QUAND LE CIEL EST CLAIR
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Johnny Hess | |
Interprètes | Charles et Johnny | |
Année | 1935 |
La première chanson où Trenet rêve de lointains voyages, comme ces "enfants révoltés et pâles / Au regard étrangement beau" dont l'imagination vagabonde au spectacle du "départ des grands paquebots" dans les ports, métaphore du passage de l'adolescence à l'âge adulte, entre appel de la liberté et crainte de ses dangers.
DODO MANIÈRES : CHAPITRE XXV
(Charles Trenet ; 1939 ; Editions Albin Michel)
Après le vin blanc-citron, Dodo prit un chocolat, ensuite deux petits pains au jambon et un verre de beaujolais. Le doux assassin avait affirmé que le beaujolais est souverain quand le palpitant et les boyaux de la tête sont détraqués. Dodo avait au moins appris que le palpitant c'est le cœur, en argot. Ce langage lui avait fait évoquer Olivier, mais un Olivier ne s'exprimant grossièrement que pour dompter son émotivité maladive.
Il est assis sur un tas de filins, au Vieux-Port. Le marin vient de lui dire adieu. Il est parti en sifflotant. Son ombre était longue sur les pavés. Il s'est retourné. Du bras, il a fait un grand geste tournoyant, qui signifiait : « Vogue la galère ! Moi, je suis toujours paré contre les événements. Je te laisse dans le pétrin, puisque ça te plaît d'y patauger, mais la vie te repêchera. » Sur sa silhouette bleue, Dodo avait d'abord vu, en surimpression, une carte marine rayée de méridiens rouges, puis une chaudière infernale, un jardin de Tahiti, des voiles lyriques, des visages de femmes coiffées de fleurs. Il avait disparu derrière un tramway dont le timbre envoyait, en morse, de rapides souhaits de bon voyage aux balancelles qui appareillaient, et Dodo était redevenu seul, avec son âme plus fatiguée que ce petit âne chargé de moellons, qui passait devant lui.
Sous les premiers coups d'astiquage du soleil, Marseille brille, déjà. La solennelle rue de la République dégorge des autobus, des camions-citernes, des fourgons de déménagement, des arroseuses mécaniques se dépassant à toute vitesse comme des monstres impatients d'aller se réchauffer auprès de l'astre qui s'attarde sur les hauteurs de Montredon. Des navigateurs retraités arrivent pour prendre leur quart de nostalgie, aux mêmes places, les uns au ras du quai, les plus nombreux sur les pontons où l'on peut s'asseoir et qui donnent l'illusion du roulis. Verdâtres, maussades, des matelots de yachts regagnent leur bord. Au mépris de l'arrêté municipal, des vendeuses d'oursins viennent rafraîchir leurs paniers dans l'eau qui berce des cadavres de chiens et de chats. Des mousses criards lavent les ponts des aristocratiques goélettes dont les mâts grattent indolemment le ciel. Encore bouffis de sommeil, mais soucieux de pouvoir informer les concierges, des facteurs vont demander aux pêcheurs si le poisson a beaucoup donné cette nuit. La sirène d'un petit remorqueur s'efforce de dominer celle d'une usine qui appelle ses ouvriers.
Marseille recommence, et Dodo est fini. Maintenant, il sent qu'il est à bout de courage et qu'il ne pourra plus supporter sa solitude, sa douleur, le bruit de cette ville. Il se reproche de ne pas avoir pensé, à Vérannes, aux obstacles devant lesquels il se trouverait. Il reconnaît que son départ a été non seulement une absurdité, mais une faute contre un mystérieux ordre de choses établi à des fins susceptibles de nous être favorables, un jour ou l'autre. On ne force pas la main à sa destinée. On ne lui impose rien. Elle n'entend rien. C'est un mécanisme en marche et qui fait sa besogne avec une indifférente obstination, comme le cœur, le foie, les reins. Encore ces organes peuvent-ils être soignés, quand leur fonctionnement est défectueux ! L'effort, la confiance, le désespoir, la révolte ? Inutiles ! La poésie ? Une courte ivresse d'où l'on sort plus accablé. « Viens-tu, mon Jésus ? » Où ? Il est déjà au Calvaire. Il est tombé pour la dernière fois. Marguerite l'appellerait-elle, là-bas, de cette fenêtre, il n'aurait pas la force de se lever. Descendrait-elle, seulement, pour l'aider ? La sirène de ce remorqueur, c'est bien le coup de sifflet de l'arbitre qui annonce la fin de la partie ! Il a perdu. Pas un seul but ! Le désastre ! L'honneur n'est même pas sauf, car il ne s'est pas défendu. Il a voulu jouer seul contre tous. Il a commencé dans la petite ville qu'arrose l'Estagnol. Il a continué dans le port des vacances et à Vérannes. Partout, il a succombé sous les assaillants ! Partout, il a été ridicule, mais il ne s'est pas écroulé. Il a tenu jusqu'au moment où il aurait huit cent mille spectateurs. Il les a eus. A présent, ils reviennent à leurs affaires. Personne ne s'occupe de lui. On ne le regarde même pas. Le gain ? Un billet de cent francs donné par charité ! Ce marin a sans doute estimé que sa place, au spectacle, valait cent francs.
Il pleure. Il n'a pas pleuré, quand Marguerite dansait avec Olivier, quand Mme Mathilde et l'agent voyer sanglotaient devant lui. Ses yeux étaient secs, aussi, lorsqu'il se penchait à la portière de son wagon pour regarder les dernières maisons de Vérannes. Marguerite était sa destinée, à lui, destinée sans remède, fatale comme le malheur, comme les sévères déconvenues réservées à toutes les amours d'enfance. Pourquoi s'est-il acharné à croire que cette jeune fille le dédommagerait d'avoir toujours été privé de compréhension, de tendresse ? Parce que ses cheveux avaient l'odeur des herbes des causses ? Parce que le moindre de ses regards était un chant et le moindre de ses sourires une promesse ? Alors, autant demander à un tas de foin, à une mélodie, au plissement d'une feuille rougie par l'automne d'assurer votre bonheur définitif...
Il contemple un petit tourbillon de poussière qui s'était formé entre les roues d'une charrette. C'est lui, cette poussière, lui, qui s'attribuait une compacité de granit ! Un autre courant d'air va la disperser. Beau sujet de méditation et qui donne un sacré prix à la vie, lorsqu'on est heureux !
Sa défaite lui devient intolérable. Pis ! Il étouffe de remords, de honte, car, jamais plus, il ne pourra recourir à sa clairvoyance, à son amour-propre. De toute sa masse monstrueuse, Marseille pèsera sur sa vie. Rien à faire ! Ah ! oui... Quelque chose Une chose très simple, très facile. A midi, un bon déjeuner, puis le saut dans la mer bien froide...
La guérison est trouvée. Elle opère déjà, la délivrance totale. De nouveau, il entend le bruit des charrois, les invectives, les chants, les grincements des amarres des balancelles. Ses larmes ne coulent plus. Encore un Dodo neuf ! Mais le dernier, cette fois ! La vie pourra le chercher. Le printemps et l'été pourront l'appeler. L'eau ne propage pas les sons au-delà d'une certaine profondeur.
Pour en finir avec tout ce qui l'asphyxiait, il se moucha bruyamment dans sa pochette qu'il avait parfumée à un vaporisateur automatique, la veille, sur la Canebière, puis il la pétrit et la jeta.
- Comme les Japonais, quand ils se sont mouchés dans leurs petits carrés de papier...
Il se tourne. Il voit un vieux bougre, assis par terre, le dos contre une barrique.
Son père ! Mêmes cheveux fous, même barbe, même douceur du regard ! Il ne manque que le cadre doré qui a coûté onze francs à Mme Manières.
L'homme reprend :
- Tu t'es raccroché, petit... Je suis content. On n'est plus bon à rien, mais on ne reste pas raide devant un type qui pleure. Réponds pas, si tu n'en as pas envie ! Suppose que j'ai pas parlé.
Dodo avait entendu : « Je suis mort d'un coup d'aviron sur la tête, pendant que j'essayais de sauver Bareffe. Hier soir, toi qui voulais sauver ton amour, tu as aussi reçu un coup qui a mis fin à ta vie terrestre. Tu voulais être un homme. C'est très difficile, mais, quelquefois, on y réussit. »
Le vieux, qui s'était levé lourdement, traînait maintenant la patte, à dix mètres de la barrique.
Les yeux démesurés, la langue rivée, Dodo voulut l'appeler. De sa gorge ne sortit qu'un raclement sourd.
Une main se posa sur son épaule. Il sursauta.
Le beau marin était derrière lui.
- Je n'ai pas pu te laisser comme ça, fiston ! C'était plus fort que moi. Je ne pouvais plus avancer. Debout ! Pas un mot ! Ne me demande pas pourquoi je suis maintenant ton frangin, ton père, ta mère et toute la famille. Excuse si je ne suis pas aussi Marguerite ! Celle-là tu vas me la rayer du contrôle, et un peu vite ! Elle rigolerait trop si elle te voyait dans cet état ! Je ne te lâche plus. Tu vas embarquer avec moi sur le Cambodge. Il manque un matelot de pont. Le maître d'équipage vient de me l'apprendre. C'est une chance que je l'aie rencontré ! Je lui ai dit de ne plus se décarcasser. Tu vas avoir de fameux copains : Boris, un prince russe qui cuisine épatamment ; Jacques, le bègue, qui est crevant ; Germain, l'équilibriste des huniers ; Adolphe, le sorcier trouillard, et Gustave, qui parle comme au théâtre. Il y a aussi Jean l'affamé, Frédéric le harponneur, et puis moi, dis, moi, le grand Robert, qui compte un peu, hein ?
Il le secoua.
- Debout ! As-tu compris ? Tes premières cartes postales, tu les enverras de Port-Saïd. Après, pour les amateurs, tu auras Bombay, Colombo... Dans quelques jours, non, ce soir même, tu auras tout balayé. Je t'en réponds ! Dépêchons-nous... J'ai à te frusquer. le temps passe...
Dodo rejeta ses cheveux en arrière et se leva.
- Je viens, Robert.
FIN
NB : Dodo Manières est le premier roman de Trenet. S'il n'a été publié qu'en 1939, célébrité aidant, le manuscrit atteste que son écriture était terminée en juin 1931. Marie-Louise Caussat-Trenet affirme même, dans Mes jeunes années racontées par ma mère et par moi, que son fils lui en a fait la lecture pendant l'été 1930.