TOMBÉ DU CIEL

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1946 (inédit 1947)

Avant la guerre, le Fou chantant montait sans cesse au ciel, porté par ses ailes d'homme-oiseau (ex.Les oiseaux de Paris ; Hop ! Hop !) ; après la guerre, le chanteur-poète bourgeois se dit "tombé du ciel" dans une chanson d'un angélisme désarmant qui s'extasie sur les beautés du monde dans un grand concert de violons.

FALLAIT-IL BOMBARDER HIROSHIMA ?
(L'Histoire n°188 ; André Kaspi ; mai 1995)

Au matin du 6 août 1945, une superforteresse volante américaine lance la première bombe atomique sur Hiroshima. Quatre jours plus tard, c'est Nagasaki qui est prise pour cible. Au terme de longues semaines de réflexion du président Truman, et de réticences des savants atomistes américains, effrayés par leur propre découverte. Au total, des dizaines de milliers de victimes civiles. Aujourd'hui, la controverse n'est pas close parmi les historiens : fallait-il bombarder Hiroshima ?

Le 6 août 1945, le colonel Paul W. Tibbets pilote l'Enola Gay, une superforteresse volante B-29. Il vient de décoller d'une base située à Tinian, dans l'archipel des Mariannes. A bord, une bombe de 4,5 tonnes de taille réduite qu'on a baptisée « le petit garçon » (Little Boy). L'Enola Gay prend la direction du Japon. Elle est précédée par un appareil de la météo et accompagnée par deux avions d'observation. Six heures plus tard, la flottille survole le Japon. A 8 h 15 (heure japonaise, soit le 5 août à 19 h 15 à Washington), le B-29 largue la bombe sur Hiroshima.

Dans Le Monde du 9 août, Tibbets raconte : « Nous n'avions rencontré aucune opposition de la part de l'ennemi, la visibilité était excellente et nous avons lancé la bombe sans nous servir de nos instruments de bord, à 9 h 15 exactement. [...] Lorsque la bombe eut été lâchée, nous savions que nous avions déchaîné l'enfer et, pendant la durée de la chute, j'ai manœuvré pour éloigner l'appareil le plus possible du centre de l'explosion. Il est difficile de s'imaginer ce que nous avons vu ensuite : cet éclat aveuglant de l'explosion et cette effrayante masse de fumée noire qui montait vers nous à une vitesse extraordinaire après avoir couvert toute la ville, dont nous pouvions distinguer quelques instants auparavant les rues et les grands immeubles. » (1) Au sol, des dizaines de milliers de morts, au moins 70 000, peut-être 100 000, sans doute 200 000 si l'on ajoute celles et ceux qui mourront d'irradiation dans les cinq années suivantes.

Depuis cinquante ans, la même question revient, lancinante, insoutenable : fallait-il bombarder Hiroshima ? Le Japon, dit-on, n'en pouvait plus. Il s'apprêtait à déposer les armes. Les Américains auraient dû attendre encore quelques jours, au maximum quelques semaines. A moins qu'ils n'aient tenté de faire peur à l'Union soviétique, d'imposer leur hégémonie sur le monde de l'après-guerre, et qu'ils ne portent du coup la responsabilité de la guerre froide. Beaucoup estiment aujourd'hui, au Japon comme aux États-Unis, que le bombardement atomique de 1945 entre dans la catégorie des crimes de guerre. S'il est un débat qui n'en finit pas, dans lequel s'entrechoquent des arguments militaires, politiques, moraux et spirituels, c'est bien celui-là. Rien de plus naturel, à condition qu'on reconstitue, sans anachronisme ni a priori, les motivations des uns et des autres.

LES ETAPES DE L'AVENTURE ATOMIQUE

En 1939, les Américains héritent d'une « aventure atomique » qui remonte à la fin du XIXe siècle (2). Elle a pris naissance en France, avec Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie ; elle a considérablement progressé dans les années 1930 grâce à Frédéric et Irène Joliot-Curie. En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, au Danemark aussi, d'autres savants font progresser nos connaissances sur la radioactivité, découvrent les propriétés de l'uranium, la fission de l'atome, les utilisations de l'eau lourde. Mais les bouleversements politiques créent une nouvelle géographie de la recherche. L'Allemagne nazie et l'Italie fasciste contraignent à l'exil leurs savants juifs. Ce n'est pas par hasard que l'Allemand Albert Einstein, l'Italien Enrico Fermi, le Hongrois Léo Szilard et quelques autres ont choisi de traverser l'Atlantique et de s'établir aux États-Unis. La guerre de 1939-1940 aggrave encore le chambardement. Les nazis dominent à présent l'Europe continentale. En Amérique, les grandes universités du Nord-Est, du Middle West et de la Californie ne pratiquent pas le drainage des cerveaux. Elles accueillent à bras ouverts les persécutés, les exilés et les réfugiés, les ennemis de l'Ordre nouveau, ceux qui refusent de servir Hitler et ses séides.

En 1939, avant même que la guerre éclate en Europe, Szilard tente de faire comprendre ses inquiétudes aux autorités américaines. Les Allemands ont pris de l'avance. Ils pourraient faire gagner à leur pays la course atomique. Les États-Unis devraient saisir le danger et y faire face, même s'ils sont encore neutres et empêtrés dans leur législation isolationniste. Il parvient à convaincre Einstein qui, par un ami, transmet une lettre à Franklin Roosevelt. A supposer que des savants parviennent un jour à fabriquer une bombe atomique, écrit-il le 2 août au président des États-Unis, « une seule de ces bombes, introduite par bateau dans un port, pourrait fort bien détruire entièrement le port et raser complètement le territoire environnant. De telles bombes pourraient se révéler trop lourdes pour le transport par air. » (3)

Roosevelt a compris. Il crée le Comité consultatif de l'uranium. Le gouvernement fédéral encouragera et financera la recherche atomique. Étonnante, cette intuition ? Sans doute, mais Roosevelt a toujours été séduit par les armes nouvelles et quelquefois farfelues - il imaginera une attaque des villes japonaises par des armées de chauves-souris, ou bien par des abeilles et des serpents ; il accordera des subventions à la recherche de substances toxiques qui provoqueraient des anthrax ou le botulisme… Le Comité de la recherche pour la défense nationale, puis le Bureau de la recherche et du développement scientifique (Office of Scientific Research and Development) sont confiés à Vannevar Bush, le président de la Carnegie Institution. La section S-1 a pour mission de découvrir s'il est possible de fabriquer une bombe atomique.

Le choc de Pearl Harbor (7 décembre 1941) exerce ses effets. En 1942, Roosevelt place les savants sous l'autorité du général Leslie Groves. L'opération reçoit le nom de code Manhattan. L'argent coule à flot, au total près de deux milliards de dollars. A Los Alamos au Nouveau-Mexique, sous la direction scientifique de Robert Oppenheimer, à Oak Ridge dans le Tennessee, à Hanford dans le Washington, contraints à l'isolement le plus total, les hommes de l'atome, main dans la main avec les industriels et les militaires, travaillent à la réussite de l'entreprise. Et dans la fièvre, car les Allemands pourraient bien aller plus vite. Si Hitler détient l'arme atomique, il imposera à la planète sa démence, ses volontés politiques, sa conception du monde. L'enjeu est formidable. Ce qu'ignorent les Américains et les Britanniques, c'est qu'au même moment les nazis ont renoncé aux recherches atomiques pour consacrer tous leurs efforts à la fabrication d'armes balistiques, comme les V1 et les V2.

Dans cette perspective, la bombe atomique devra servir. Elle permettra tout simplement de gagner la guerre. « Je n'ai jamais entendu, à aucun moment de 1941 à 1945, témoigne Henry Stimson, le secrétaire à la Guerre, suggérer par le président ou par un membre responsable du gouvernement que l'énergie atomique ne devrait pas être utilisée pendant la guerre. Nous comprenions tous, bien entendu, la responsabilité que comportait notre tentative de donner le jour à une arme aussi dévastatrice. Le président Roosevelt m'entretint souvent et spécialement de la conscience qu'il avait de la puissance catastrophique de notre travail. Mais le travail devait être accompli puisque nous étions en guerre. » (4)

Jusqu'à la fin de sa vie, Roosevelt conserve cette conviction. En 1944, toutefois, la situation militaire a changé. Les armées alliées ont débarqué en Normandie le 6 juin. Non sans difficultés, elles progressent en direction de l'Allemagne. Lorsque Roosevelt et Churchill évoquent, une fois de plus, l'utilisation de l'énergie atomique, le 18 septembre à Hyde Park, une bonne partie de la France est déjà libérée. Et la bombe n'est toujours pas opérationnelle. A supposer qu'elle le soit à la fin du printemps prochain, les Alliés peuvent raisonnablement espérer que la guerre contre l'Allemagne nazie aura alors pris fin, qu'à tout le moins les armées alliées auront envahi le territoire allemand. Il ne sera plus nécessaire, il sera même impossible de recourir à cette arme révolutionnaire. En revanche, contre le Japon, elle pourrait, « après mûre réflexion », être utilisée, d'autant que l'hostilité à l'encontre des Japonais est encore plus forte aux États-Unis que l'hostilité à l'encontre des nazis - Pearl Harbor oblige. Dès lors, les stratèges américains dressent les plans d'une attaque atomique contre des objectifs japonais.

LES TERRIBLES COMBATS D'IWO JIMA

Le 12 avril 1945, Roosevelt meurt soudainement. Harry Truman, le vice-président, lui succède conformément à la Constitution. Truman ignore tout des recherches atomiques. Stimson et Groves ne le mettent au courant que le 25 avril. A ses yeux, la décision est déjà prise, et bien prise : la bombe atomique sera utilisée contre le Japon. Son raisonnement, comme celui de ses conseillers, est pour l'essentiel d'ordre militaire. Les Japonais continuent le combat avec un acharnement redoutable. Ils donnent l'impression qu'ils sont prêts à mourir pour l'honneur, qu'ils tueront autant d'ennemis que possible, que leurs chefs ne parviennent pas à reconnaître l'inéluctable défaite.

Les preuves de cette obstination ne manquent pas. Les marines ont débarqué dans l'îlot d'Iwo Jima le 19 février 1945. Après un mois de combat dans « le Hachoir » ou dans « la Gorge sanglante », les Américains y ont perdu 7000 hommes et comptent 20000 blessés. Un marine sur trois tués dans le Pacifique est mort à Iwo Jima. Le 1er avril, c'est sur Okinawa que les Américains prennent pied. Les Japonais sont décidés à livrer, ici comme là-bas, un Tennozan, une bataille décisive, sans merci (5). Ils perdent 110000 hommes, et 7500 sont faits prisonniers. Du côté américain, les combats entraînent la mort de 12500 soldats et marins ; plus de 37000 sont blessés. Dans la population civile de l'île, il y a 150000 morts. L'opération devait durer 45 jours. Elle est terminée après 80 jours d'une véritable boucherie.

Pendant ce temps, les navires américains sont attaqués par des pilotes kamikazes qui projettent leur appareil sur le pont et se suicident en hommage à l'empereur. En guise de représailles, Tokyo subit les raids américains les plus meurtriers. En mars, 279 avions ont largué 1667 tonnes de bombes et tué 83000 personnes. Les abords des ports japonais sont minés. Le blocus de l'archipel a commencé. Les Japonais finiront bien par céder, ne fût-ce que sous l'effet de la famine. Les Américains en sont persuadés. Ils ont la maîtrise du ciel et des mers. Mais il faudra, malgré tout, débarquer, et cette fois au centre du dispositif ennemi.

Kyu-Shu est la prochaine cible, sans doute pour le 1er novembre. Hondo, l'île centrale, sera attaquée en 1946. L'état-major américain croit savoir que les Japonais résisteront jusqu'au bout, avec tous les moyens dont ils disposent, y compris les plus rudimentaires. A Okinawa, ils n'avaient que deux divisions et quelques unités. Au cœur du pays, ils peuvent compter sur quatorze divisions et cinq brigades qui ont pris position dans des grottes, des bunkers, des abris bétonnés. Au total, environ deux millions de soldats, peut-être davantage. Sans aucun doute, la population civile défendra-t-elle, pied à pied, le sol de la mère-patrie. Les militaires lui confieront des explosifs, des pieux en bois. Tous les moyens seront bons pour tuer des ennemis. Les stratèges de Washington évaluent les pertes américaines aux environs du million de morts.

Truman n'a pas le choix. Pourtant, au moment décisif, il tient à réfléchir encore. « Je n'aime pas cette arme », note-t-il dans son journal. Peu importe. Le Comité intérimaire, qui, en mai 1945, réunit militaires, politiques et savants, lui donne le même conseil que les experts. Peut-il sacrifier la vie de milliers d'Américains sous prétexte qu'il éprouve des états d'âme ? Quelques savants, parmi lesquels Szilard, plus hostiles à l'Allemagne nazie qu'au Japon, ou bien effrayés par leurs responsabilités, recommandent maintenant au président de lancer un ultimatum aux Japonais, de leur révéler l'existence de cette arme extraordinaire, voire de faire exploser une bombe atomique en un lieu désert pour montrer à l'ennemi ses effets dévastateurs. Mais les fanatiques de Tokyo comprendront-ils une simple mise en garde ?

Truman choisit une autre voie. A la fin du mois de juillet 1945, il confère à Potsdam avec Staline et Churchill, quand il apprend que le 16, à Alamogordo (Nouveau-Mexique), une bombe atomique a explosé à titre expérimental. L'essai a donné pleine satisfaction. Le bombardement d'un site japonais peut désormais avoir lieu entre le 1er et le 10 août. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine adressent, le 26 juillet, un ultimatum à Tokyo. Le Japon est sommé de déposer les armes. La reddition sans conditions vaudra pour les forces armées, pas pour la nation tout entière. Sinon, le pays subira « une destruction rapide et totale ». Dès le lendemain, Tokyo rejette l'ultimatum, sans doute parce que rien n'est dit sur le sort de l'empereur.

Truman ordonne alors que la bombe atomique soit lâchée sur Hiroshima, une fois qu'il aura quitté l'Europe, c'est-à-dire après le 2 août. L'explosion lui est annoncée alors qu'il navigue sur l'Atlantique. A Washington, le 6 août à 11 heures, la Maison Blanche publie le message du président : « ll y a seize heures, un avion américain a largué une bombe sur Hiroshima. [...] C'est une bombe atomique. [...] Nous sommes maintenant prêts à rayer de la carte rapidement et complètement toute entreprise productive que les Japonais peuvent avoir dans n'importe quelle ville. Nous détruirons leurs docks, leurs usines, leurs communications. Il ne faut pas se tromper. Nous détruirons complètement la puissance qui permet au Japon de poursuivre la guerre. [...] S'ils n 'acceptent pas nos conditions maintenant, ils peuvent s'attendre à une pluie de ruine qui tombera du ciel, une pluie qu'on n 'a encore jamais vue sur notre terre. »

Les événements se précipitent. Le 8 août, les Soviétiques renoncent à leur neutralité dans le conflit du Pacifique et déclarent la guerre au Japon. Leurs armées font mouvement vers la Mongolie et ne tarderont pas à repousser les Japonais au-delà du 38e parallèle en Corée. Le 9 août, les Américains larguent une seconde bombe atomique, une bombe au plutonium baptisée « le gros homme » (Fat Man), cette fois-ci sur la ville de Nagasaki. Le 10 août, le Conseil suprême de la guerre accepte, à la demande expresse de l'empereur, la reddition sans conditions, si le régime impérial est maintenu. Les États-Unis donnent leur accord. Le 15 août, Hirohito prononce un discours par lequel il reconnaît la défaite du Japon. Les États-Unis ont mis fin à la guerre, grâce aux deux bombes atomiques. Einstein, Szilard et Roosevelt avaient vu juste, six ans auparavant. Pourtant, il est difficile de ne pas poser une question. La capitulation du Japon, signée le 2 septembre sur le cuirassé Missouri, est-ce bien la fin du long cauchemar ou le début de la guerre froide ?

Dès 1948, un Anglais, P. M. S. Blackett, ouvre le dossier. Il s'appuie sur les experts qui recommandaient d'attendre la chute du Japon sans recourir à la bombe atomique (6). Parmi eux, le général Eisenhower. En 1965, un politiste américain, Gar Alperovitz, va beaucoup plus loin. Il soutient que les États-Unis ont pratiqué « la diplomatie atomique », qu'ils ont voulu, à Hiroshima comme à Nagasaki, faire peur à l'Union soviétique, et non abattre un Japon qui n'avait plus les moyens de résister, qu'en un mot les Japonais ont été les premières victimes de la guerre froide (7). Voilà une accusation qui mérite un examen attentif.

Roosevelt n'a jamais cessé de manifester son goût du secret, sa volonté de conserver pour les États-Unis le monopole atomique. Il n'empêche que, dans un premier temps, il s'appuie sur la coopération de la Grande-Bretagne. C'est tout naturel. A la différence des Français, les savants anglais ne subissent pas l'occupation allemande. Ils sont libres, continuent de travailler et tâchent de devancer, autant que possible, leurs collègues allemands. Dès avril 1940, ils siègent, au ministère de la Production aéronautique britannique, dans le comité MAUD qui réfléchit sur la possibilité de fabriquer une bombe atomique. Un an plus tard, le comité conclut que seuls les États-Unis possèdent les forces qui permettront d'atteindre l'objectif.

Les Britanniques souhaitent un partenariat, étroit et confiant, avec leurs cousins d'outre-Atlantique. Roosevelt partage cet avis jusqu'en décembre 1942, lorsqu'il apprend que la Grande-Bretagne et l'Union soviétique ont signé un accord pour échanger des informations scientifiques. Churchill doit alors batailler pour obtenir le rétablissement de la coopération. Roosevelt s'y résigne, sans doute parce qu'il estime que les deux pays sont indissolublement liés dans la paix comme dans la guerre, que les États-Unis ont besoin d'un relais solide en Europe, qu'il vaut mieux, dans ces conditions, renforcer la Grande-Bretagne que l'affaiblir. Il va de soi que, pour lui, les Anglais ne peuvent être que des « junior partners », des associés minoritaires. Pas question, en revanche, d'accueillir dans le club atomique les Français, trop bavards, trop sensibles à l'influence communiste. Si des physiciens et des chimistes français travaillent au Canada auprès des Britanniques, encore convient-il de les surveiller et d'exiger des Anglais qu'ils soient eux-mêmes très vigilants.

Les Soviétiques, eux, ne recevront aucune information. Tant pis pour les savants qui ne comprennent pas la nécessité du secret ! Ils ont l'habitude de faire connaître leurs travaux, de publier aussi vite que possible les résultats auxquels ils sont parvenus et croient, dur comme fer, à l'idée d'une communauté internationale des connaissances. En temps de guerre, c'est une erreur. Les politiques, Roosevelt à leur tête, ont vite compris que l'arme atomique ouvre une ère nouvelle dans les relations internationales, que la puissance sera désormais fondée sur la possession de la bombe, que les États-Unis seront les maîtres de l'après-guerre pour peu qu'ils conservent le monopole atomique.

Le président n'ignore pas que la Grande Alliance n'exclut pas les arrière-pensées. S'ils sont avertis, les Soviétiques réclameront immédiatement d'entrer de plain-pied dans le club. Ce n'est pas souhaitable. Les Américains et les Britanniques cherchent à fabriquer une bombe atomique. Ils n'ont pas encore trouvé. Pourquoi partager avec les communistes le bilan d'une recherche inachevée ? Dans la guerre contre l'Allemagne nazie, il faut aider Staline, expédier à destination de l'Armée rouge des tonnes de matériel, mettre sur pied l'Organisation des Nations Unies. Mais le retour de la paix pourrait bien porter un coup fatal à l'amitié soviéto-américaine. Un excès de confiance nuirait. Les intérêts des États-Unis ne coïncident évidemment pas avec ceux de l'URSS. Niels Bohr en fait l'expérience. Physicien danois, prix Nobel en 1922, il réussit à gagner l'Angleterre, puis les États-Unis en 1943. Il plaide pour la coopération avec l'URSS dans le domaine atomique. Ni Churchill ni Roosevelt ne cèdent à ses arguments. Les savants n'ont plus voix au chapitre.

Jusqu'à quel point Roosevelt compte-t-il sur la bombe atomique pour abattre le Japon ? A Yalta, en février 1945, il conclut avec Staline un accord secret : les Soviétiques promettent d'entrer en guerre contre les Japonais trois mois après la capitulation de l'Allemagne ; en contrepartie, les Américains acceptent que l'Union soviétique reçoive des compensations territoriales en Extrême-Orient. Roosevelt n'aurait pas pris cette décision s'il avait voulu mener une « diplomatie atomique ». Moins retors sans doute, plus brutal, Truman frappe du poing sur la table, lorsqu'il constate que les Soviétiques ne respectent pas leurs promesses de Yalta sur la Pologne. Dès son accession à la présidence, il s'inquiète de l'influence grandissante des communistes en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie. Il constate que faire pression sur Moscou relève de la quadrature du cercle. Le prêt-bail prend fin avec la capitulation de l'Allemagne, ce qui revient à dire que l'URSS n'attend plus rien des États-Unis. Tout au plus Truman espère-t-il que Staline sera plus accommodant, dès qu'il saura que les États-Unis possèdent la bombe atomique.

La conférence de Potsdam a dû le détromper. Le 24 juillet, au terme d'un après-midi de négociations, Truman dit à Staline « simplement » (« casually ») que « nous avons une nouvelle arme qui possède une force destructrice inouïe ». La réponse de Staline ne manque pas de le surprendre : « Tout ce qu'il m'a dit, note Truman, c'est qu'il était heureux d'apprendre la nouvelle et qu'il espérait que nous ferions de cette arme "un bon usage contre les Japonais". » James Byrnes et Charles Bohlen, deux conseillers de Truman, et Winston Churchill ressentent le même étonnement devant l'impassibilité de Staline. On sait depuis que les Soviétiques recevaient des informations sur les recherches américaines et que leurs espions faisaient en ce domaine un travail remarquable. Staline n'a pas cherché à simuler la surprise.

Et il n'a cédé sur rien. L'Américain et le Soviétique ont été, l'un et l'autre, d'une grande fermeté. La négociation n'a pas été affectée par l'expérience réussie d'Alamogordo. A supposer que les États-Unis aient tenté de pratiquer la « diplomatie atomique », ils ont échoué. C'est le moins qu'on puisse dire. Dans l'état actuel de nos connaissances, on peut émettre l'hypothèse que les Soviétiques entrent en guerre contre le Japon le 8 août parce qu'ils veulent recevoir le butin promis à Yalta. La destruction d'Hiroshima n'a nullement intimidé Moscou. Elle a, au contraire, accéléré son intervention. Le monopole atomique que les États-Unis détiennent jusqu'en 1949 n'a pas freiné l'expansionnisme de l'Union soviétique. Elle a continué de constituer un empire, d'aider Mao Zedong à prendre le pouvoir. Une année durant, elle a pratiqué le blocus de Berlin.

C'est que Staline dispose alors de deux atouts : ses armées occupent une grande partie de l'Europe et, par leur présence, y soutiennent les partis communistes ; ses savants travaillent d'arrache-pied pour fabriquer à leur tour la bombe atomique et bénéficient du concours de quelques « taupes »En face de telles réalités, les habiletés de Washington paraissent dérisoires.

« NOUS AVONS SEME LA TEMPÊTE »

Les Américains n'ont pas recouru a la bombe atomique de gaieté de cœur. Ils sont nombreux parmi les savants, les politiques et les journalistes, ceux qui expriment leur angoisse. « Hier, écrit Hanson Baldwin dans le New York Times du 7 août, nous avons remporté la victoire, mais nous avons semé la tempête. » L'éditorial de la Chicago Tribune exprime une crainte fort répandue : « Il n 'est pas impossible que des villes entières, que leurs habitants soient anéantis en une fraction de seconde par une seule bombe. » Et le Kansas City Star d'ajouter : « Nous avons entre nos mains une invention qui pourrait emporter la civilisation. » L'amiral William Leahy, qui préside le comité des chefs d'état-major, croit que l'arme atomique n'est pas morale. « Quelques-uns de nos savants, note-t-il, disent que la région [d'Hiroshima] sera inhabitable pendant bien des années, parce que l'explosion a rendu le sol radioactif et détruit toute vie animale. Les potentialités mortelles du bombardement atomique sont effrayantes. Nous sommes pour le moment les seuls détenteurs de cette arme. Mais d'éventuels ennemis vont l'acquérir et probablement s'en servir contre nous. » Il faudra mettre au point le contrôle international de cette nouvelle énergie, si les Soviétiques le veulent bien. Bref, comme l'observe la journaliste Anne O'Hare McCormick, la bombe atomique, c'est « l'ultimatum qui met fin à tous les ultimatums ».

Quant aux effets de la bombe atomique, personne ne peut les évaluer avec précision. Oppenheimer assiste, abasourdi, à l'expérience d'Alamogordo. Il songe alors à une phrase de la Bhagavad-Gita : « Je suis la Mort, le destructeur des mondes. » Il n'empêche qu'il sous-évalue considérablement les effets du bombardement d'Hiroshima. Sous l'influence de Szilard, un comité rédige en juin 1945 une pétition qui insiste « d'une façon pressante pour que l'on comprenne toute la gravité des problèmes résultant de la libération de l'énergie nucléaire et que l'on prenne des mesures appropriées pour la préparation des mesures nécessaires ». L'idée qui prévaut malgré tout, c'est que la guerre n'est pas achevée. L'un des savants qui n'ont pas signé la pétition de Szilard donne son sentiment : « Est-ce que les hommes de nos forces armées [...] qui risquent leur vie pour la nation n'ont pas le droit de bénéficier des armes qui ont été mises au point ? »

Un autre savant, Arthur Compton, fait part de son déchirement. Ses ancêtres étaient des pacifistes. Peut-il leur être fidèle et accepter que la bombe atomique cause d'extraordinaires destructions ? « Je voulais, reconnaît-il, que la guerre finisse. Je voulais que la vie redevienne normale. J'avais l'espoir que grâce aux bombes [atomiques], beaucoup de jeunes hommes échapperaient aux exigences de la guerre et auraient la possibilité, non pas de mourir, mais de vivre. » Dans son allocution radiodiffusée du 9 août, le président Truman exprime la même idée : « Nous avons mis au point la bombe et nous nous en sommes servis. Nous nous en sommes servis contre ceux qui nous ont attaqués sans avertissement à Pearl Harbor, contre ceux qui ont affamé, battu et exécuté des prisonniers de guerre américains, contre ceux qui ont renoncé à obéir aux lois de la guerre. Nous avons utilisé [l'arme atomique] pour raccourcir l'agonie de la guerre, pour sauver des milliers et des milliers de vies de jeunes Américains. »

Les Américains ne peuvent pas échapper, en août 1945, aux contraintes de la guerre du Pacifique. Dans le même temps, ils expriment la conviction que la bombe atomique sera une arme de dissuasion, pas une arme de combat, une arme du dernier recours, pas un instrument de la diplomatie quotidienne. Ils n'entendent surtout pas se livrer à un génocide. La preuve ? La liste des objectifs à atteindre est fixée par un comité spécial. Deux décisions capitales sont prises. D'abord, Tokyo ne sera pas bombardée. La ville avait subi de violents bombardements incendiaires au début de l'année, mais un bombardement atomique ferait un nombre insupportable de victimes civiles. D'autre part, Kyoto ne sera pas non plus visée, parce que, dit Stimson, c'est une ville historique, une ville d'art qui symbolise la civilisation japonaise et que sa destruction rendrait impossible toute réconciliation entre le Japon et les États-Unis. Si Hiroshima et Nagasaki sont choisies, c'est qu'elles abritent des usines qui travaillent pour les industries de guerre et des installations militaires.

Le débat vient de rebondir. Pour commémorer le cinquantième anniversaire du bombardement d'Hiroshima, le service postal des États-Unis a émis un timbre. L'image représente le champignon atomique. En légende : « Les bombes atomiques ont hâté la fin de la guerre. Août 1945. » Les Japonais ont protesté, et le service postal a renoncé à diffuser le timbre. Dans la même volonté de commémoration, la Smithsonian Institution, qui gère les musées fédéraux, a décidé de présenter au musée national de l'Air et de l'Espace une exposition sur la mission de l'Enola Gay. Un catalogue de six cents pages a été préparé pour donner les explications nécessaires. « Pour la plupart des Américains, y lit-on, ce fut une guerre de vengeance. Pour la plupart des Japonais, ce fut une guerre pour défendre leur culture contre l'impérialisme occidental. » Les survivants d'Hiroshima et leurs descendants sont satisfaits. Ils trouvent ainsi la confirmation de ce qu'ils ne cessent de clamer : la bombe atomique a tué des innocents ; le Japon s'apprêtait à déposer les armes ; il faut défendre le principe de la paix à n'importe quel prix. Les associations américaines d'anciens combattants pensent autrement. Le catalogue, estiment-elles, déforme la réalité historique. Sous le prétexte de faire plaisir aux Japonais, il correspond sans doute à une démarche « politiquement correcte », mais pas aux exigences de la rigueur historique. Le Congrès a donné raison aux anciens combattants. Le fuselage de l'Enola Gay sera exposé, sans les commentaires qui pourraient susciter la controverse.

Un demi-siècle après les événements, les nations ont parfois une mémoire qui flanche. Le révisionnisme excessif des auteurs du catalogue le démontre. Entre 1942 et 1945, les Américains raisonnent, il est vrai, d'une manière fort simpliste. Pour eux, les Japonais sont des ennemis méprisables et infiniment dangereux. Ils ont attaqué par surprise et par traîtrise la base navale de Pearl Harbor, causé des milliers de morts, envoyé par le fond une bonne partie de la flotte américaine du Pacifique. Roosevelt croit ou feint de croire que les dimensions réduites du cerveau des Japonais expliquent leur cruauté. Il redoute si fort les réactions de ses compatriotes qu'il filtre les nouvelles du Pacifique, de peur que les Américains renoncent à la priorité du combat contre l'Allemagne, l'alpha et l'oméga de la stratégie américaine, pour donner la priorité au combat contre le Japon. Le cinéma de Hollywood porte les traces de cet état d'esprit : le Japonais est un sauvage, insensible à des sentiments humains, capable du pire à l'encontre des Américains, fanatique au point qu'il puisse infliger l'insupportable tout en conservant son impassibilité.

Il n'empêche que la guerre fut horrible. En avril 1945, le général Eisenhower découvre les charniers des camps de concentration nazis. Des journalistes, puis des survivants, commencent à évoquer l'extermination des Juifs à Auschwitz, Maïdanek et Treblinka. Dans le même temps, les Américains apprennent que les Japonais ont exécuté des prisonniers de guerre. Aux Philippines, la « marche de la mort » à Bataan et le massacre de Palawan apportent les preuves tragiques de la barbarie des « Japs ».

TRUMAN N'AVAIT PAS LE CHOIX

Les journaux diffusent une photographie où l'on voit un prisonnier américain, bandeau sur les yeux, décapité par un officier japonais. Des crimes de guerre ont été commis par l'armée impériale. Le fanatisme a souvent égaré les sujets de Hirohito. L'Empire du soleil levant n'est pas la malheureuse victime du bourreau. Il faudrait aussi que le Japon d'aujourd'hui en prenne conscience et le reconnaisse sans détours. En fin de compte, le débat de 1995 ne ressemble pas à celui de 1945. Il y a cinquante ans, la guerre faisait rage. Des soldats américains mouraient par milliers chaque jour. L'apitoiement n'était pas de saison. Truman n'avait pas le choix. Sa décision lui a coûté. Elle a certainement accéléré la fin des combats.

(2) Un très bon chapitre à ce sujet dans Bertrand Goldschmidt, L'Aventure atomique, Paris, Fayard, 1962.

(3) La lettre d'Einstein à Roosevelt est transmise par Alexander Sachs le 11 octobre. Elle est accompagnée par un aide-mémoire de Szilard. Le président des États-Unis porte en marge une annotation : « This requires action » (« Voilà qui réclame qu'on agisse »).

(4) Henry Stimson, Faut-il recommencer la guerre ?, Paris, L'Élan, 1949, p. 408.

(5) Cf. George Feifer, Tennozan. The Battle of Okinawa and the Atomic Bomb, New York, Ticknor & Fields, 1992.

(6) P. M. S. Blackett, Fear, War and the Bomb : Military and Political Conséquences of Atomic Energy, New York, 1948.

(7) Gar Alperovitz, Atomic Diplomacy : Hiroshima and Potsdam, New York, Simon and Schuster, 1965. Sur les interprétations de la guerre froide et sur ses origines, cf. André Kaspi, Les Américains. Les Etats-Unis de 1607 à nos jours, Paris, Le Seuil, rééd. 1994, p. 399.

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