sur le contrôle conjoint des terres et des hommes, où la richesse résultait de prélèvements opérés sur les fruits du labeur de la terre, un monde où, par conséquent, « l'impératif catégorique », comme l'écrit le médiéviste Alain Guerreau, était de « fixer les hommes au sol par des mécanismes efficaces, sans qu'il fût besoin de recourir à la violence physique » (2).

L'organisation des rites et des espaces funéraires eut ainsi une fonction à la fois religieuse et sociale, qui explique du reste que les cimetières cristallisèrent nombre de pratiques constitutives de la vie des communautés : ils furent ainsi des lieux de dépôt et de stockage, comme l'atteste la présence de greniers et de silos à grains creusés à proximité des sépultures, que retrouvent fréquemment les archéologues ; les cimetières étaient également des lieux de réunion, d'assemblée, où la communauté et ses représentants prenaient des décisions, jugeaient, comme en témoignent nombre de chartes et de notices rédigées « dans le cimetière » ; bénéficiant d'une immunité que renforçait sa consécration, l'espace funéraire entourant l'église était encore un lieu d'échanges, une sorte de place du marché ; enfin, dans certaines régions, en particulier dans la France de l'Ouest, certains cimetières étaient bâtis et habités. Cette cohabitation des vivants et des morts au cœur de tous les établissements humains doit ainsi être considérée comme un marqueur de la société féodale. Les autorités ecclésiastiques se préoccupèrent de contrôler ce système : en réaffirmant, à partir du XIIe-XIIIe siècle, le caractère sacré des cimetières, les clercs entreprirent de réguler les activités diverses dont ils étaient le théâtre.

Suivant le mouvement d'expansion de la Chrétienté latine, ce modèle fut exporté. Dès le VIIIe-IXe siècle, la crémation des morts fut identifiée au paganisme qu'il fallait combattre. Au début du VIIIe siècle, le missionnaire Willibrord enjoint ainsi aux Frisons qui venaient de recevoir le baptême de « ne pas atteler leur chariot pour aider des païens à rassembler le bois du bûcher ». Dans les années 780, un capitulaire promulgué par Charlemagne pour la Saxe interdit même, sous peine de mort, de « faire consumer par les flammes, selon le rite des païens, le corps d'un homme défunt ». Parallèlement, il fut ordonné aux populations d'abandonner les tertres païens au profit des « cimetières » établis auprès des églises chrétiennes. Bien plus tard, lors de la colonisation du Nouveau Monde, les villages construits sur ordre des nouveaux maîtres chrétiens furent conçus autour d'une place où se dressaient une église et un cimetière. Cette inscription des morts au cœur de l'espace des vivants contrastait avec les usages préhispaniques, au point que certains missionnaires notèrent que les indigènes refusaient d'entrer dans les enceintes des églises, précisément parce qu'elles étaient la demeure des morts.

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, toutefois, dans toute l'Europe, par un mouvement inverse à celui qui s'était produit au cours du Moyen Age, les aires funéraires furent reléguées à l'extérieur des zones habitées. Le féodalisme prit ainsi fin lorsque les morts, que l'Église avait placés au cœur de l'espace social, furent reconduits à la périphérie des villes et des villages. En accord avec les élites bourgeoises qui assuraient son fonctionnement, l'État prit alors le contrôle des morts, se substituant à l'Église. La terre funéraire perdit la centralité et la sacralité qui avaient été les siennes au sein des enclos paroissiaux, et cela d'autant que les morts, comme l'Église, n'étaient plus vraiment les garants de l'ordre social.

(1) C'est une référence biblique (Épître aux Éphésiens, V, 29).

(2) A. Guerreau, « Féodalité », J. Le Goff, J.-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, 1999.

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