PARDON
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1995 (inédit 2006) |
Retour, "après bien des années", en des lieux qui réveillent le doux souvenir d'un ancien amour.
VACANCES A LA NOUVELLE
(Mes jeunes années racontées par ma mère et par moi ; Charles Trenet et Marie-Louise Caussat-Trenet ; 1978 ; Editions Robert Laffont)
Mais voilà-t-il pas que la guerre se termine, que c'est la victoire du bleu horizon ? Les pioupious en bon ordre descendent les Champs-Elysées après être passés sous l'arc de triomphe. Nous les avons vus aux actualités Pathé-Cocorico. Ils marchaient d'un bon pas cadencé, à l'allure d'autrefois et non à celle, accélérée, que leur prêtent les projecteurs d'aujourd'hui. J'en ai la larme à l'œil. Pauvres vieilles actualités qui font sourire à présent. Tant de sacrifices, d'années passées dans les tranchées, de balles meurtrières, poumons éclatés, ventres ouverts, tant de taratatas de clairons et de Madelons devant leur maison « au mur tout couvert de lierre » ! On rigole de ça de nos jours, en se croyant bien malins devant l'héroïsme comique de nos parents, parce qu'une crétine de caméra sans rétine tourne plus vite (comme notre temps) et déforme tout. Quelle horreur ! Et pourtant, quelle gloire ! Il faut le redire à nos petits-enfants : la vraie victoire fut celle de 1918, la victoire contre Guillaume II et le Kronprinz, contre les casques à pointe, contre les Boches, les salauds qui voulaient la défaite de la patrie, contre tout ce qui choquait déjà ma petite conscience éprise de justice, d'ordre et de fantaisie.
C'est dans cette alacrité cocardière que nous partîmes en vacances pour La Nouvelle. On parlait partout de démobilisation. Papa allait revenir de la guerre. Il nous l'avait écrit. Avant trois mois, nous allions le retrouver, ou plutôt le découvrir car, en ce qui me concernait, je ne l'avais jamais vu... qu'en photo, avec une petite barbe blonde et des yeux lointains, inquiets.
La Nouvelle ! Le train de Perpignan s'y arrête trois minutes dans le vent qui courbe les pins et les tamarins du jardin de la gare, comme il courbe le chef de gare lui-même, toujours dans le même sens, le sens du cers - impitoyable vent du Nord ! Maman, j'ai du sable dans les yeux ! Il y a des mouches sur ma tartine ! Ma valise est trop lourde ! Dépêchons-nous, le train va repartir ! Tut et retut ! Il s'en va... Le panache d'Henri IV est déjà loin... Nous sommes sur le quai tous les trois, rien que nous trois, maman, Antoine et moi. Les deux grands-mères sont mortes et grand-père Auguste (qui faisait souvent l'imbécile dans les cafés - il paraît que je lui ressemble) est allé vite se remarier à Toulouse avec qui, je vous le donne en mille, avec une buraliste de tabac plus vieille que lui !
L'autobus-patache de Patarac nous conduit vertement à l'hôtel des Lilas de Mer. Il est bien pratique sinon confortable, cet hôtel ; on peut y faire la cuisine. Nous disposons de quatre pièces. Tante Emilie arrivera demain, de retour d'Ouveillan où elle va veiller de temps en temps sur la tombe de sa sœur Marguerite.
- Si vous êtes sages, Tantoune vous fera un poulet farci de pain frotté à l'ail, promet maman.
- Et toi, un flan à la vanille ?
- Oui, si vous êtes sages.
Etre sage, ça signifie ne pas trop remuer, ne pas faire trop de bruit. Il est permis de chantonner. Il est interdit de chanter, c'est-à-dire de crier. J'entrebâille la porte, sur la pointe des pieds...
Me voilà parti seul dans les rochers, avec ma boîte d'aquarelle. Antoine, de son côté, prend des photos. Il a un Kodak tout neuf, reçu en cadeau après la distribution des prix (troisième accessit de gymnastique).
Pour moi, il s'agit de trouver un joli coin ; essayer d'en fixer l'image. C'est difficile de traduire cette perspective au bout de laquelle se dresse le phare qui ressemble à une ombrelle fermée. Et si j'ouvrais l'ombrelle ? Je l'ouvre. Le soir, je montre mon tableau.
- Pourquoi ce parapluie au fond de la jetée ? demande maman.
- C'est pas un parapluie, c'est une ombrelle.
- Une ombrelle à la place du phare ?
- C'est pour que les bateaux n'aient pas trop de soleil.
- Tâche de faire ce que tu vois, conclut maman qui n'était pas encore habituée au surréalisme.
Je suivis son conseil. Je dessinais ce que je voyais, toujours en chantonnant, un jour, dans les rochers, un autre dans la région des herbes, loin sur la plage près des petites Corbières, là on l'on trouve de merveilleuses branches d'arbres décolorées et polissées par les anciens coups de mer, vous savez, après l'Estagnol, oui, là où les treilles à demi mortes s'abritent au seuil des cabanes, paysage maudit que j'adore, avec un figuier poussiéreux agonisant près d'un tas de fumier et si vous le voulez, ou si vous ne le voulez pas, je vais faire le tour par le village et remonter à l'hôtel en longeant le port. La voile d'un sardinier tranche sur le ciel raccommodé de quelques nuages fixes. J'ai rapporté du lilas de mer et de la farigoule, cueillis dans la proche garrigue. Je sens la faim tortiller mon estomac. Il y aura des sardines grillées et peut-être du cassoulet, c'est la spécialité de maman. Ah, ce cassoulet, ces sardines entrevues parmi les rochers d'aggloméré, et les mouettes terribles qui plongent dans le port en se laissant tomber du ciel comme des sabres !
J'ai cinq ans, vous savez. Je suis grand à présent.
Le soir, vers dix heures, nous allons admirer les étoiles au bout de la jetée. Maman les connaît toutes, depuis nos voisines comme l'œil de Vénus luisant à travers ses larmes, et celui de lapin albinos, Mars, jusqu'aux plus lointaines constellations, Cassiopée, par exemple, dont elle a, par nature, l'exacte reproduction au creux du coude, en taches de rousseur.
Nous sommes devant la grande bleue devenue noire et striée de petites nervures qui paraissent gravées comme celles d'un disque de phono. Nous suçons des berlingots que tante Emilie a rapportés tout à l'heure de chez l'épicière. Belle nuit classique sans une ride comme le voudraient tous les produits de beauté.
- Et là-bas, maman, c'est une comète ?
- Mais non, petit nigaud, c'est le phare de Port-Vendres. Les comètes n'ont pas de feux à éclipses. Ce sont des astres errants qui se moquent de notre gravitation.
- Qu'est-ce que c'est, la gravitation ?
- C'est une force qui fait que les corps célestes s'attirent.
- Et alors ?
- Et alors, ils tournent.
Le lendemain, avec Antoine, nous jouons à « la gravitation ». Cela consistait à tourner, à pivoter sur nous-mêmes comme des apprentis derviches.
- Nous sommes des étoiles dans le ciel ! Tous les astronomes nous regardent !
- Qu'est-ce qu'ils ont encore inventé ? demandait tante Emilie.
Et nous, de répondre :
- Nous sommes des corps célestes qui s'attirent !
- Eh bien, allez vous attirer sur la plage. Vous me faites la tête comme un manège.
Puis, s'adressant à sa cousine, notre mère supérieure, Emilie ajoutait, conseillère :
- Ne leur apprends pas trop de choses scientifiques à ces petits, ça risque de leur fermer l'esprit.
Sur la plage, ce fut le premier été où nous fîmes des connaissances. Antoine avait les copains de son âge, huit ans et demi. Je les préférais à ceux que Melle Hélène, propriétaire et gardienne des cabines, me faisait rencontrer, de vrais bébés, parlant encore le stupide langage qu'on ne nous avait jamais appris, le langage pipi caca lolo tété, locutions dérisoires, surtout pour un jeune savant comme moi, connaissant les lois de la gravitation.
Le plus grand, le plus divertissant de tous ces nouveaux amis, était sans nul doute Paul Batré, onze ans, deux yeux immenses fiévreux, au blanc un peu jaune, des cheveux charbon bleu et des mains que je prenais parfois pour des mouettes, tant elles étaient blanches, agiles et voletant devant son visage quand il racontait des histoires.
Qu'il en savait des choses, ce Paul ! Son père était médecin radiologue. Et le fiston, déjà presque étudiant, employait des termes enchanteurs. Par exemple : les rayons X. Quels étaient ces rayons qui ne voulaient pas dire leur nom ?
- C'est pour chauffer le ventre. Papa voit les intestins des gens à travers la peau.
- Tu connais Justin Clarel ?
- Bien sûr, je l'ai vu au cinéma.
- Il a un laboratoire comme lui, ton père ?
- Oui, mais en plus grand. Tu comprends, il faut de la place pour regarder à l'intérieur de tout le monde. Ils sont parfois trois cent cinquante à la maison.
Trois cent cinquante qui viennent chez ce docteur pour qu'on leur regarde le ventre à travers la peau ! Je pensais au vieux médecin à cuiller et à phaéton du tonnerre. Il était dépassé par le père de Paul qui possédait un salon de visites plus grand que le parloir du séminaire Beauséjour.
- Et la gravitation, tu sais ce que c'est ?
- Peuh... C'est des gens qui portent du gravier.
- Mais non, idiot. C'est des étoiles qui tournent. Tu demanderas à ton père... ou à ma mère.
Paul revint encore l'année suivante. Il avait considérablement grandi et me toisa. Je m'étais allongé moi aussi, mais pas dans les mêmes proportions. Je compris qu'il me considérait encore comme un « menot ». Il avait le ton protecteur et parlait avec affectation un argot de faculté de médecine :
- Alors, ça biche, petit ?
Je ne répondis pas. Je partis sur la plage où le père Crouzet m'emmena faire un tour dans sa barque. J'étais un peu triste en regardant le rivage où les baigneurs faisaient trempette sans nager. Je venais, à déjeuner, d'apprendre par tante Emilie et ma mère que papa était enfin définitivement démobilisé, qu'il avait réintégré son étude de Saint-Chinian et qu'il nous y attendait en cette fin de vacances.
Septembre. On a retiré les cabines. La plage est nue comme un os de seiche. Le père Crouzet ramène sa barque verte au village, sur le dos d'une carriole qu'il pousse en soufflant. Papa est à Saint-Chinian. Le Bélier, qui remorque la drague, glisse dans l'eau du port en fumant un cigare (par la cheminée). Le lendemain, nos malles et nos valisent encombrent l'omnibus de Patarac où, pourtant, peu de clients sont assis. Puis la gare, le chef de gare toujours oblique dans le vent, et le train qui nous emporte au-delà de la mer et des étangs, au-delà de notre âge... Papa est à Saint-Chinian.
Papa est à Saint-Chinian
Et moi au bout d'une enfance
Je vois déjà qui s'avance
Un monde maussade et poignant.
Donnons-nous la main, mon grand frère
Voilà l'allée de platanes, on arrive
Qui donc est sur le qui-vive
Dans la maison aux panonceaux lunaires ?