A L'OMBRE DES MARIS
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1972 |
Troisième chanson consacrée aux "cocus", et troisième façon bien décalée de traiter le sujet : après le mari trompé et qui ne s'en soucie guère (Le cocu), puis l'amant qui découvre que sa maîtresse a renoué avec son mari (La traîtresse), l'amant choisit ici ses maîtresses en fonction de la sympathie que lui inspirent les maris, comme en écho au souvenir de l'amitié de Brassens avec Marcel Planche (cf. Chanson pour l'Auvergnat). Le paradoxe ("Certains sont si courtois, si bons, si chaleureux, / Que, même après avoir cessé d'aimer leur femme, / On fait encor semblant uniquement pour eux") nous vaut entre autres un savoureux détournement de l'Evangile en guise de refrain : "Ne jetez pas la pierre à la femme adultère, / Je suis derrière..."
LA BELLE ÉPOQUE DE L'ADULTÈRE
(Les Collections de L'Histoire n°5 ; Alain Corbin ; juin-août 1999)
La Belle Époque a promu la maison de rendez-vous, au détriment du grossier lupanar. Et tandis que la « cocotte » prend l'aspect d'une femme respectable, l'épouse bourgeoise s'érotise lentement.
L'histoire de la maîtresse au XIXe siècle prolonge très certainement un lointain mouvement. A Nantes, vers 1775 déjà, les bons bourgeois se sentent moins tentés que naguère par les plaisirs de l'amour ancillaire (1). Ils préfèrent désormais entretenir une fille et la mettre dans ses meubles. A l'assaut sans véritable conquête, permis par le simple rapport de domination qui s'exerce entre le maître et la servante, tend à se substituer une relation, certes à coloration vénale, mais teintée de respectabilité et, on peut le supposer, pimentée de sentiment.
Tel est bien le modèle de la fille entretenue qui se précise au XIXe siècle, tandis que se diffuse, au sein de la jeunesse pauvre et déracinée des grandes villes proliférantes, ce que l'historien Edward Shorter baptise « amour romanesque » (2).
Très schématiquement, on pourrait, à ce propos, découper deux périodes dans ce long XIXe siècle qui conduit de la Révolution à la Première Guerre mondiale. Jusqu'au cœur du Second Empire (1852-1870), l'emprise d'un modèle ancien, qui tente de contrôler les conduites déviantes, demeure très forte. Les autorités urbaines entendent bien que la sexualité vénale revête un caractère strictement utilitaire, instrumental. Elles désirent lui voir jouer le rôle d'« égout séminal ».
Dans la maison de tolérance voulue par la préfecture de police et dessinée, tardivement, par l'expert Parent-Duchâtelet (3), pas de promiscuité, pas de sexualité de groupe, pas d'érotisme raffiné, pas d'épanchement sentimental. Le client, soulagé, doit être rendu intact à sa famille et à la société, après quelques minutes passées en compagnie de filles dont on s'efforce par ailleurs, avec plus ou moins de succès, de discipliner les conduites par une surveillance minutieuse et un savant dressage somatique.
Dans le même temps, le concubinage prolifère, tout au moins dans les grandes villes. Mais, contrairement cette fois à ce que prétend Edward Shorter, d'accord en cela avec Louis Chevalier (4), il ne semble pas que ce type de conduite caractérise spécialement les couples issus du peuple. Au contraire, les unions illégitimes se nouent souvent entre des petits ou des moyens bourgeois, des étudiants, des artistes, des patrons de l'artisanat ou du commerce et des filles du peuple : grisettes, ouvrières à l'aiguille, employées de magasin. Concubinage temporaire, élaboré sous le signe de l'incompréhension, voué à l'insatisfaction et à une rupture rapide, relation sexuelle par-delà les barrières de classe, qui n'a pu que marquer profondément les sensibilités et gêner l'épanouissement ultérieur des unions conjugales, généralement plus conformes aux clivages sociaux.
La maîtresse de vaudeville
La multiplication des filles entretenues, notamment sous la monarchie de Juillet, ressortit au même type de conduite. Balzac, dans Une double famille, a magnifiquement retracé les plaisirs et les affres de cette forme de liaisons, socialement disparates, qui pouvait conduire à la constitution de deux familles parallèles.
Ce concubinage et cette forme de vénalité sexuelle semblent être alors considérés comme des exutoires indispensables aux passions masculines contrariées par les stratégies matrimoniales. La théorie scientifique qui, pour l'heure, joue contre l'orgasme féminin au sein de l'union conjugale, l'angélisme romantique qui tend à faire oublier à la jeune bourgeoise qu'elle a un corps, les progrès, au sein du même milieu, de l'intimité d'un foyer centré sur l'éducation de l'enfant favorisent, par contrecoup, la prolifération de cette sexualité illégitime, sans doute assez décevante, tolérée mais plus ou moins discrètement surveillée par les autorités et par l'opinion.
Durant le dernier tiers du siècle, pour autant qu'il soit pertinent d'établir en ce domaine une rupture chronologique aussi précise, l'évolution de la sensibilité, celle des formes du désir entraînent une lente modification des conduites et l'ascension du modèle de la maîtresse, telle que la popularisera le vaudeville de la Belle Époque.
Nombreux sont les facteurs qui jouent en faveur de cette émergence, et tout d'abord le souci d'imitation. A l'évidence, à partir du Second Empire, le modèle aristocratique exerce une fascination toute particulière sur la bonne et même sur la petite bourgeoisie. Il s'agit, pour ces catégories, de légitimer leur position. S'exhiber en compagnie d'une maîtresse qui soit une femme à la mode, s'afficher avec une grande courtisane, voire, en province, avec une chanteuse de « caf'conc' » ou de « beuglant », entrent dans cette stratégie d'accumulation des valeurs symboliques qui fait qu'il est devenu de bon ton de collectionner les maîtres hollandais ou de fréquenter les grands restaurants. La diffusion sociale, et donc la dévaluation, de la gastronomie, de la galanterie, de l'adultère et de la collection ressortit à une même visée. Dans le roman de Flaubert, « l'éducation sentimentale » du petit provincial Frédéric Moreau implique tout à la fois la maîtresse aristocratique et l'expérience de la courtisane ; elle conduit le héros à frôler l'adultère bourgeois.
Il convient ici de souligner l'importance de ces demi-mondaines, qui obsédaient Alexandre Dumas fils ; frange inférieure du « monde », où risquent de se retrouver des filles sans dot, des veuves encore joyeuses, des épouses séparées, en bref des victimes de la relégation sociale de la femme seule, et quelques cocottes ou grandes « horizontales » auxquelles les hasards des rencontres ou bien une chair blonde et duveteuse ont permis d'effectuer une ascension météorique. Creuset en grande partie fantasmatique, indéfinissable frontière, le « demi-monde » fonctionne comme un contre-modèle fascinant.
Tout se passe, en outre, comme si, à ce moment, « l'amour romanesque » dont nous parle Edward Shorter commençait d'imprégner plus largement les sensibilités bourgeoises et, de ce fait, de mettre en péril les stratégies matrimoniales raffinées qui étaient jusqu'alors de règle dans ce milieu. La contestation de la pratique de la dot et du mercantilisme parental, très vive en cette fin de siècle, témoigne bien de cette remise en cause.
L'évolution se manifeste aussi dans ce discours, abondant et multiforme, qui dessine l'image idéale d'un nouveau couple, plus fraternel et plus uni, composé d'une jeune fille avertie et cultivée, et d'un fiancé qui ne correspond plus au stéréotype du célibataire vieillissant, désireux d'enterrer sa vie de garçon. Nouveau couple qui ébauche une démocratie familiale, symbole de celle que la République triomphante tentera de créer à l'échelle de la nation durant les deux dernières décennies du siècle.
C'est alors, et le synchronisme est à souligner, que les pratiques contraceptives se développent massivement au sein de la société française ; c'est alors que le divorce est rétabli. En 1907, Léon Blum propose un nouveau modèle d'entente conjugale, fondé sur l'expérience anténuptiale des deux sexes, tandis que Madeleine Pelletier prêche alors en faveur de l'émancipation sexuelle de la femme. Déjà celles que le romancier Marcel Prévost a baptisées les « demi-vierges » se montrent friandes de flirt, n'hésitent plus à faire de la bicyclette, du tennis et à se laisser caresser ; bref, les signes sont multiples de ces craquements qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, conduiront à la garçonne.
L'obsession de Maupassant
On comprend mieux, dès lors, la fascination exercée par l'adultère au sein de la bourgeoisie ; thème obsédant s'il en fut, qui envahit le roman comme le vaudeville. La bourgeoise libérée, qui a pris possession du centre des grandes villes, qui ne craint plus d'y circuler seule et même de s'exhiber à la terrasse des cafés à la mode, devient énigmatique. Les trous de son emploi du temps, la liberté nouvelle qui lui est offerte par les séjours dans les stations thermales ou balnéaires, la multiplication des lieux de rencontre et de rendez-vous hantent l'imagination des hommes séduits et atterrés tout à la fois. Si l'on vient rire à Feydeau, c'est afin d'exorciser l'anxiété que suscite cet érotisme nouveau.
La démographie historique se révèle impuissante à quantifier les rapports adultérins ; en outre, l'essor des pratiques contraceptives rend vaines toutes les tentatives scientifiques de mesurer la sexualité extra-conjugale. L'historien, en ce domaine, se trouve donc réduit à raisonner sur des probabilités, à privilégier les systèmes d'images, les formes du désir, l'évolution des fantasmes ou bien encore à établir une typologie des liaisons.
A ce propos, l'étude d'Anne-Marie Sohn (5) tend à montrer qu'au sein de la bourgeoisie, le couple adultérin s'écarte radicalement du concubinage que nous appellerons traditionnel. Cette fois, les deux partenaires appartiennent au même milieu ; ils ont sensiblement le même âge et le même niveau de culture. Il apparaît évident que l'attirance mutuelle fonde désormais ces liaisons qui ne fonctionnent plus comme de simples défouloirs.
Assez curieusement, du moins à première vue, cette fascination de l'adultère s'accompagne, dans le même milieu, d'une recrudescence de la tentation et, sans doute, de la pratique de l'amour ancillaire. On connaît le penchant de Trublot, le personnage de Pot-Bouille de Zola, pour les petites bonnes de ses amis ; et chacun garde en mémoire les révélations du Journal d'une femme de chambre de Mirbeau. Chez Maupassant, le thème se fait obsessionnel, tandis que le psychiatre Krafft-Ebing parle de « fétichisme du tablier ». La relégation des bonnes dans une chambrette du sixième étage facilite désormais les écarts de Monsieur et de son fils.
Parallèlement, les conduites vénales se trouvent réorientées : l'« égout séminal » rêvé par les réglementaristes du Consulat et de l'Empire répond mal aux nouveaux désirs. La maison de tolérance de quartier est en crise. Les nudités offusquantes et vulgaires du bordel, les rapports en série rebutent la clientèle des employés de bureau, des voyageurs de commerce, des commis de boutique et des étudiants ; ils commencent même de répugner à ces militaires qui avaient fait la fortune des tenancières. Le célibataire petit bourgeois, comme l'homme marié, rêve de posséder l'épouse de l'autre.
La recherche d'un rapport affectif, teinté d'érotisme et fondé sur la connaissance mutuelle, sur l'échange des regards et des lèvres, dessine un mode de relation prostitutionnelle nouveau ; bien que, par nécessité et par définition, celui-ci repose sur l'illusion et sur le simulacre. Un accord tacite impose aux deux partenaires de faire semblant ; mais rien n'empêche le client de caresser l'espoir sans cesse renaissant que, par le jeu de la séduction, le simulacre pourra se muer en réalité. C'est ce complexe théâtre d'ombres qui constitue cette maison de rendez-vous dont de nombreux témoins soulignent l'essor à la fin du siècle, tout au moins à Paris et dans les très grandes villes.
Le succès des maisons de rendez-vous
Les rencontres s'y déroulent l'après-midi. Les femmes qui fréquentent ce type d'établissement ont une allure respectable ; elles sont « en chapeau ». Les présentations s'opèrent au salon, autour d'une tasse de thé, parfois au son du piano. Le ton de la conversation, les meubles capitonnés, l'aisance apparente de la proxénète qui organise la rencontre, tout concourt à entretenir l'illusion de la conjugalité bourgeoise. Le prix fort exigé par la femme, la durée plus longue des ébats, du moins si l'on en croit les agents de la police des mœurs, prouvent bien que tout est fait pour se distinguer de la maison de tolérance traditionnelle et même du luxueux bordel « fin de siècle ». Les experts de la préfecture nous disent que les prostituées sont loin d'être les seules à se rendre à de tels rendez-vous. L'extrême prudence imposée par le préfet Lépine aux agents qui, très discrètement, surveillent ces établissements, tend à accréditer cette hypothèse.
L'essor du nombre des prostituées clandestines, la multiplication des « trottins », d'allure respectable, qui savent entraîner dans leur sillage les marcheurs des grands boulevards et qui, contrairement aux filles soumises d'autrefois, n'hésitent pas à s'exhiber aux lumières et à se rendre dans les endroits les plus chics, reflètent cette évolution des sensibilités érotiques. Le grand succès des prostituées clandestines installées dans les débits de boissons, au lendemain de la loi de 1880 qui libéralisa le commerce de ces établissements, atteste aussi cette recherche du simulacre de la sentimentalité.
Bien d'autres facteurs jouent, ici, en faveur de l'image de la « maîtresse » ; je n'en citerai qu'un, pour terminer : l'anxiété suscitée au sein de la bourgeoisie par l'ascension du mythe de l'hérédosyphilis (6) entre 1880 et 1914. La crainte de voir sa descendance compromise par des germes montés du peuple et de la sentine du vice public joue en faveur de l'adultère, vénal ou non. A tort ou à raison, l'apparence respectable du partenaire tranquillise. Ne voit-on pas certains messieurs s'entendre et se réserver les services d'une maîtresse en commandite, à laquelle ils interdisent tout rapport sexuel en dehors du cercle choisi, cela afin de mieux se garantir de la contagion ?
Le caractère majeur de la sexualité fin de siècle est bien le brouillage qui s'opère, la confusion des modèles. L'épouse bourgeoise s'érotise lentement tandis que nombre de prostituées se mettent à ressembler à des femmes respectables. Les policiers eux-mêmes y perdent leur latin ; la frontière entre l'adultère et l'adultère vénal tend à leur échapper. La répartition des rôles a perdu de sa rigueur : l'épouse prétend jouir et, dès lors, elle permet à la femme vénale de lui ressembler. La proxénète de maison de rendez-vous sait jouer de cette confusion. Chez elle, du moins on le dit et cela suffit à créer le désarroi, le bourgeois en goguette risque de croiser son épouse ou sa fille aussi bien que sa maîtresse.
(1) Cf. J. Depauw, « Amour illégitime et société à Nantes au XVIIIe siècle », Annales ESC, juillet-octobre 1972.
(2) Ed. Shorter, Naissance de la famille moderne, Paris, Le Seuil, 1977.
(3) Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, présenté et annoté par A. Corbin, Paris, Le Seuil, 1981.
(4) L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.
(5) A.-M. Sohn, « Les rôles féminins dans la vie privée : approche méthodologique et bilan de recherches », Revue d'histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 1981.
(6) Syphilis congénitale, alors présumée, à tort, héréditaire.