NAGIB

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1992

Une chanson marquée par le souvenir de la relation maître-disciple vécue avec Albert Bausil et où Trenet affiche sans fard sa bisexualité.

LES AMOURS GRECQUES : LE RITE ET LE PLAISIR
(Les Collections de L'Histoire n°5 ; Maurice Sartre ; juin-août 1999)

Plus qu'aucune autre civilisation, la Grèce ancienne accorda une place officielle aux amours masculines. Ces relations s'inscrivaient d'abord dans le cadre pédagogique et initiatique qui attachait un adolescent à un aîné. Mais, au-delà de ces aspects rituels, c'est toute la cité qui baignait dans une atmosphère d'érotisme où le corps nu de l'homme était glorifié.

« Ô Zeus, pourquoi donc as-tu infligé aux humains ce frauduleux fléau, les femmes, en l'établissant à la lumière du soleil ? Si tu voulais propager la race mortelle, ce n'est pas aux femmes qu'il fallait en demander le moyen : contre de l'or, du fer ou un poids de bronze déposé dans tes temples, les mortels devraient acheter de la semence d'enfants, chacun selon la valeur du don offert, et habiter des maisons affranchies de l'engeance femelle... Mort à vous ! Ma haine des femmes, jamais je ne l'assouvirai ! » (1)

Cette prière d'Hippolyte, héros légendaire, n'est pas l'expression de la souffrance de l'homme en proie aux tourments de l'amour mais le cri du cœur de qui regrette la présence de cette engeance malfaisante, ardente à le harceler, qui vient troubler la quiétude d'une société masculine. La découverte de la passion quasi incestueuse que lui manifeste Phèdre, la femme de son père, le porte à haïr l'ensemble des femmes.

Sans être exemplaire, Hippolyte témoigne des rapports difficiles qu'entretiennent hommes et femmes dans la Grèce ancienne, dont il est peu de dire qu'ils empruntent des voies bien différentes de celles que connaissent nos contemporains. Au point que les savants ont substitué à leur étude - qui reste largement à faire - celle des relations entre hommes. Comme si la Grèce n'avait accordé qu'une place subsidiaire aux amours hétérosexuelles, les réduisant en quelque sorte à leur fonction biologique, pour privilégier des amours masculines dont elle offrirait un modèle achevé.

Ce n'est évidemment pas le cas ; les historiens ont distingué ce qui leur semblait différent, étrange, mais cela n'empêche qu'il existe une poésie amoureuse et érotique vantant la séduction des femmes, que tous les sentiments que celles-ci suscitent s'y trouvent évoqués, de la plus grossière pornographie aux élégies les plus tendres. Il faut cependant bien le reconnaître : si Don Juan et Casanova ont eu des ancêtres grecs, ceux-ci n'ont guère laissé de souvenirs.

A dire vrai, la vie amoureuse des Grecs, et plus précisément leurs comportements sexuels, n'a cessé d'être objet d'embarras, de dénigrement ou d'éloge pour les historiens. Car aucune civilisation ancienne n'a accordé une place aussi visible, aussi tranquillement officielle, aux relations que nous nommons homosexuelles mais pour lesquelles les Grecs eux-mêmes n'avaient pas de mot particulier. Ce qui frappe - et qui gêne ou enchante, c'est selon -, ce n'est pas l'existence de l'homosexualité dans les sociétés grecques (elle existe probablement dans toute autre, plus ou moins répandue et repérable), mais son statut privilégié, dans une large mesure plus valorisant que la fréquentation des femmes, du moins à certaines époques et dans certains milieux. On comprend que les sociétés occidentales nourries de morale judéo-chrétienne, où l'homosexualité fut longtemps considérée comme l'abomination absolue, n'aient cessé de s'interroger sur cet aspect particulier de l'hellénisme, leur autre grand ancêtre.

Longtemps a prévalu sur ce sujet une approche prudente et embarrassée. Tandis que les documents illustrant les mœurs grecques nourrissaient une littérature plus ou moins scientifique qui allait rapidement rejoindre l'enfer des bibliothèques, quelques savants, que leur notoriété et leur réputation irréprochable autorisaient à aborder le sujet, s'en tenaient à des explications superficielles consistant surtout à minimiser le phénomène. Ainsi Henri-Irénée Marrou dans sa belle Histoire de l'éducation déniait tout caractère sexuel aux relations entre amants et, au mépris des textes et des images, voulait réduire le rapport éraste-éromène (2) à une mâle camaraderie militaire ou pédagogique, que seules des conditions exceptionnelles et la faiblesse de la chair pouvaient transformer en un corps-à-corps illicite.

Ces conceptions, qui ne sont pas radicalement fausses mais fort partielles, recueillirent une large approbation, faute qu'on osât affronter la documentation. Car quiconque se risquait à aller plus loin dans l'analyse, ou même à s'intéresser de trop près au corpus documentaire, craignait d'être soupçonné de sympathies douteuses, comme s'il cherchait dans le comportement des Grecs une justification à la levée des interdits qui frappaient encore les homosexuels dans l'Europe du premier XXe siècle.

On en resta donc là, et il fallut attendre la libéralisation des mœurs dans les années 1960-1970 pour que s'amorce une révision radicale des opinions admises. Cela aboutit notamment à l'analyse sans pruderie effectuée par Félix Buffière d'une abondante poésie érotique masculine peu équivoque dans ses descriptions et fort précise quant à l'évocation du plaisir des amants.

Alcibiade, un éphèbe très courtisé

De son côté, Kenneth Dover fournissait une étude détaillée de tous les aspects de la question : vocabulaire, représentation du corps, prostitution, législation, etc. (3) Il mettait notamment en évidence la réalité des rapports sexuels entre hommes, grâce à une étude très complète des textes comme des documents illustrés. Ainsi tombait un tabou implicite, car Kenneth Dover soulignait à la fois la fréquence du phénomène pédérastique et la dimension sexuelle des relations amoureuses, qui dépassaient l'amitié virile des compagnons de chambrée ou le lien privilégié d'ordre pédagogique, plus spirituel que charnel.

Mais Kenneth Dover et, dans une certaine mesure, Félix Buffière s'attachaient plus à décrire qu'à expliquer, et l'on manquait d'une clé qui permît de comprendre comment une telle situation avait pu se développer chez des hommes qui, pour autant, ne fuyaient pas les femmes. Bernard Sergent apporta alors une contribution capitale (4). Analysant les mythes grecs où apparaissaient des amours homosexuelles, ainsi que des textes historiques quasi ethnographiques concernant aussi bien la Crète que Sparte ou Athènes, mais aussi les Celtes, les Germains ou les Iraniens, il montrait de façon lumineuse que les pratiques évoquées par ces textes s'inscrivaient, pour une part, dans une série de rites bien connus par ailleurs : les rites de passage qui marquent l'intégration des jeunes hommes à la société des adultes.

Dans la séquence bien établie des situations imposées aux jeunes - pratiques d'exclusion et de marginalisation, puis d'inversion des rôles usuels, et enfin de réintégration dans le groupe -, l'homosexualité trouve sa place parmi d'autres comportements d'inversion. Bernard Sergent ne réduisait pas pour autant l'homosexualité grecque à cette seule fonction, mais ses conclusions pouvaient inviter à penser que la banalité de cette pratique dans le monde hellénique comme chez d'autres peuples anciens se justifiait par cet usage pédagogique et initiatique primitif, qui en fondait en quelque sorte la légitimité.

Cette démonstration rencontra une large approbation. D'autant plus, peut-être, qu'elle donnait une explication qui évitait toute prise de position morale à un comportement qui continuait à surprendre, voire à choquer nombre de savants. Ouf ! durent soupirer certains, ce n'est qu'un rite ! Sans réintégrer les Grecs dans la norme sexuelle dominante, du moins disposait-on d'une interprétation qui excluait le désir individuel et lavait les Anciens de l'accusation de perversité, quitte à les rejeter dans la catégorie des peuples primitifs : comme le constatait dès le XVIIIe siècle le jésuite Laffitau examinant les rites initiatiques crétois, les Grecs aussi avaient été des sauvages ! C'était évidemment réduire abusivement le phénomène, et n'en considérer qu'une facette. Cela suffisait cependant aux associations et militants gays qui se réjouirent de voir une étude historique sérieuse et argumentée considérer enfin l'homosexualité non comme une déviance, mais comme une pratique naturelle, fût-ce dans l'Antiquité.

Les solides conclusions de Bernard Sergent ne rencontrèrent pourtant pas que des louanges. Certains récusèrent des analyses qu'ils jugeaient trop réductrices : en paraissant limiter l'homosexualité grecque à un rite strictement codifié, on risquait d'ôter du même coup à la Grèce ancienne le rôle de modèle de tolérance que d'aucuns souhaitaient lui voir jouer. John Boswell fut pour cette raison l'un des adversaires les plus acharnés des thèses de Bernard Sergent, qu'il déformait pour mieux les récuser, plus préoccupé, sans doute, de puiser dans l'Antiquité des arguments pour nourrir les débats actuels que de comprendre pour eux-mêmes les comportements des Grecs et, plus largement, des Anciens (5).

Si rien ne permet, en réalité, de remettre en cause les belles démonstrations de Bernard Sergent, il serait imprudent de réduire l'homosexualité grecque à un rite initiatique. D'autant que cet aspect, parfaitement fondé par l'analyse des mythes, n'apparaît à l'époque historique que dans quelques cités et que ce n'est que sous une forme bien dégradée qu'il se laisse déceler dans quelques autres. De plus, on ne peut mettre sur le même plan des comportements codifiés par les lois, comme l'enlèvement de l'adolescent par un jeune adulte en Crète, avec vie commune pendant quelques semaines et cadeaux obligatoires en fin de « stage », et le fait que les jeunes Spartiates, Athéniens et autres s'offraient à des amants durant une période plus ou moins longue de leur adolescence et de leur jeune maturité, sans que cela s'inscrive dans un rite précis.

Ces jeunes gens, ce n'est pas un homme unique qui les sollicite, mais plusieurs si leur beauté attire l'attention : au Ve siècle av. J.-C., le célèbre amant de Socrate, Alcibiade, très grand et très beau, appartenant à une famille prestigieuse, compte de nombreux érastes. La cité grecque, du moins ses classes dirigeantes, baigne bien dans une atmosphère d'érotisme masculin qui aide sans doute à comprendre les aspects sexuels des rites initiatiques, mais les dépasse. Il faut tenter d'en prendre la mesure et d'en chercher l'explication.

La Grèce, patrie des homosexuels ?

D'abord, un acte sexuel ne peut se réduire à un rite. On peut offrir des sacrifices aux dieux sans y croire, réciter des prières en pensant à autre chose, banqueter sans avoir faim, boire sans soif, mais non faire l'amour sans désir, au moins de l'un des amants. Ce que confirment sans ambiguïté les textes et les images qui illustrent l'attirance des érastes pour leurs éromènes. Même si ces scènes se situaient toutes dans le cadre des rites initiatiques ou, si l'on préfère, de la pédagogie pédérastique en honneur dans la cité, il faudrait bien constater que le rite n'exclut ni désir ni plaisir.

Tout prouve que les sociétés grecques n'éprouvent à l'égard de l'homosexualité masculine aucune répugnance avouée, et qu'elles entretiennent au contraire de façon privilégiée une atmosphère de masculinité fortement érotisée. Il ne s'agit pas de faire de la Grèce ancienne un paradis gay, comme l'imaginent un peu hâtivement ceux qui cherchent dans l'histoire des modèles pour le temps présent. Les Athéniens raillent volontiers les efféminés, les hommes qui, passé l'âge, continuent à s'offrir aux amants, et ils condamnent sans réserve les prostitués, auxquels on interdit de prendre la parole à l'assemblée du peuple !

Pourtant, les pratiques homosexuelles font chez eux partie des comportements sociaux habituels, et ne sont pas réservées aux rites initiatiques de la fin de l'adolescence. La riche poésie érotique à la gloire des beaux garçons, transmise fidèlement par les érudits depuis l'époque hellénistique jusqu'à l'époque byzantine, n'a rien d'une littérature clandestine. L'imagerie des vases attiques fourmille de ces scènes qui exaltent les amours masculines, sans complaisance mais sans ambiguïté. Ce sont des représentations licites, offertes à la vue de tous, sans gêne et sans tabou, et destinées à réjouir les sens des participants, lors des banquets réunissant les hommes des meilleurs familles, dans chaque cité.

Peu de citoyens en vue qui ne soient crédités d'amants, éromènes dans leur adolescence, érastes un peu plus tard ! Ces anecdotes ne constituent pas une chronique égrillarde ou scandaleuse, mais un moyen de valoriser l'individu, de souligner sa noblesse, sa beauté, sa vertu, ses mérites, dès son jeune âge. Comment mieux exalter la valeur de l'homme d'État athénien Pisistrate (VIe siècle av. J.-C.) qu'en en faisant l'amant de Solon, le célèbre législateur son aîné ? Peu importe la réalité de l'épisode : seul compte qu'on ait cru honorer l'un et l'autre en les présentant comme des amants.

Et si la liaison entre Socrate et Alcibiade étonne, c'est que la laideur du premier n'a d'égale que la beauté du second - sans parler de la différence de milieu social. Couple scandaleux parce que mal assorti, mais non couple illicite. S'il y a débat, dans l'entourage de Socrate, sur les liaisons homosexuelles, ce n'est pas pour les remettre en cause mais pour en évaluer la fonction, mesurer la place que doivent y tenir respectivement la chair et l'esprit. C'est le sujet unique du Phèdre de Platon.

Banalité de l'attirance pour les garçons

Cependant, si l'amour entre hommes règne en maître dans les milieux aristocratiques et intellectuels, ceux-ci n'en ont pas l'exclusivité. Rien ne montre mieux la banalité de l'attirance pour les garçons dans la Grèce ancienne que les notations relevées en passant, dans un contexte sans aucun rapport avec les relations amoureuses.

Platon, évoquant dans Les Lois un athlète qui n'a rien négligé de son entraînement, précise qu'il « ne toucha jamais ni à une femme, ni à un jeune garçon tant qu'il fut dans le feu de son entraînement » . Et le poète tragique Euripide, louant dans Les Suppliantes le héros Parthénopaios, écrit : « Entré dans notre armée, comme un pur Argien, il se battit pour la cité, prenant sa part de nos succès et s'affligeant de nos revers. Beaucoup d'hommes, beaucoup de femmes recherchèrent son amour : lui veillait à ne jamais faillir. »

On pourrait multiplier les citations : attirance de la femme, attirance de l'éphèbe, c'est tout un. On aurait donc tort de réduire l'homosexualité dans la Grèce ancienne à ses aspects rituels, en tenant pour négligeable la dimension du plaisir. Oui, ces hommes, les mêmes qui, mariés, dorment avec leurs femmes et leur font des enfants, fréquentent les prostituées et ne craignent pas d'avoir des concubines, trouvent du plaisir à la vue des corps de jeunes gens et entretiennent volontiers avec ceux-ci des relations qui n'ont rien de platoniques.

Mais amour des femmes et amour des garçons ne constituent qu'une équivalence en trompe l'œil. Bien loin de mettre au centre des rapports sexués le couple masculin-féminin, les Grecs établissent à côté de lui un autre couple aussi important, masculin-masculin. Si les rapports hétérosexuels représentent sûrement en Grèce ancienne l'écrasante majorité des relations sexuelles, il n'existe pas pour autant de norme hétérosexuelle dominante. A la différence des sociétés occidentales contemporaines, les sociétés grecques ignorent tout simplement la catégorie des « homosexuels », et nul n'a besoin de mener combat en leur sein pour faire reconnaître une quelconque différence et inviter à la tolérance.

Car la tolérance implique l'existence d'une norme, et s'adresse comme une concession bienveillante à ceux qui s'en écartent. Or l'homosexualité grecque constitue un comportement reconnu sauf dans le cas des efféminés ou des prostitués, pratiqué par beaucoup mais non par tous, Xénophon, par exemple, s'y montrant résolument hostile, et plus valorisant dans les milieux aisés que les conquêtes féminines.

Une telle situation traduit sans aucun doute le statut défavorable accordé aux femmes dans les cités grecques : on ne leur réserve aucune place dans les manifestations de la vie sociale, d'où elles sont d'autant plus absentes qu'elles appartiennent à un milieu favorisé. Quoi qu'on en ait dit, l'idéal de la femme grecque de bonne famille, aux yeux des hommes, reste celui d'une recluse, confinée aux tâches domestiques et se montrant le moins possible en public. La femme honnête, c'est celle qu'on ne voit pas et dont on ignore jusqu'au nom. Les hommes occupent toute la sphère de la vie publique, en dehors de quelques manifestations religieuses. Dans les banquets, s'il apparaît quelque femme, c'est une danseuse, une flûtiste, une prostituée, réservée au plaisir des hommes. Mais même cette présence est rare et c'est une société d'hommes que mettent en scène aussi bien l'iconographie des vases attiques que les textes. Pas question de femmes au gymnase, aux thermes ou au stade.

« La fesse rebondie, la verge menue »

C'est sans doute, précisément, dans ce caractère exclusivement masculin de la vie sociale grecque qu'il faut chercher une explication. Le sociologue danois Hennig Bech, sans s'intéresser particulièrement aux sociétés anciennes, a donné de belles analyses des comportements des hommes entre eux, qui aident à comprendre rétrospectivement les Grecs (6). Montrant la fascination qu'exerce la virilité sur les hommes, les fantasmes qu'elle nourrit, il en déduit que l'homosexualité est partie intégrante de l'univers masculin, et que les hommes la refoulent, la dévient vers d'autres objets ou l'assument, en fonction des pressions de leur milieu. Lorsqu'ils se retrouvent entre eux, l'absence de femmes-témoins abolit les tabous et lève les interdits. Débarrassés de la présence féminine, des hommes qui s'affirment comme strictement hétérosexuels contemplent sans gêne le corps de l'autre ou s'exhibent sans pudeur. Ils cèdent sans peine à la séduction du corps identique et satisfont librement une curiosité-fascination dont seule la psychanalyse dévoile les motivations.

Or les Grecs, notamment ceux de milieux aisés, dont les loisirs autorisent la fréquentation assidue des lieux que peuplent les hommes, se retrouvent en permanence dans cette situation. Certes, rentrés chez eux, ils retrouvent les femmes - et le lit de leur épouse, d'une concubine ou d'une esclave -, mais les pratiques sociales les mettent en situation permanente d'exclusivité masculine, à l'assemblée du peuple, sur l'agora, dans les banquets, comme au gymnase ou aux thermes. Et, à l'abri du regard des femmes, les hommes grecs ont pris l'habitude de célébrer sans limite la beauté du corps masculin.

L'exaltation du corps masculin nu, dont témoigne toute la sculpture grecque antique, l'emporte de loin, et surtout beaucoup plus tôt, sur celle du corps féminin : déjà les kouroi (jeunes hommes archaïques) exposent sans voile leur intimité, alors qu'au même moment les korai (leur version féminine), prises dans une rigide gaine masquant leurs formes, n'offrent au passant que leur sourire. Il faut attendre la fin du Ve siècle av. J.-C. pour que la statue féminine s'assouplisse, que la technique de la draperie mouillée en souligne les rondeurs - sans pour autant jamais montrer le sexe. Alors que celui de l'homme se dresse de façon impudique sur les hermès (7) à chaque carrefour, que les dieux, les héros du passé et les grands hommes du temps présent paradent également nus dans les lieux les plus en vue de la cité.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : dans la nudité triomphante, ce n'est pas l'aspect sexuel qui prime. Au contraire, le sexe se doit d'être modeste, comme le dit avec drôlerie Aristophane faisant, dans Les Nuées , la leçon à un jeune homme de son temps : s'il suit les préceptes de la bonne vieille éducation, il aura « la poitrine robuste, le teint vermeil, les épaules larges, le discours bref, la fesse rebondie, la verge menue » , alors que l'adepte de l'enseignement dévoyé des sophistes sera pourvu de tout le contraire. Et l'iconographie confirme ce parti pris d'une représentation humble, parfois surprenante tant elle est minuscule. Ce n'est que dans les scènes burlesques, ouvertement pornographiques, chez les Barbares ou les esclaves, que l'on peint des verges démesurées, qui assimilent leur propriétaire à quelque animal plutôt qu'à un être civilisé.

Zeus donne l'exemple

En fait, l'omniprésence de la nudité dans la Grèce ancienne nous semble tellement banale qu'on oublie d'en tirer les leçons. Certes, les Grecs ne sont pas seuls à privilégier le nu dans l'art ; mais ailleurs, lorsque ce n'est pas un héritage culturel comme chez nous, cela témoigne d'une volonté de mettre en évidence la puissance sexuelle, le rôle fécondant et régénérateur du mâle. Chez les Grecs, rien de tout ceci : pour l'essentiel, ce n'est que l'occasion de montrer une image de la beauté, révélation sans ambiguïté du goût de l'homme grec pour le corps de l'homme.

De plus, on l'a dit, la nudité ne règne pas que sur les vases et aux frontons des temples. Elle constitue aussi une pratique collective. Les Grecs avaient gardé le souvenir de l'athlète qui, le premier, courut nu sur un stade : Orsippos de Mégare en 721 av. J.-C., selon la chronologie traditionnelle des olympiades. Quelles qu'aient été les raisons exactes de son geste (sa ceinture-caleçon se serait dénouée), il fit rapidement des adeptes.

Au Ve siècle av. J.-C., l'historien Thucydide rapporte que les Spartiates furent les premiers à adopter cette coutume : « On les vit se dévêtir pour paraître en public et, le corps frotté d'huile, se livrer à des exercices athlétiques. Autrefois, même dans les compétitions olympiques, les athlètes portaient un pagne qui leur cachait le sexe. Aujourd'hui encore chez certains barbares et en particulier chez les Asiatiques, il y a des concours de pugilat et de lutte, où les combattants portent un pagne. On pourrait invoquer bien d'autres faits pour montrer que, dans le monde grec de jadis, le mode de vie était analogue à ce qu'il est aujourd'hui chez les barbares. » (8) Les Grecs s'en accommodèrent si bien que la nudité devient pour Thucydide un symbole de civilisation.

Or l'orateur athénien Eschine, au IVe siècle av. J.-C., applique le même discours à l'homosexualité : dans le long plaidoyer où il accuse Timarque de se prostituer, il récuse à l'avance les arguments de ses adversaires qui, dit-il, « prétendent que je n'ai pas cherché à faire un procès, mais à ouvrir une ère d'odieuse inculture » en faisant « de l'amour pour les éphèbes un sujet d'opprobre et une cause de procès » (9). Il emploie à ce propos le mot apaideusia , « absence de paideia » , qui désigne à la fois l'éducation et la culture : renoncer à l'amour des garçons, ce serait le comble de la grossièreté, de la barbarie inculte. Ce dont se défend Eschine avec la dernière énergie, qui rappelle avec fierté qu'il a lui-même aimé de nombreux jeunes gens.

Nudité, sport, homosexualité : trois symboles de la vie civilisée à la grecque. Est-ce le hasard si Solon interdit le gymnase aux esclaves, et si les Spartiates interdirent aussi bien le gymnase que les relations homosexuelles aux hilotes, les esclaves attachés à leurs terres ? Or ce sont les trois éléments qui, avec le banquet, envahissent la céramique peinte et la poésie érotique dès la fin du VIIe siècle av. J.-C. - ce qui ne préjuge pas de leur inexistence antérieure. A ce moment, alors que la vie sociale les invite à contempler sans gêne le corps nu de l'homme, idéalisé par l'image ou mis en valeur par les exercices du gymnase, il est manifeste que les hommes grecs s'éprennent de ce double idéal d'eux-mêmes.

Pourvu d'une épouse entrée dans sa maison par la volonté de son père ou par calcul de ce qui est avantageux pour sa fortune, l'homme grec trouve auprès des jeunes gens des satisfactions supérieures, qui pouvaient s'autoriser des exemples des couples célèbres, au besoin réinterprétés pour l'occasion : Apollon et Hyakinthos, Achille et Patrocle, Harmodios et Aristogiton, aussi célèbres pour leur beauté et leurs amours que par leur sagesse et leur courage. Zeus lui-même n'avait-il pas donné l'exemple, lui l'amant de tant de femmes, en cédant au charme du beau Ganymède ?

(2) F. Buffière, Éros adolescent. La pédérastie dans la Grèce antique, Paris, Les Belles Lettres, 1980 et K. J. Dover, Homosexualité grecque, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982.

(3) B. Sergent, L'Homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984 ; L'Homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, 1986 ; les deux ouvrages ont été réunis dans Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, Payot, 1996.

(4) J. Boswell, Unions du même sexe, de l'Europe antique au Moyen Age, Paris, Fayard, 1996. Voir aussi Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l'ère chrétienne au XIVe siècle, Paris, Gallimard, 1985.

(5) H. Bech, When Men Meet. Masculinity and Modernity, The University of Chicago Press, 1996.

(6) Pilier figurant le dieu Hermès portant une tête barbue et un phallus dressé, qui protégeait notamment les voies publiques.

(7) Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse , I, 6. Cf. aussi Platon, République, V, 452 c-d.

(8) Eschine, Contre Timarque , 132 et 135, Paris, Les Belles Lettres, 1927.

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