IL SUFFIT DE PASSER LE PONT

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1954

Cadre rural intemporel, jeunes amours paysannes, liberté sexuelle, langue à la fois populaire ("Courons, guilleret, guillerette") et savante ("L'herbe est douce à Pâques fleuries") : une chanson proche de La chasse aux papillons, mais sur un ton plus grave - l'Eglise est là, qui menace et tente d'imposer sa morale. En vain : "On n'a plus rien à se cacher, / On peut s'aimer comme bon nous semble ; / Et tant mieux si c'est un péché : / Nous irons en enfer ensemble !"

LA SEXUALITÉ DE L'HOMME MÉDIÉVAL
(L'Histoire n°180 ; Jacques Rossiaud ; septembre 1994)

Quelles étaient les pratiques sexuelles des hommes du Moyen Age ? L'Église a-t-elle à cette époque, comme on le dit souvent, fait régner le rigorisme dans les mœurs ? Et de quels outils l'historien dispose-t-il pour évaluer ces comportements ?

Professeur d'histoire médiévale à l'université de Lyon-II, Jacques Rossiaud est l'auteur d'une thèse sur Réalités et imaginaire d'un fleuve : le Rhône médiéval (à paraître). Il a publié La Prostitution médiévale (Flammarion, rééd. 1990), et collaboré notamment à Histoire de la France urbaine, t. II. La Ville médiévale, Paris, 1980, à Sexualités occidentales (s.d. Philippe Ariès et André Bégin, Le Seuil, 1984) et à L'Homme médiéval (s.d. Jacques Le Goff, Le Seuil, rééd. 1994).

L'HISTOIRE : Jacques Rossiaud, comment peut-on écrire l'histoire de la sexualité au Moyen Age ? De quelles sources disposez-vous pour le faire ?

JACQUES ROSSIAUD : Il faut distinguer trois types de sources, qui recoupent finalement les trois domaines de la sexualité : d'abord, l'imaginaire - ce que j'appellerais un art érotique médiéval -, qui apparaît dans les sources littéraires, au sens large ; ensuite, la théorie morale, codifiée par l'Église, exprimée par les coutumes et les lois ; enfin, la réalité des pratiques sexuelles de l'homme médiéval, que nous pouvons appréhender à travers les documents judiciaires.

L'HISTOIRECommençons par l'art érotique. Qu'entendez-vous par : « littérature, au sens large » ?

JACQUES ROSSIAUD : Il y a d'abord, c'est le plus évident, une érotique courtoise, que l'on connaît bien grâce aux poèmes rédigés à partir de la fin du XIIè siècle par les troubadours, et aux romans du même nom. Tous témoignent d'une représentation de l'amour et des relations sexuelles incarnée par les fées, les châtelaines qui séduisent le chevalier en quête d'aventures, ou encore les « pucelles » que les seigneurs offrent à leur visiteur.

Mais il existe aussi une littérature plus scatologique, voire pornographique, d'abord exprimée par des troubadours qui produisent une contre-littérature, en réaction à la lyrique courtoise. Elle est cependant surtout le fait des auteurs de fabliaux, et aussi de ceux qui écrivent des nouvelles à la fin du Moyen Age. Je pense aux nouvelles très naturalistes des Cent Nouvelles nouvelles par exemple, inspirées du Décameron de Boccace, et écrites au XVè siècle (1). Ce courant a d'ailleurs été assez puissant pour amener les prédicateurs à le prendre en compte : les réformateurs de la seconde moitié du XVè siècle et du début du XVIè comme les franciscains Olivier Maillard ou Michel Menot, qui insistaient sur la pénitence et la conversion, l'amour du prochain et la Passion du Christ, et tenaient à la foule un discours fort sévère, seront contraints d'employer le même vocabulaire, très cru, dans leurs sermons. C'était le meilleur moyen de se faire entendre d'un public qui avait l'habitude de cette verdeur.

L'HISTOIRE : Cette verdeur, c'est une façon de réagir à la « morale » ecclésiastique ? 

JACQUES ROSSIAUD : Oui, il est évident que l'imaginaire érotique est le produit direct de tous les interdits qui entourent la sexualité, et sur lesquels nous reviendrons. Mais ce que l'on peut dire dès maintenant, c'est que l'interdit façonne le désir, produit des fantasmes, des rêves, incite aux transgressions.

D'où l'émergence d'un imaginaire que l'on retrouve aussi dans les cosmographies de cette époque, dans ces « images du monde », les Imagines mundi. qui fleurissent alors, et qui nous montrent le centre du monde comme lieu des valeurs de la civilisation ; si par malheur on s'éloigne de ce centre, on parvient à des régions étranges, fantastiques, où règne le monstrueux. C'est pourquoi les cosmographes du Moyen Age décrivent des peuplades vivant aux confins de l'univers - tout à fait à l'est ou tout à fait à l'ouest - et qui, en matière de sexualité, réalisent les interdits : elles pratiquent la polygamie, la sodomie, la bestialité ...

Il faut aussi citer, à ce titre, l'évocation des maléfices, la sorcellerie ou la démonologie, qui nous révèlent tout un pan de l'imaginaire sexuel médiéval, puisqu'elles mettent en scène les démons incubes (qui viennent abuser des femmes pendant leur sommeil) ou succubes (femelles qui viennent tourmenter les hommes). C'est ce qu'on trouve dans les traités destinés à servir de manuels aux inquisiteurs et aux chasseurs de sorcières, dont les plus détaillés datent de la fin du XVè siècle, comme Marteau des sorcières, le Malleus maleficarum, et autres ouvrages sur le sabbat.

L'HISTOIREVenons-en aux sources théologiques. L'idée que l'on s'en fait généralement, c'est qu'elles expriment toutes la même condamnation du plaisir par l'Église. Le corps est diabolisé, et l'acte sexuel est considéré comme un péché. Est-ce que cette réprobation pesait autant qu'on le pense habituellement sur la mentalité de l'homme médiéval ?

JACQUES ROSSIAUD : Au Moyen Age coexistaient ce que l'on pourrait appeler un noyau théologique, dogmatique, dur, constitué par le volume considérable des actes conciliaires, des recueils de droit canon et des recueils de théologie morale, et puis les réalités plus nuancées d'une morale sociale, produit de cet enseignement chrétien et des résistances que lui ont opposées les complexités socio-économiques ou familiales, les habitudes, les mœurs établies... Cette morale sociale dominante, évidemment, n'a pas été la même dans tous les lieux et à toutes les époques. Elle a aussi été tributaire de la plus ou moins grande force du clergé par rapport à la société.

La plus grande rupture qui, à ce titre, ait affecté le Moyen Age, c'est celle qui intervient à la fin du XIIè siècle, avec l'essor des villes, et le déséquilibre qu'introduit dans la société la masse de jeunes célibataires qui s'y retrouvent. La morale sociale devra s'accommoder des formes de violence - et de violence sexuelle - que cela implique. S'en accommoder, c'est-à-dire imaginer des réponses à ce phénomène, et parmi ces réponses on peut citer l'institution d'une prostitution légale, à laquelle l'Église elle-même finira par souscrire pendant un temps, tant il est vrai que la théologie est aussi un produit de l'histoire...

L'EGLISE CONTRÔLE LA PROSTITUTION

L'HISTOIREVous voulez dire que l'Église a encouragé la prostitution ? 

JACQUES ROSSIAUD : Du moment qu'elle s'affirmait capable d'imposer un cadre aux chrétiens, de réprimer la polygamie, de sanctionner la répudiation, d'énoncer des lois morales qui étaient, peu ou prou, respectées, et surtout d'instaurer un ordre conjugal stable, l'Église se devait d'organiser aussi l'illicite. Donc de tolérer la prostitution, et de la codifier elle aussi : il ne fallait pas qu'elle puisse donner lieu à l'inceste, au sacrilège ou à l'adultère.

Il fallait donc contrôler le phénomène, exclure de la prostitution les femmes mariées et les religieuses, et imposer que les prostituées soient des étrangères à la ville pour qu'on ne retrouve jamais parmi elles un membre de sa famille. Il s'agissait enfin d'établir un âge minimal : on ne tolérait pas la prostitution des enfants. La prostitution publique, avant de passer sous le contrôle des municipalités, a donc été placée sous le contrôle de l'Église qui a soutenu les notables, souhaitant soustraire les jeunes gens aux « vices » et au plaisir solitaire et désirant les préparer au mariage et à la normalité.

L'HISTOIRE : Il existe un autre type de sources qui énoncent toute une série de règles, une « bonne conduite » à suivre : ce sont les traités médicaux. En quoi nous renseignent-ils sur la sexualité de l'homme médiéval ?

JACQUES ROSSIAUD : Ces textes reprennent en effet à leur compte ce que l'on pourrait appeler une morale, issue de l'Antiquité gréco-latine, et ils expriment une espèce d'air du temps profane à l'égard de la sexualité. Qu'en disent les médecins ? Pour eux, l'acte sexuel, c'est fatigant. Il faut donc mettre en place ce que j'appellerais une gestion spermatique raisonnée : il faut choisir les meilleurs jours et les meilleures heures, et s'efforcer à la modération. D'un autre côté, le coït apparaît aussi comme bénéfique dans la mesure où il permet de remédier à un excès de chaleur. Les moralistes et les médecins médiévaux ont donc des positions très nuancées ; ils rappellent, au XVè siècle, que la sexualité est non seulement naturelle, mais encore nécessaire à la bonne santé d'un individu. Ce sera d'ailleurs l'objet d'une communication faite au clergé lors du concile de Bâle, qui se tint entre 1431 et 1437, à propos du célibat des prêtres, que les médecins contestaient.

L'HISTOIREVenons-en au dernier type de sources : grâce aux documents judiciaires, vous avez pu appréhender la réalité des pratiques sexuelles au Moyen Age ? 

JACQUES ROSSIAUD : Il faut faire preuve en ce domaine d'une extrême humilité : les sources judiciaires dont nous disposons sont en effet très rares et très fragmentaires. Cependant, à partir du moment où un acte sexuel a été considéré comme un délit et criminalisé, où l'on considère qu'il peut encourir des sanctions de la part des tribunaux ecclésiastiques - les officialités (qui jugeaient des affaires matrimoniales et des affaires de mœurs) - ou civils, qui jugeaient des délits sexuels, viols, rapts, etc., il peut en rester quelques traces.

Le malheur, c'est qu'on a très peu d'archives d'officialités. Il subsiste celles de Cerizy, en Normandie, pour le XIVe siècle, celles de Paris, en partie, et surtout celles de Troyes, qui ont été beaucoup étudiées, notamment par Jean-Louis Flandrin, mais qui sont déjà un peu tardives : fin du XVè siècle, début du XVIè.

Quant aux archives des tribunaux criminels, elles sont aussi très rares ; mais, outre celles qui ne comportent que la sentence, il y en existe d'autres qui comportent des attendus très développés, de véritables comptes rendus d'enquête, avec dépositions de témoins à charge ou à décharge, enregistrées quelques jours, parfois quelques heures seulement, après l'événement. Là, on a évidemment l'impression d'atteindre un peu la réalité des choses. Mais il ne faut pas se faire d'illusions : même dans ce cas, c'est un discours très contrôlé, choisi ; on ne s'exprime pas devant un juge avec le naturel qu'on réserve à ses proches.

L'HISTOIREVous voulez dire que ces dépositions sont toutes exprimées sur le même mode, qu'il y a une sorte de rhétorique du sexe propre aux hommes du Moyen Age ?

JACQUES ROSSIAUD : Précisément. Les témoins se scandalisent de certaines attitudes, mais j'ai eu le sentiment, en étudiant les archives, qu'ils s'en scandalisaient parce qu'ils savaient que c'était ce que l'on attendait d'eux. Et je crois que certains crimes très graves, on n'en parlait pas, justement, à moins qu'ils ne fassent peser sur la communauté une menace, un risque de vengeance divine. Prenons l'exemple des sondages ou des rapports réalisés sur la sexualité à notre époque : jusqu'à il y a dix ou vingt ans, il est évident que les gens contrôlaient énormément ce qu'ils disaient, et ne parlaient pas librement. Il faut donc faire la part des tabous. Us étaient certainement très présents au Moyen Age.

On ne peut par conséquent rien affirmer. On ne peut rien dire de la contraception, qui a existé, et dont les applications variaient sans doute selon les aires de civilisation : il y avait peut-être une différence en ce domaine entre les villes d'Italie et la France. Mais on ne peut que le supposer. Et, pour le reste, s'interroger : le coïtus interruptus était-il pratiqué ? L'était-il de préférence à d'autres pratiques ? On peut en discuter indéfiniment : on n'en sait rien. Tout ce que l'on peut dire sans crainte de trop se tromper, c'est qu'il y a des comportements sexuels qui diffèrent avec les milieux, qui sont le plus souvent frustes mais peuvent aussi, même hors des milieux aristocratiques, être plus raffinés. Par ailleurs, les rapports sexuels ne se limitent pas à l'image que voudraient en donner les clercs. Les attouchements sexuels entre époux apparaissaient sans doute comme licites du moment que la fin de l'acte était bonne, c'est-à-dire obéissait à l'impératif de la procréation.

L'HISTOIREPour en revenir aux sources judiciaires, et plus précisément à celles de Dijon, que vous avez étudiées, quelles conclusions tirez-vous de la plus ou moins grande fréquence du crime principal que vous y avez trouvé : le viol ? 

JACQUES ROSSIAUD : J'ai en effet été surpris de la grande fréquence des mentions de viols collectifs dans les archives criminelles de Dijon. Des viols collectifs et publics, c'est-à-dire qui ne se sont pas déroulés dans la maison. Car les viols privés, qui ressortissent au cas d'inceste, on ne les connaît pas : les victimes, qui sont le plus souvent des enfants, n'en parlent pas, comme c'est encore le cas aujourd'hui. Je n'évoque pas non plus les viols qui ont eu lieu dans un endroit moralement suspect, comme une taverne ou les « étuves » (maisons de rendez-vous) des faubourgs.

LE PLAISIR ELOIGNE DU CIEL

Pour ce qui est donc des viols publics, j'en suis arrivé à la conclusion, compte tenu du numerus obscurus établi par les socio-criminologues (dans ce genre d'affaires, du fait du silence très fréquent des victimes, il faut considérer qu'il y a 70 à 80% de cas qui ne parviennent pas devant la justice), que dans la bonne ville de Dijon une part très importante des jeunes gens avaient, entre 1440 et 1490, sinon violé une fille, au moins participé à une agression sexuelle contre l'une d'entre elles. On retrouve la même fréquence dans certaines villes du Nord, comme Douai. C'est une conséquence de l'essor urbain dont je vous parlais tout à l'heure, et des modifications de comportement qu'implique ce rassemblement de jeunes adultes privés de femmes légitimes.

L'HISTOIRE : Ces sources que vous avez étudiées étaient-elles très circonstanciées ? 

JACQUES ROSSIAUD : Oui, elles étaient d'une très grande qualité, avec de nombreux récits de témoins qui chargeaient la victime, ou l'innocentaient au contraire. Car au Moyen Age, déjà, la première question qui vient à l'esprit des juges est de se demander si ce n'est pas la femme qui est responsable de l'agression qu'elle a subie... Il fallait du courage, et des parents prompts à vous soutenir, pour se lancer dans une plainte de ce genre ; la prison n'avait pas le rôle préventif qu'elle joue aujourd'hui, et on pouvait retrouver son agresseur au coin de la rue...

L'HISTOIRE Cet agresseur, que risquait-il ? 

JACQUES ROSSIAUD : C'est selon : le viol avait-il été perpétré sur une religieuse (c'était le cas le plus grave) ? Ou sur une épouse, ou sur une vierge ? Dans ces trois cas, on pouvait être pendu. Mais si la victime est une fille qui a dépassé l'âge du mariage (vingt-cinq ans) et si elle est d'une humble condition, si elle est servante ou lingère et travaille de maison en maison, on peut s'arranger avec la justice : il ne s'agit plus que de verser à la victime, ou à sa famille, une indemnité négociée. Finalement, la gravité du crime est proportionnelle au statut social de la victime, à la considération dont elle jouit au sein de la société.

L'HISTOIREUne échelle de peines allant de l'amende à la mort, selon que l'on a violé une religieuse ou une simple servante : on voit que la codification des délits est directement issue de la morale ecclésiastique. Comment définiriez-vous cette morale ? Qu'est-ce qui, aux yeux de l'Église, est licite, et qu'est-ce qui ne l'est pas ?

JACQUES ROSSIAUD : L'idéal, c'est la virginité, et, à défaut, la chasteté, l'ascèse. C'est l'abolition du sexe. Car le plaisir éloigne du ciel, de la contemplation, de l'élévation de l'âme : le désir, ou la concupiscence, accapare l'esprit. C'est une idée que les théologiens ont empruntée aux philosophes de l'Antiquité, notamment les stoïciensCette pensée préchrétienne est ensuite systématisée par des ascètes qui vivent au désert et développent une culture véritablement masochiste, hostile au corps. Il s'ensuit, au sein de l'Église, tout un enseignement de la « désexualisation ». Cette culture met en place des degrés dans la perfection : au premier degré, on n'a plus d'érection ; à un autre, l'image féminine n'éveille plus de désir ; à un autre, il n'y a plus de pollution nocturne... Cette culture monastique a dominé le Moyen Age occidental jusqu'au début du XIIè siècle.

L'HISTOIRE : Mais l'acte sexuel dans le mariage est licite ?

JACQUES ROSSIAUD : Oui. On connaît la phrase célèbre de saint Paul : « Mieux vaut se marier que brûler. » Tout le reste est illicite. Tout le reste, qui n'est pas du domaine de la sexualité conjugale, ressortit à la fornication, et le sixième commandement dit : « Tu ne forniqueras point. » La fornication, c'est le stupre. Mais il faut distinguer la fornication simple, entre un homme et une femme non mariés par exemple, et la fornication qualifiée (sodomie, inceste, bestialité) : on passe d'un péché grave à un péché mortel.

L'HISTOIREQu'est-ce qui pouvait conduire un tribunal ecclésiastique à annuler un mariage ? 

JACQUES ROSSIAUD : L'impuissance du mari ou la « frigidité » de la femme, synonyme de stérilité, c'est-à-dire tout ce qui pouvait apparaître comme un obstacle à la procréation. Jusqu'au dernier tiers du XIIIè siècle, l'intention procréatrice est en effet indispensable. Mais à partir de cette époque, quand on autorise la relation avec l'épouse enceinte - à condition de ne pas mettre en danger l'embryon -, on autorise un rapport sexuel qui n'est pas procréateur.

Dès lors, certains théologiens, presque tous issus d'ordres mendiants, dont Richard Middleton ou Pierre de la Palud, adoptent des positions moins intransigeantes, au point d'introduire des distinctions qui nous échappent, définissant par exemple un coïtus reservatus, c'est-à-dire sans émission de sperme, mais simplement d'humeur prostatique - c'est à mon avis un exercice extrêmement difficile que le coïtus reservatus, et je ne sais pas s'il a été vraiment pratiqué... Enfin, au XVè siècle, des théologiens comme Jean Gerson, ou Martin Le Maître, acceptent même l'idée d'une joie charnelle libérée de toute nécessité procréatrice.

L'HISTOIREL'idéal que l'Eglise préconise, c'est celui de la pureté. D'où son exigence de construire une société ecclésiastique, à l'écart du monde et de ses souillures, fondée sur le célibat des prêtres. Pourtant, l'idée n'allait pas de soi, et n'a pas été établie très tôt ? 

JACQUES ROSSIAUD : En effet. On a toujours recommandé aux prêtres le célibat et l'éloignement des femmes, par crainte d'une pollution incompatible avec l'accomplissement du rituel. Cela fait partie des idées qui débordent le cadre chrétien et occidental, et celle-ci notamment provient d'une autre religion, la religion juive : la femme souille l'homme, et cette souillure interdit que l'on se livre à un rituel ; il faut donc se purifier après un rapport sexuel. Un prêtre ne pouvait s'approcher de l'autel en état de pollution ; on lui recommandait instamment, au nom de la communauté, de s'abstenir et d'être continent.

Or, jusqu'au XIe siècle, non seulement des prêtres vivaient en concubinage, mais encore certains étaient mariés, par exemple en Italie du Nord, dans le Milanais. Ce qui présentait un danger rituel mais aussi un danger économique : le prêtre léguait ses biens à ses enfants légitimes, et c'était autant de perdu pour l'Église. D'où la réforme, parfois soutenue par le peuple lui-même, qui, aux XIè et XIIè siècles, consista à instaurer le célibat des prêtres. Le canon 21 du concile de Latran I (1123), réaffirmé en 1139 au concile de Latran II, leur interdit formellement le mariage et le concubinage.

Or on a pu proscrire le mariage, mais on n'a pas pu venir à bout du concubinage. Les prêtres concubinaires - passibles d'une amende, ce qui est intéressant car cela signifie que le délit rapporte et que l'Église n'a pas forcément intérêt à l'éradiquer - continuent à exister, et ne sont pas pour autant mal vus de leurs paroissiens, du moment qu'ils remplissent convenablement leur office : un prêtre ivrogne est beaucoup plus mal vu qu'un prêtre concubin...

C'est intéressant, car cela nous apprend qu'une société a la morale de sa démographie. Je m'explique. Quand on atteint le point démographique le plus bas, peu après 1400, lorsque, à la suite des épidémies de peste, certaines villes ne comptent plus qu'une population trois ou quatre fois moindre que celle de l'avant-peste, il y a deux attitudes possibles : la crainte de l'Apocalypse et le refuge dans la pénitence, à travers les cortèges de flagellants par exemple, comme en Italie - cela touche une minorité de chrétiens ou de clercs ; ou bien celle qui consiste à lutter contre la mort et à soutenir les forces de la vie : il faut lutter contre tout ce qui peut empêcher la procréation, c'est-à-dire par exemple ces vices que sont la masturbation ou l'homosexualité. Mais aussi contre le célibat des prêtres ! Et l'on voit, au début du XVe siècle, certains auteurs laïcs dénoncer le célibat des clercs ou celui des moines, et même contester le primat de la virginité... Voyez à ce titre la Lamentation de l'humaine nature, que le juriste Guillaume Saignet écrivit en 1418.

J'ai retrouve a ce propos un document éclairant : en 1434, un prêtre de l'église Saint-Paul de Lyon a suscité l'indignation de son chapitre parce qu'il avait convié ses paroissiens à venir boire avec lui à la taverne pour fêter... le baptême de son fils ! Il est évident que cela n'a pu avoir lieu sans l'assentiment et la sympathie des fidèles. Ce qui nous en dit long sur leur état d'esprit. D'ailleurs, au XVè siècle, les familles bourgeoises françaises envoient beaucoup moins volontiers leurs filles au couvent. Cela va dans le même ordre d'idée : il faut procréer !

L'HISTOIREPour ce qui est de l'acte sexuel licite, à l'intérieur du mariage, était-il lui aussi réglementé ? En d'autres termes, subsistait-il, même au sein du licite, de l'interdit ?

JACQUES ROSSIAUD : Evidemment ! Car l'idéal dans le mariage chrétien, c'est la chasteté, c'est-à-dire des relations sexuelles rares, modérées, et toujours entreprises à seules fins légitimes, dans le but de procréer. Il fallait en outre respecter certaines règles, un calendrier très restrictif - qui n'intéressait pas seulement la sexualité, mais aussi les coutumes alimentaires, par exemple, et recouvrait en général l'attitude du chrétien vis-à-vis de ce qui est céleste. Jean-Louis Flandrin a bien étudié ce calendrier dans son ouvrage Un Temps pour embrasser.

C'est sans doute un calendrier qui n'a jamais été appliqué dans toute sa rigueur, un calendrier monastique et liturgique, fondé sur les fêtes chrétiennes, qui comptait même avant l'An Mil trois grands carêmes, et qui n'a pas résisté au temps : les longues périodes interdites se sont fragmentées, ont disparu, sauf une, le Carême, période de quarante-six jours d'abstinence, du mercredi des Cendres au jour de Pâques. Le temps interdit, qui occupait plus des deux tiers de l'année aux Xè ou XIè siècles, s'est réduit à quelques dizaines de jours seulement au XIVè siècle. On assiste donc, entre le Xè et le XIVè siècle, à une désacralisation du temps. Les fêtes de la Vierge sont encore respectées, et la Semaine sainte, qui précède Pâques ; c'est une faute très grave que de se livrer à l'acte sexuel pendant la Semaine sainte.

Cela me rappelle une accusation dont j'ai retrouvé la trace dans les archives : un homme avait été dénoncé parce qu'il pratiquait la bestialité ; il avait eu des rapports sexuels avec une vache. Mais cela encore n'était rien ; le pire, c'est qu'il avait commis ce péché pendant la Semaine sainte ! Il a plaidé la cécité, mais cela ne lui a sans doute pas épargné le bûcher ; dans ces cas-là, d'ailleurs, on brûlait aussi la vache.

L'HISTOIRE : A-t-on les moyens de vérifier si ces interdits liés au calendrier liturgique étaient généralement respectés ? 

JACQUES ROSSIAUD : Malheureusement non. A partir du XVIè siècle, la courbe des baptêmes nous renseigne à peu près sur celle des naissances, et celle-ci sur la courbe des conceptions. On ne peut pas dire la même chose pour le Moyen Age. Peut-on extrapoler à partir de l'observance rigoureuse que l'on constate ensuite ? C'est délicat, parce que le christianisme de la Contre-Réforme est peut-être différent de celui du Moyen Age : il est peut-être plus respectueux des règles.

MOYEN AGE RIGORISTE ET MOYEN AGE LICENCIEUX

L'HISTOIREUn mariage chrétien « chaste » : est-ce que cette conception a prévalu pendant tout le Moyen Age ? 

JACQUES ROSSIAUD : D'abord, c'est seulement aux XIè et XIIè siècles que les clercs ont systématisé cette institution du mariage chrétien : aux temps carolingiens, c'est-à-dire entre le VIIIè et le Xè siècle, la discipline du mariage était réservée à l'aristocratie. Et puis, l'évolution des mœurs a fini par valoriser les relations charnelles à l'intérieur du mariage. C'est que les conditions de vie avaient changé. Au milieu du XIIIè siècle, même très humbles et très frustes, elles sont bien meilleures que celles qui avaient cours cinq cents ans auparavant. On a donc l'impression d'échapper à la fatalité de la misère. C'est encore plus net à la fin du XIVè siècle, pour les survivants des grandes pestes. Les salaires réels ont augmenté, et les gens peuvent consacrer au superflu ce dont, jusque-là, ils ne disposaient même pas pour le nécessaire. Alors les attitudes peuvent changer, alors on peut songer à autre chose qu'à la satisfaction brutale de ses pulsions, et sans doute cela s'est-il répercuté sur la politique des naissances.

Je pense qu'à cette époque, pour conserver certains acquis, on a contrôlé les naissances.

L'HISTOIREDispose-t-on de certitudes sur ce point ?

JACQUES ROSSIAUD : On n'a, hélas ! retrouvé de chroniques complètes que pour quelques familles en France, dans la région de Limoges, et quelques dizaines en Italie, qui ont été étudiées par Christiane Klapisch. Les chefs de famille italiens tenaient en effet des Ricordi, des livres de souvenirs familiaux prenant en compte la naissance des enfants, etc. Or, ils ne nous apportent qu'un contre-exemple, probablement parce que dans ces familles patriciennes de Toscane le catholicisme et la morale lignagère, très présents, interdisaient la contraception : ces notables traditionalistes ont eu de très nombreux enfants ; mais tous les spécialistes de la société urbaine italienne à cette époque pensent que dans les milieux de fortune moyenne la contraception était très répandue.

L'HISTOIRE : Il faut donc conclure qu'il y a eu, du point de vue des mœurs, deux Moyen Age : avant et après le XIIIè siècle ? Avant : un Moyen Age plus rigoriste et respectueux des interdits. Après : un Moyen Age plus affranchi de cette tutelle ecclésiastique, soucieux de la vie et du plaisir ?

JACQUES ROSSIAUD : Oui. Avant le XIIIe siècle, le Moyen Age est dominé par les moines, et après leur influence intellectuelle et morale s'atténue - étant bien entendu que je n'assimile pas aux moines les ordres religieux mendiants.

L'HISTOIRE : Pourtant, l'historien américain John Boswell a écrit, en 1980, un livre intitulé Christianisme, tolérance sociale et homosexualité (2), où il affirmait que les homosexuels avaient connu, du XIè au XIIIè siècle, un véritable âge d'or dans la chrétienté occidentale, qu'ils étaient tolérés et même approuvés, jusque dans le clergé... Et que le XIIIè siècle avait vu s'organiser à leur encontre une répression très dure. Qu'en pensez-vous ?

JACQUES ROSSIAUD : Longtemps, le Moyen Age est apparu aux historiens comme une sorte d'ailleurs, où régnaient à la fois la plus grande liberté sexuelle et le plus grand rigorisme - image évidemment caricaturale, et même fausse. Depuis une trentaine d'années, le discrédit qui pesait sur l'histoire des mœurs et de la sexualité s'est fort heureusement estompé, et nous avons enfin vu publier des travaux fort intéressants, dont ceux de John Boswell. Mais il ne faut pas pour autant penser, comme il le fait, le Moyen Age linéairement, avec une évolution de l'âge d'or à la répression. J'ajouterai que Boswell voulait démontrer que l'Église n'avait pas toujours été hostile à l'homosexualité ; il voulait amener, dans le contexte « libéré » de la fin des années 1970, la hiérarchie catholique américaine à prendre parti en faveur de cette minorité : Boswell est un historien, mais aussi un militant. Il souhaitait réhabiliter une culture « gaie » - ce sont ses propres termes, que je juge anachroniques.

Évidemment, il y a eu au Moyen Age des homosexuels notoires, et tolérés : Richard Cœur de Lion, et certains évêques. Cela étant, il faut se méfier de cette tradition très présente dans les milieux cléricaux cultivés, ce genre épistolaire très particulier qui faisait une grande place à l'amitié passionnée entre hommes ; là encore, il faut faire la part de la rhétorique dont nous parlions tout à l'heure. Et puis, quand les laïcs accusaient les clercs de sodomie, c'était simplement une façon de les accuser d'hypocrisie quant aux choses du sexe.

L'HISTOIRE : Vous pensez donc que l'homosexualité a toujours été condamnée sévèrement par les théologiens ? 

JACQUES ROSSIAUD : Certainement. Mais les sanctions civiles ont, il est vrai, dépendu de l'attitude générale de la société à l'égard des minorités et des déviants. Et il est certain qu'à partir de la fin du XIIè siècle, avec les désastres subis par les chrétiens en Méditerranée et en Terre sainte où ils finissent par perdre leurs dernières possessions, la répression se fait plus dure à l'égard des homosexuels, comme à l'égard des Juifs ou des hérétiques. Les sociétés prospères et victorieuses sont tolérantes, les sociétés confrontées à des revers le sont moins. C'est pourquoi le concile de Latran III prend, à la fin du XIIè siècle, des dispositions très sévères à l'égard des clercs sodomites : ils sont voués au monastère, puis au bûcher.

Cette réalité nous renvoie à l'idée des deux Moyen Age : ce qui fonde la théologie du XIIIè siècle, c'est la lutte contre l'hérésie - je pense bien entendu à l'hérésie cathare. Ceux qui se proclament purs, et contre lesquels lutte l'Église, rejettent, rappelons-le, l'acte sexuel et la procréation, la prison de la chair, etc.

Par contrecoup, l'Église et l'université en viennent à exalter la nature, et établissent une sorte de norme naturelle ; les grands théologiens du XIIIè siècle, dont saint Thomas d'Aquin, sont des théologiens de la nature, tandis que les poètes, comme Jean de Meun, exaltent dame Nature, que les franciscains s'adressent à frère Soleil ou à sœur Lune, et que la végétation envahit l'architecture gothique...

L'HISTOIRE : Et exalter la nature, c'est condamner les homosexuels qui commettent un péché contre nature ? 

JACQUES ROSSIAUD : Précisément. Il y aura donc, au début du XVè siècle, un regain de répression contre eux : on crée des offices spéciaux chargés de les juger ; l'Église et les autorités civiles mènent de concert cette chasse aux sorcières. Cependant, l'effervescence est plus nette en Italie qu'en France ; c'est une idée assez répandue à l'époque que l'homosexualité, « vice florentin », est réservée aux Italiens. En France, on préfère lutter contre la masturbation...

L'ANGOISSE DEVANT LA CHAIR

On dispose, pour le XVe siècle italien, de milliers d'accusations d'homosexualité. Mais ces accusations correspondent-elles à une réalité ? Faut-il en conclure que les comportements sexuels se modifient une fois qu'on a franchi les Alpes ? Ce serait naïf. N'est-ce pas plutôt une manière facile et expéditive de faire condamner ses ennemis, ses voisins, comme en d'autres temps on les accusait de sorcellerie ? Là encore, il faut se montrer très prudent dans l'utilisation des sources.

L'HISTOIREMais est-ce que la notion même d'homosexualité peut s'appliquer au Moyen Age ? Puisque le mot n'existait pas, est-ce que la chose était vraiment comprise comme un comportement sexuel spécifique ?

JACQUES ROSSIAUD : Sans aucun doute ; mais il est vrai qu'on utilisait alors le terme de sodomie, qui a une acception beaucoup plus large, puisqu'il englobe aussi un comportement hétérosexuel. Il est vrai aussi que la notion de vice contre nature n'apparaît, on l'a vu, qu'à partir du XIIIè siècle.

L'HISTOIREOn a l'impression, à vous entendre, que du point de vue de l'histoire des mœurs et de la sexualité, le Moyen Age ne peut vraiment être considéré comme un tout : façonné par une pensée grecque et latine, il se prolonge d'autre part jusque dans le XVIè siècle...

JACQUES ROSSIAUD : Je crois en effet que la césure, du point de vue de l'histoire des mœurs, a lieu au milieu du XVIè siècle, après le concile de Trente, qui instaure un contrôle plus rigoureux des pratiques sexuelles. Il faut à ce sujet reprendre l'idée de Lucien Febvre selon laquelle il y a deux XVIè siècle - le premier, joyeux, et le second, triste.

L'HISTOIRE : Le premier, joyeux, est encore médiéval ? L'idée d'un Moyen Age sur lequel aurait pesé la chape de plomb des interdits chrétiens, vous la récusez donc aussi ?

JACQUES ROSSIAUD : Oui. D'abord, parce que cette chape de plomb s'est considérablement allégée au XVe siècle. Mais surtout parce qu'il y a eu, non pas une morale, mais des orthodoxies, un état démographique et économique de la société qui, nous l'avons vu, a pesé à son tour sur le dogme et l'enseignement chrétiens ; il y a eu une réprobation vis-à-vis du sexe, mais, simultanément, des tolérances.

Je rapprocherais volontiers la position de l'Église vis-à-vis du plaisir de celle qu'elle a eue vis-à-vis de l'usure : la condamnation ecclésiastique du prêt à intérêt n'a pas empêché celui-ci de se développer, l'Occident de connaître l'essor économique que l'on sait, le capitalisme de naître, et toute une casuistique de cette faute et de sa rédemption de se développer en conséquence.

Et puis, ce que je voudrais dire aussi, c'est que la réprobation du plaisir n'est en aucun cas spécifique de la pensée chrétienne. Il me semble que cela recoupe, cette angoisse devant la chair, une disposition beaucoup plus générale de l'esprit humain, qui déborde le cadre religieux : aujourd'hui encore, l'évocation du plaisir sans amour reste un sujet tabou, et le Moyen Age, parce qu'il avait ses tabous, sa rhétorique et ses conventions sociales, n'a pas ressenti cette angoisse beaucoup plus que d'autres époques.

(1) Cf. Jacques Berlioz, « Récits polissons à la manière de Boccace », L'Histoire n° 170, p. 90.

(2) John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, trad. A. Tachet, Paris, Gallimard, 1985.

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