SON MAÎTRE EST EN PRISON
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1981 |
La quatrième des cinq chansons très courtes qui ponctuent l'action dans le premier épisode (Les loups blancs) du feuilleton télévisé Sans famille et que Trenet n'enregistra jamais sur disque.
EN BATEAU
(Sans famille : 1er volume ; Chapitre 11 ; Hector Malot ; 1878)
Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, les yeux rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste qui me regarda longuement.
J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand il m’arrêta.
- Eh bien ? me dit-il, ton maître ?
- Il est condamné.
- À combien ?
- À deux mois de prison.
- Et à combien d’amende ?
- Cent francs.
- Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre reprises.
Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il m’arrêta.
- Et qu’est-ce que tu veux faire pendant ces deux mois ?
- Je ne sais pas, monsieur.
- Ah ! tu ne sais pas. Tu as de l’argent pour vivre et pour nourrir tes bêtes, je pense ?
- Non, monsieur.
- Alors tu comptes sur moi pour vous loger ?
- Oh ! non, monsieur, je ne compte sur personne.
Rien n’était plus vrai ; je ne comptais sur personne.
- Eh bien ! mon garçon, continua l’aubergiste, tu as raison, ton maître me doit déjà trop d’argent, je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici.
- M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille, monsieur ?
- Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père, je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu que je te garde ?
Je restai un moment abasourdi. Que dire ? Cet homme avait raison. Pourquoi m’aurait-il gardé chez lui ? Je ne lui étais rien qu’un embarras et une charge.
- Allons, mon garçon, prends tes chiens et ton singe, puis file ; tu me laisseras, bien entendu, le sac de ton maître. Quand il sortira de prison il viendra le chercher, et alors nous réglerons notre compte.
Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé le moyen de rester dans cette auberge.
- Puisque vous êtes certain de faire régler votre compte à ce moment, gardez-moi jusque-là, et vous ajouterez ma dépense à celle de mon maître.
- Vraiment, mon garçon ? Ton maître pourra bien me payer quelques journées ; mais deux mois, c’est une autre affaire.
- Je mangerai aussi peu que vous voudrez.
- Et tes bêtes ? Non, vois-tu, il faut t’en aller ! Tu trouveras bien à travailler et à gagner ta vie dans les villages.
- Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra me chercher.
- Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faire une promenade de deux mois dans les environs, dans les villes d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner.
- Et si mon maître m’écrit ?
- Je te garderai sa lettre.
- Mais si je ne lui réponds pas ?
- Ah ! tu m’ennuies à la fin. Je t’ai dit de t’en aller ; il faut sortir d’ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinq minutes pour partir ; si je te retrouve quand je vais revenir dans la cour, tu auras affaire à moi.
Je sentis bien que toute insistance était inutile. Comme le disait l’aubergiste, « il fallait sortir d’ici. »
J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens et Joli-Cœur, après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.
L’aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.
- S’il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai !
J’avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens n’étaient pas muselés. Que répondre si je rencontrais un agent de police ? Que je n’avais pas d’argent pour leur acheter des muselières ? C’était la vérité, car, tout compte fait, je n’avais que onze sous dans ma poche, et ce n’était pas suffisant pour une pareille acquisition. Ne m’arrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître en prison, moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cœur ? J’étais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi, l’enfant sans famille, et je sentais ma responsabilité.
Tout en marchant rapidement les chiens levaient la tête vers moi, et me regardaient d’un air qui n’avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.
Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tirait de temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner la tête vers lui : alors il se brossait le ventre par un geste qui n’était pas moins expressif que le regard des chiens.
Moi aussi j’aurais bien comme eux parlé de ma faim, car je n’avais pas déjeuné plus qu’eux tous ; mais à quoi bon ?
Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner à déjeuner et à dîner, nous devions tous nous contenter d’un seul repas, qui, fait au milieu de la journée, nous tiendrait lieu des deux.
L’auberge où nous avions logé et d’où nous venions d’être chassés, se trouvant dans le faubourg Saint-Michel sur la route de Montpellier, c’était naturellement cette route que j’avais suivie.
Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrer des agents de police, je n’avais pas le temps de me demander où les routes conduisaient ; ce que je désirais c’était qu’elles m’éloignassent de Toulouse, le reste m’importait peu. Je n’avais pas intérêt à aller dans un pays plutôt que dans un autre ; partout on me demanderait de l’argent pour manger et pour nous loger. Encore la question du logement était-elle de beaucoup la moins importante ; nous étions dans la saison chaude et nous pouvions coucher à la belle étoile à l’abri d’un buisson ou d’un mur.
Mais manger ?
Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants, tandis que Joli-Cœur me tirait l’oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort.
Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain si on me demandait de le faire, et j’entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai.
Je demandai qu’on me servît une livre et demie de pain.
- Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; il faut bien les nourrir, ces pauvres bêtes !
Sans doute ce n’était pas trop pour ma ménagerie qu’un pain de deux livres, car sans compter Joli-Cœur, qui ne mangeait pas de gros morceaux, cela ne nous donnait qu’une demi-livre pour chacun de nous, mais c’était trop pour ma bourse.
Le pain était alors à cinq sous la livre, et si j’en prenais deux livres elles me coûteraient dix sous, de sorte que sur mes onze sous il ne m’en resterait qu’un seul.
Or je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner à une aussi grande prodigalité, avant d’avoir mon lendemain assuré. En n’achetant qu’une livre et demie de pain qui me coûtait sept sous et trois centimes, il me restait pour le lendemain trois sous et deux centimes, c’est-à-dire assez pour ne pas mourir de faim, et attendre une occasion de gagner quelque argent.
J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère d’un air que je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assez d’une livre et demie de pain et que je la priais de ne pas m’en couper davantage.
- C’est bon, c’est bon, répondit-elle.
Et autour d’un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier, elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance, à laquelle elle donna un petit coup.
- C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deux centimes.
Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.
J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur rendait, disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, je n’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus ; cependant je n’osai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain étroitement serré sous mon bras.
Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cœur me tirait les cheveux en poussant des petits cris.
Nous n’allâmes pas bien loin.
Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai ma harpe contre son tronc et m’allongeai sur l’herbe ; les chiens s’assirent en face de moi, Capi au milieu, Dolce d’un côté, Zerbino de l’autre ; quant à Joli-Cœur, qui n’était pas fatigué, il resta debout pour être tout prêt à voler les morceaux qui lui conviendraient.
C’était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales que possible, et, pour qu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour, comme si nous avions mangé à la gamelle.
Joli-Cœur, qui avait besoin de moins de nourriture que nous, se trouva le mieux partagé, et il n’eut plus faim alors que nous étions encore affamés. Sur sa part je pris trois morceaux que je serrai dans mon sac pour les donner aux chiens plus tard ; puis, comme il en restait encore quatre, nous en eûmes chacun un ; ce fut à la fois notre plat de supplément et notre dessert.
Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent aux discours, le moment me parut venu d’adresser quelques paroles à mes camarades. Je me considérais naturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pas assez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions.
Capi avait sans doute deviné mon intention, car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux.
- Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce, Zerbino et Joli-Cœur, oui, mes chers camarades, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois.
- Ouah ! cria Capi.
- Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence, nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nous n’avons pas d’argent.
Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s’il faisait la quête dans les « rangs de l’honorable société. »
- Tu veux que nous donnions des représentations, continuai-je, c’est assurément un bon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissons pas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Les choses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances et qu’au lieu de me jouer de mauvais tours, vous mettrez votre intelligence au service de la société. Je vous demande de l’obéissance, de la sobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez sur moi comme je compte sur vous-mêmes.
Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé, mais certainement ils en sentirent les idées générales. Ils savaient par l’absence de notre maître qu’il se passait quelque chose de grave, et ils attendaient de moi une explication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis, ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard, et ils me prouvaient leur contentement par leur attention.
Quand je dis leur attention, je parle des chiens seulement, car pour Joli-Cœur, il lui était impossible de tenir son esprit longtemps fixé sur un même sujet. Pendant la première partie de mon discours, il m’avait écouté avec les marques du plus vif intérêt ; mais au bout d’une vingtaine de mots il s’était élancé sur l’arbre qui nous couvrait de son feuillage, et il s’amusait maintenant à se balancer en sautant de branche en branche. Si Capi m’avait fait une pareille injure j’en aurais certes été blessé, mais de Joli-Cœur rien ne m’étonnait ; ce n’était qu’un étourdi, une cervelle creuse ; et puis après tout il était bien naturel qu’il eût envie de s’amuser un peu.
J’avoue que j’en aurais fait volontiers autant et que comme lui je me serais balancé avec plaisir, mais l’importance et la dignité de mes fonctions ne me permettaient plus de semblables distractions.
Après quelques instants de repos, je donnai le signal du départ : il nous fallait gagner notre coucher, en tous cas notre déjeuner du lendemain, si, comme cela était probable, nous faisions l’économie de coucher en plein air.
Au bout d’une heure de marche à peu près, nous arrivâmes en vue d’un village qui me parut propre à la réalisation de mon dessein.
De loin il s’annonçait comme assez misérable, et la recette ne pouvait être par conséquent que bien chétive, mais il n’y avait pas là de quoi me décourager ; je n’étais pas exigeant sur le chiffre de la recette, et je me disais que plus le village était petit, moins nous avions de chance de rencontrer des agents de police.
Je fis donc la toilette de mes comédiens, et en aussi bel ordre que possible nous entrâmes dans ce village ; malheureusement le fifre de Vitalis nous manquait et aussi sa prestance qui, comme celle d’un tambour-major, attirait toujours les regards. Je n’avais pas comme lui l’avantage d’une grande taille et d’une tête expressive ; bien petite au contraire était ma taille, bien mince, et sur mon visage devait se montrer plus d’inquiétude que d’assurance.
Tout en marchant je regardais à droite et à gauche pour voir l’effet que nous produisions ; il était médiocre, on levait la tête, puis on la rebaissait, personne ne nous suivait.
Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle se trouvait une fontaine ombragée par des platanes, je pris ma harpe et commençai à jouer une valse. La musique était gaie, mes doigts étaient légers, mais mon cœur était chagrin, et il me semblait que je portais sur mes épaules un poids bien lourd.
Je dis à Zerbino et à Dolce de valser ; ils m’obéirent aussitôt et se mirent à tourner en mesure.
Mais personne ne se dérangea pour venir nous regarder, et cependant sur le seuil des portes je voyais des femmes qui tricotaient ou qui causaient.
Je continuai de jouer ; Zerbino et Dolce continuèrent de valser.
Peut-être quelqu’un se déciderait-il à s’approcher de nous ; s’il venait une personne, il en viendrait une seconde, puis dix, puis vingt autres.
Mais j’avais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beau tourner, les gens restaient chez eux ; ils ne regardaient même plus de notre côté.
C’était à désespérer.
Cependant je ne désespérais pas et jouais avec plus de force, faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.
Tout à coup un petit enfant, si petit qu’il s’essayait je crois bien à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maison et se dirigea vers nous.
Sa mère allait le suivre sans doute, puis après la mère, arriverait une amie, nous aurions notre public, et nous aurions ensuite une recette.
Je jouai moins fort pour ne pas effrayer l’enfant et pour l’attirer plutôt.
Les mains dressées, se balançant sur ses hanches, il s’avança doucement.
Il venait ; il arrivait ; encore quelques pas et il était près de nous.
La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de ne pas le sentir près d’elle.
Elle l’aperçut aussitôt. Mais alors au lieu de courir après lui comme je l’avais espéré, elle se contenta de l’appeler, et l’enfant docile retourna près d’elle.
Peut-être ces gens n’aimaient-ils pas la danse. Après tout c’était possible.
Je commandai à Zerbino et à Dolce de se coucher et me mis à chanter ma canzonetta ; et jamais bien certainement je ne m’y appliquai avec plus de zèle :
Quanta sospire m’aje fato jettare.
J’entamais la deuxième strophe quand je vis un homme vêtu d’une veste et coiffé d’un feutre se diriger vers nous.
Enfin !
Je chantai avec plus d’entraînement.
- Holà ! cria-t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement ?
Je m’interrompis, stupéfié par cette interpellation, et restai à le regarder venir vers moi, bouche ouverte.
- Eh bien, répondras-tu ? dit-il.
- Vous voyez, monsieur, je chante.
- As-tu une permission pour chanter sur la place de notre commune ?
- Non, monsieur.
- Alors va-t’en si tu ne veux pas que je te fasse un procès.
- Mais, monsieur…
- Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne les talons, mauvais mendiant.
Un garde champêtre ! Je savais par l’exemple de mon maître, ce qu’il en coûtait de vouloir se révolter contre les sergents de ville et les gardes champêtres.
Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournai sur mes talons comme il m’avait été ordonné, et rapidement je repris le chemin par lequel j’étais venu.
Mendiant ! cela n’était pas juste cependant. Je n’avais pas mendié : j’avais chanté, j’avais dansé, ce qui était ma manière de travailler, quel mal avais-je fait ?
...