RENGAINE D'AMOUR

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprètes Charles et Johnny
Année 1934

Une chanson qui tranche dans le répertoire de Charles et Johnny par son sérieux de déploration amoureuse.

NAISSANCE D'UN DUO
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)

Max Jacob !... Sa vie durant Charles Trenet évoquera cette formidable amitié.

« Max, cher Max, je l'ai vu tous les jours pendant des années. Lorsque d'aventure je m'éloignais quelques jours, il m'écrivait : "Reviens, il y a si longtemps que je n'ai pas ri !"

C'est avec Max Jacob que j'ai fait mes premières chansons, comme ça, pour rire, une strophe lui, une strophe moi.

Et aussi "La polka du roi", imaginée pour le distraire, un jour qu'il boitait. »

Max Jacob est très attaché au jeune Charles dont la fantaisie inquiète est déjà, les poèmes d'adolescence en attestent, si proche de la sienne qu'elle ne peut que les réunir. Leur goût commun pour Gershwin aussi : le grand inspirateur de toute la musique américaine contemporaine, le maître de Broadway, le roi de la musique populaire, celui que l'on joue aujourd'hui au Metropolitan, est une passion commune du poète déjà adulte et du jeune homme qui aspire tant à le devenir... Charles continue d'ailleurs à affirmer : « En ces années, au point de vue musique légère, j'étais plutôt dans le genre Gershwin et toutes ces choses-là. J'aimais toutes les musiques américaines, Richard Myers, Irving Berlin, Jerome Kern, mais mon Dieu, c'était Gershwin ! » Et pour entendre ces musiques-là, il faut alors aller au cinéma ou à Montparnasse, dans l'un de ces nombreux pianos-bars où le pianiste porte un pantalon à pattes d'éléphant, un gilet rayé, se coiffe d'un melon et est américain, et noir de préférence.

C'est pourtant un pianiste habillé comme un collégien bien élevé, avec cravate et souliers vernis, blanc, et suisse de surcroît, qui va précipiter les choses, susciter la vocation, en somme faire la décision. Ce jeune homme (il a tout juste un an de moins que Charles) s'appelle Johnny Hess. Charles raconte :

« Je fréquentais un piano-bar : le College Inn. Les pianistes y étaient d'ordinaire des étudiants américains. Un jour, par hasard, j'y entrai dans l'après-midi. Au piano, un enfant jouait, et si bien que je demandai à le connaître. Quand il se leva, je vis qu'il ne s'agissait pas d'un enfant, mais d'un garçon sensiblement de mon âge (donc de dix-sept ou dix-huit ans) dont la tête seulement était celle d'un gosse. Il s'appelait Johnny Hess et nous devînmes tout de suite amis.

Johnny ne pouvait jouer du piano que de 5 à 7, l'heure d'arrivée des Américains, car sa mère ne l'autorisait pas à sortir davantage. Mais les deux heures pendant lesquelles il jouait étaient pour moi un enchantement, quelque chose de si différent de ce que j'avais entendu jusqu'alors que je ne me lassais pas de l'écouter.

Puis, un jour, avec lui, j'allai entendre à Bobino Pills et Tabet interpréter ensemble "Couchés dans le foin". Et, à la sortie, nous nous regardâmes : "On pourrait monter un numéro ensemble, dans le genre Pills et Tabet - Tu as déjà chanté ? - Non, et toi ? - Moi non plus - Tant mieux, on va essayer !" Et on a essayé. Il nous faudra plus d'une année de répétitions, de travail acharné pour nous constituer un répertoire... Il n'était pas question, en effet, de reprendre ces chansons bêtes et vulgaires qui avaient cours dans ce temps-là et que je ne citerai pas par charité chrétienne... »

Printemps 1983. Johnny Hess, suisse, bientôt septuagénaire : il a un visage large, carré, un nez épaté, un sourire en coin, l'aspect un peu empâté de celui qui n'a pas lésiné sur les plaisirs de la vie et, au plat des yeux, de larges pattes d'oie. Le Stetson, vestige de son américanisme d'antan, dans une main, le pardessus poil de chameau négligemment plié sur l'avant-bras, il oscille un long temps entre le comptoir et la salle. Large d'épaules, imposant, il contraint les garçons à se faufiler entre le bar et la cloison mi-hauteur à verres festonnés, en attendant que le patron vienne lui-même le saluer : il a choisi le restaurant et ce doit être une sorte de rituel. Après le sonore : « Bonjour, monsieur Johnny Hess », rocaillé avec un accent roulant du sud-ouest, il consent à se laisser guider à sa table. Une fois installé, il prend tout son temps pour tirer le pli de son pantalon Prince-de-Galles impeccablement coupé par un faiseur chic. Tout son temps encore pour commander son vin blanc cassis, en précisant minutieusement le dosage des proportions. Puis : « Charles et Johnny... Charles et Johnny... » Un silence. Les images se pressent, les souvenirs. Quelques regrets aussi. Il reprend, les yeux rêveurs, évoquant d'abord ses propres souvenirs :

« Vous savez, en 1938, j'étais une énorme vedette. On venait me chercher chez moi le matin à 8 heures, on m'emmenait au Bourget, l'après-midi je chantais à Londres et je rentrais vers 18 heures pour chanter à Paris : dans un music-hall à 21 heures, et puis dans ma boîte à partir de minuit. L'année précédente, me trouvant sans partenaire à la suite du départ de Charles au service militaire, je me demandais ce que j'allais faire quand j'ai rencontré une chanteuse noire américaine, Britt Top, qui chantait très bien dans un cabaret de Montmartre avec une amie, Mabble, qui chantait fort bien elle aussi. Le patron de cette boîte a décidé à ce moment-là de traverser la Seine et il s'est mis en quête d'un nouveau lieu. Il a trouvé le Jimmy's rue Huygens et, un soir que je dînais avec lui et les deux Américaines, il m'a proposé d'en devenir le directeur artistique. J'ai accepté, puisque je ne faisais rien. J'écrivais bien des chansons, mais c'est tout. J'ai pris cela en main, j'ai engagé deux orchestres, l'un typique, l'autre de jazz, avec des musiciens vraiment merveilleux, et nous avons ouvert. C'est très vite devenu un endroit à la mode. Nous avions la clientèle des danseuses des Folies-Bergères qui venaient après les revues, et du prince de Galles qui les suivait à la trace. Moi, je me contentais de jouer du piano et de rechercher des attractions en organisant des auditions. C'est ainsi que j'ai engagé Henri Salvador et son frère. Henri était moins effacé que son frère, mais ce dernier avait aussi bien du talent ! Ils vivaient dans une petite chambre du boulevard de Port-Royal et n'avaient qu'une guitare pour deux. Je leur en ai offert une seconde et tous les soirs ils se taillaient un joli succès, ils jouaient très très bien le jazz, et Henri y ajoutait sa fantaisie, ses sourires et son charme. On chantait très peu dans la maison : que de la musique, encore de la musique ! Je me souviens tout de même qu'un soir on a fait une exception pour Paul Robeson venu boire un verre, qui m'a donné l'envie de mettre un peu de chansons. Le premier que j'ai engagé c'est Armand Mestral, un grand échalas de vingt ans à l'époque et qui venait de se faire virer du Casino de Paris. Il chantait lui aussi "Old Man River", mais seulement quand Robeson ne venait pas. Moi, je n'ai jamais chanté au Jimmy's. La journée, je faisais me chansons, mes enregistrements et aussi de la peinture. Paradoxalement, c'est peut-être ce que j'aimais le plus, peindre... Avec Charles, nous parlions beaucoup de peinture.

Et je passais aussi beaucoup de temps avec Max Jacob qui m'avait écrit un poème extraordinaire que j'ai mis en musique et que Juliette Gréco me réclame tout le temps. Mais je n'arrive pas à me décider à le lui donner. C'est personnel et je ne le chante qu'à l'intention de mes amis. Max était l'homme le plus drôle que j'aie jamais rencontré. Il me faisait rire, mais rire !... Max était vraiment mon meilleur ami, il me parlait toujours de ses romans et je sais qu'il en a écrit plus de soixante dont aucun n'a été publié... »

Il se tait un instant, reprend, toujours porté par le cours de ses propres images : « Quand j'ai débuté au music-hall, seul, en 1938, je faisais un tour dans le genre de ce que fait Salvador aujourd'hui : une chanson swing, une mélodie, en alternance - mais sans l'imiter puisqu'il n'existait pas ! J'avais un swing très américain, à tel point que les gens croyaient vraiment que j'étais américain. Mon nom aidait à la confusion. C'est pourtant un nom on ne peut plus suisse. A Engelberg, le berceau de ma famille où je suis d'ailleurs né, il y a des Odermätt, des Hess sur les blasons des chalets. Le succès est venu avec "Je suis swing" au début de 1939. C'est une chanson que j'avais écrite pour un film d'Henri Decoin, avec sa femme, Danielle Darrieux, en vedette, et le film ne s'est jamais fait. Je l'ai chantée moi-même et ça a été le triomphe. »

Un silence, encore. Enfin, après l'évocation d'une rencontre à Montparnasse en 1941 avec Charles Trenet qui lui aurait dit : « Tu sais que tu es plus connu que moi ! », Johnny en vient à leur première confrontation :

« C'était au College Inn, rue Vavin. L'endroit le plus extraordinaire de Paris pour écouter du jazz. Moi, j'y allais l'après-midi et l'on me laissait jouer un peu. Le gars qui était titulaire du poste était un médecin qui jouait très bien et, un jour qu'il était malade ou qu'il avait envie de consacrer son temps à une fille, je ne sais pas, il m'a téléphoné pour me demander de venir le remplacer. Un après-midi, Charles est entré en compagnie d'une très jolie femme que j'ai remarquée plus que lui, et d'un garçon très bizarre mais très amusant. Il m'a félicité pour ma façon de jouer. Nous nous sommes revus et un jour, en pensant à Pills et Tabet qui marchaient très fort, j'ai dit à Charles : "On pourrait monter un truc comme ça ?" Il m'a répondu : "Tu joues très bien du piano, on peut faire quelque chose !" Et nous nous sommes préparés pendant un an... Charles venait tout juste de se faire virer des studios Pathé-Cinéma où il était accessoiriste. Il cassait trop de choses, alors on l'avait remercié. Il n'avait encore rien fait dans la chanson, sinon quelques titres pour une cantatrice dans le film Bariole de son beau-père, Benno Vigny... »

Charles Trenet et Johnny Hess vont donc travailler ensemble une année durant pour se bâtir un vrai spectacle et devenir le duo, vite célèbre, « Charles et Johnny ».

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