SACRÉ FARCEUR
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1959 |
Une fantaisie débridée, aux images tour à tour tendres et cruelles (dont l'une fait apparaître le diable sous les traits de l'auteur), qui dresse un autoportrait de Trenet en "sacré farceur" capable de transformer ses "histoires d'enfance" en chansons propres à en exorciser le souvenir doux-amer.
FANTAISIE ET MÉLANCOLIE
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)
Alors, question : la dérision chez Trenet ne serait-elle que l'envers du désespoir, le masque de la peur ? « Je crois qu'il a en lui une grande tristesse, confie l'un de ses proches. C'est la tristesse d'Octave : il est certainement un peu romantique. Alors cette improvisation permanente, cette dérision, ces masques constants sont pour lui la seule manière de fuir (et donc de refuser) cette réalité qu'il voit avec une trop grande acuité. C'est un être très lucide, trop sans doute.
Mais surtout, Trenet est un homme qui a peur d'être vu dans sa vulnérabilité ; il y a effectivement chez lui un côté très "parade", mais c'est une défense. Ainsi il passe son temps à se défiler par des pirouettes, il a tout un jeu très au point... Mais de temps en temps quand même on sent la faille : il est trop - j'allais dire faussement gai. Il en fait trop. Faire rire, c'est pour lui une façon d'empêcher qu'on vienne voir de trop près de quoi il souffre... Oui, sa vie entière Charles aura porté des masques ! »
Cette dérision, alors, ne serait-elle pas tout simplement respect d'autrui ? Comme l'écrivait François Truffaut un jour : « (...) et je vois dans toute cette façon d'être et de faire davantage que de l'élégance, de la grâce et de la légèreté, quelque chose qui ressemble au comble de la politesse... »
« Vous savez, je ne suis pas spécialement joyeux quand je suis seul, révèle pour sa part Charles Trenet. Mais dès que je suis en contact avec des gens, il se produit une espèce de réaction chimique en moi : j'éprouve le besoin de faire le clown, à tout le moins de me montrer gai ! Surtout face à des gens moroses : c'est plus fort que moi, dès que je vois des gens sérieux j'ai envie de ne pas l'être... Tout ça ne veut pas dire que je ne sois pas mélancolique parfois, mais je réserve ma mélancolie pour la solitude. Ma solitude, elle est sans témoins : personne ne saura jamais de quoi elle est faite...
Il est des moments où la solitude est un luxe, où il est très agréable de se retrouver soi-même - ne serait-ce que pour trouver ce que les autres ne vous apportent pas, ou ne vous apportent plus. Mais à présent, à mon âge, je ne suis plus tellement adepte de Socrate : "Connais-toi toi-même", je trouve ça très bien, mais il ne faut pas non plus se connaître trop. Il faut se découvrir un peu chaque matin ; moi, ce qui me semble très agréable, c'est de me sentir toujours le même et un peu différent chaque matin. »
Bonne question, oui : cet homme si gai naturellement, cet amuseur en perpétuelle représentation qui chante du soir au matin, ne songeant qu'à divertir son entourage, qu'éprouve-t-il une fois sa porte refermée sur le silence ? Quelles carences, quelle anxiété ? « Rien n'est écrit au jour le jour mais dès que la nuit passe, donc classe, on ne peut plus changer une virgule à l'état des choses. » Bien sûr, seul, Trenet ne l'est pas souvent, Dieu merci !
A moins qu'il ne le soit toujours ?
En 1932, à dix-neuf ans, n'écrivait-il pas déjà, pour son entrée à la S.A.C.E.M. : « (...) Mon destin de poésie, un soir, après un discours analogue, a jeté bas le masque, a déchiré son costume, a revêtu le mien, et nous sommes partis tous deux - et je suis parti tout seul sur la voie dont certains aiguillages me séparaient du reste du monde... » Une phrase admirable qui en dit long sur la solitude du poète, que le jeune Charles à l'époque éprouvait déjà. Là, dans ce qui constitue son tout premier texte, et dans la candeur de son jeune âge, Charles Trenet ne révélait-il pas en fait sa nature profonde, masquée par la suite, une vie durant, par l'écran de fumée de la gloire et d'une gaieté devenue légendaire - donc « obligée » ? Après tout, sa première chanson, son premier succès, « Je chante », en 1937, n'est rien d'autre que l'histoire d'un suicide !...
Et Trenet lui-même, qu'en dit-il ? Lui ? Il nie, ou plutôt il pirouette une fois de plus - un éclat de rire, un calembour -, et lance : « J'ai un visage tout rond qui ne montre jamais le chagrin. Un fantaisiste qui pleure, ça n'existe pas. »
Il n'en dira pas davantage. On ne force pas les défenses de Trenet, on ne discerne pas ce qui se cache au fond de ses yeux clairs. Qu'y a-t-il à l'intérieur d'un Trenet ?
Il y a une enfance rêvée sans doute, une enfance manquée, il y a l'insondable nostalgie d'un manque. Oui, cette gaieté constante c'est aussi un moyen de s'offrir une enfance :
« Toute ma vie j'ai couru après l'enfance que je n'ai pas eue : elle a été éclipsée par les problèmes de famille, des choses compliquées que je comprenais trop bien. Il a fallu que, très tôt, je mette cette enfance de côté : elle ne m'aurait pas servi. Alors je me suis dit que si, plus tard, j'avais l'occasion d'avoir une enfance, eh bien je me la paierais. Peut-être aussi les poètes sont-ils plus attachés à leur jeune âge ? C'est Cocteau qui disait : "Il y a les poètes et les grandes personnes." »
Est-il seulement jamais devenu adulte, cet éternel « fou chantant » qui, voici quelques années, prétendait avoir installé dans sa cave la réplique de sa tête du musée Grévin pour y crayonner, chaque année, quelques rides au fusain ?
« Il y a sûrement quelque chose en moi qui n'a jamais mûri, a-t-il dit un jour. Je joue avec la vie comme avec un gros chien. Peut-être qu'un jour le gros chien me mordra... »
Et, une autre fois : « Je chante mes chansons en société, mais elles ne me sont pas inspirées par la société. Les événements collectifs ne m'inspirent pas, et j'écris une chanson quand l'événement me concerne personnellement. Ainsi, quand j'étais militaire j'essayais de me libérer de l'atmosphère collective et j'écrivais "Quand un facteur s'envole". Quand j'écris une chanson, c'est souvent pour oublier ce monde extérieur qui n'est pas tellement beau. J'ai l'impression, quand j'entre en scène, de prendre un bain. Je m'y lave dans mes chansons. J'y laisse toute la crasse physique et morale de la journée. Voilà... »
C'est parce qu'il écrit pour oublier « ce monde extérieur qui n'est pas beau » qu'il existe un tel paradoxe dans les refrains de Trenet, si gais en apparence : accepter sans réticences un univers idyllique où la tour Eiffel part en balade, où le facteur s'envole et où le soleil a rendez-vous avec la lune c'est aussi fuir la réalité, et manifester obscurément le désir d'être « sauvé de la vie ». Mais Trenet sait admirablement brouiller les pistes, il a un don étonnant pour mêler l'insolite au rassurant, le grotesque au gracieux, le pervers à l'innocent ; il n'oublie jamais que les sentiers les plus joliment fleuris livrent passage aux monstres et que nos contes de fées sont semés de sournoiseries érotiques... Il brouille les pistes donc, mais sans jamais oublier d'en rire.