PAULE SUR MES ÉPAULES

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1954

Les joyeux fantasmes de deux jeunes amoureux aussi timides l'un que l'autre.

SUZETTE ET NOGARET
(La bonne planète ; Charles Trenet ; 1949 ; Editions Brunnier)

Les tables parlent : elles frappent du pied. Elles ont des impatiences féminines. Une âme baladeuse, faufilée dans le vieux bois, éprouve toujours le besoin de se faire connaître.

Dans le silence de la chambre noire, Octave Godard parlait aux morts en s'excusant auprès d'eux si la plaque dans son bain exigeait qu'on la surveillât comme un soufflé.

Ce qu'il y avait de solitaire, de raté, de désœuvré dans son existence, les fantômes, habitués à lui, à son odeur, à son caractère, l'occupaient, y joignaient leur animation discrète, l'enjolivaient de mille tours dont les spectres se distraient en famille : jeux de mots piquants (parfois indéchiffrables), insultes, poèmes. La table hésitait pour les confidences comme un chien qui lève la patte.

Un dimanche, Nogaret, épris de nature, en complet d'alpaga, bottines claires, coiffé d'un panama, s'était enfui sur les rives de la Soulane.

Dehors, le fleuve, libéré des maisons, se prend au sérieux. Il dort sous de grands arbres peints par Corot, hospitalise les grenouilles, favorise l'éclosion des trèfles et se laisse chatouiller par le fil des pêcheurs.

On mange sur la verdure. C'est l'affreux déjeuner sur l'herbe, avec ses papiers graisseux, ses boîtes de conserve, ses pères de famille en bretelles, sans faux cols, ses enfants laids qui sucent leur morve et s'accrochent au passant.

L'employé de préfecture, tout à la qualité de son plaisir, suivait le vol des papillons, écoutait le sifflet d'un train, cueillait une herbe qu'il mâchonnait.

Près de l'écluse, les premiers baigneurs plongeaient. On voyait luire sur la prairie leurs maillots roses à rayures. Une petite fille jouait au cerceau. Un chien fouillait parmi les ajoncs et s'en allait de travers.

Il y eut naturellement un crépuscule. Des cloches sonnèrent et M. Trébillon, inspecteur primaire, participa au mauve de la chose, par le reflet, dans le ciel, de ses palmes académiques. Il était accompagné de sa femme et de sa vieille fille à marier.

Pour troubler Nogaret au point que les doigts de sa main gauche se missent à trembler plus fort et que son visage s'allumât d'une lumière d'explosion, il fallut tout le faux charme de Suzette, la vieille fille de l'inspecteur. On s'adressa le salut de la province : large coup de chapeau et sourire protecteur.

***

Le père de Suzette, gros homme rond, promenait sa fille le dimanche dans l'espoir qu'un jour, par un heureux hasard, elle rencontrerait peut-être, sur les rives de la Soulane, le prince charmant fonctionnaire, tout comme Adélaïs Costerel, sa femme, l'avait rencontré, lui, autrefois.

Suzette frisait la trentaine. Elle folâtrait. Elle accusait à sa manière des gestes puérils, un besoin de sauter, de courir. Une ignoble toque, enfoncée jusqu'aux yeux, masquait son regard. Un tailleur bleu marine trop long gênait ses mouvements. Le piano, la peinture, le croquet, cette trinité de défauts pour une fille d'inspecteur primaire, elle les avait cultivés sans goût, mais avec la patience opiniâtre d'une vierge ambitieuse : elle voulait un parti. Honteuse, en ville, elle rasait les murs. Elle allait au musée pour voir les hommes nus. Là-bas, un Jupiter Olympien attisait le feu de son désir. Elle aimait ce corps de marbre, ce faciès brutal qui la faisait rêver de visites nocturnes : la statue enjambait le balcon, le lit, se glissait entre les draps et s'acquittait d'une besogne complaisante en plaquant sur les seins de la dormeuse un visage ruisselant de fièvre.

Pourtant elle savait, la dormeuse, que le mariage est un commerce de chaussettes, de chemises, de sommeils, de lunettes, de chaînes de montres, de serviettes, de souliers à lustrer, de repas à servir, de marmots à torcher. Elle savait que la vie, pour elle, ce serait ça.

L'inspecteur fit remarquer à sa femme :

- Il est très bien, ce M. Nogaret.

De son côté, le contrebassiste échafaudait d'ambitieux projets d'union et ses doigts reprenaient de plus belle un vibrato qui n'atteignait aucune corde.

Rue Desmoulins, de fut du délire. L'employé de préfecture, un œil à la lucarne, guettait le passage de Suzette qui revenait le soir, à dix heures, de son cours de dessin.

La lune s'installait comme une chatte prudente sur sa paillasse de nuages. Les moustiques, les bouches d'égouts, les chiens errants, tout ce que vous imposent particulièrement les nuits brûlantes de juillet, Nogaret les acceptait avec la minute d'oubli qui voyait éclore la fille de l'inspecteur primaire au fond d'une impasse.

Alors un cœur de fonctionnaire devient un cœur de prince charmant. Sous le veston d'alpaga, les poumons s'obstruent d'une émotion amoureuse. La contrebasse gémit. Cette importante armoire à musique module une sérénade qui fait danser les moustiques, lever la tête des chiens, bâiller les bouches d'égouts et pleurer la lune sans que Suzette se doute une minute des larmes versées pour elle.

Un cœur de fonctionnaire est un tiroir secret dont la clef se trouve dans le trousseau des jours, des semaines, des mois. Il contient l'esclavage du bureau, la poussière des dossiers, les manies des autres.

Quel remède sauverait une passion de fonctionnaire ? La profession et l'acte sont incompatibles. Et puis, comment rêver d'échelles de corde, d'enlèvements en berline, de serments éternels aux croisements des routes, quand à sept heures et quart, le réveil mène un tapage d'enfer dans son assiette ?

Et la république en plâtre ? Il ne faut pas l'abandonner. Tu dois, aujourd'hui comme d'habitude, Jules Nogaret, chausser tes noires bottines, emporter ton parapluie en cas d'orage (il gronde déjà), regagner ton bureau, retrouver ta chaise, tes papiers, ton cher désordre, et songer, puisqu'il le faut, par-delà les rues, à la vieille fille laide que tu aimes.

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