MON VIEUX CINÉ

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1950 (inédit 1951)

Si Formidable a déjà laissé deviner son intérêt pour le "ciné / Matographe", Mon vieux ciné est la première chanson où Trenet s'étend vraiment sur le sujet dans une évocation qui mêle les "films de terreur, d'épisodes et de transes", portes ouvertes sur les merveilles de l'imaginaire, vus pendant son enfance et son adolescence, et le souvenir de son premier amour. Mon vieux ciné est aussi, après Le roi Dagobert, la deuxième chanson où Trenet se nomme (ou plutôt se prénomme) dans le texte.

CINÉMA-SOUVENIR
(Pour Vous n°581 ; Charles Trenet ; 3 janvier 1940)

J‘AIME le cinéma. Je l’aime tellement que je n’y vais jamais, pour ne pas abîmer l’amour que je lui garde, pour ne pas décevoir la foi que j’ai en lui.

*

A quinze ans, ce fut une folie.
A vingt ans, ce fut une ambition.
A vingt-cinq ans, ce fut une désillusion.
A vingt-six ans, ça devient une espérance.
Une magnifique espérance.

*

Tout jeune, je me suis passionné pour le cinéma d’avant-garde. J’ai aimé les Russes. J’ai aimé les Allemands du stade Caligari, Fritz Lang, Pabst, Jannings, Sternberg…

*

Je me suis battu pour les surréalistes. C’était le temps de L’Âge d’or. Le temps où je faisais le voyage de Cadaqués en tartane, pour apercevoir, derrière les cyprès de son mas ampurdanais, la fine moustache ironique de Salvador Dali.
Le temps où je courais tous les éditeurs parisiens, au bras de Joseph Delteil et de Magali de Séverac, pour placer mon ours, sous les espèces d’un roman magnifique qui s’intitulait Les Rois fainéants et qui devait bouleverser le monde des lettres. J’avais quinze ans et demi.
Mais je n’avais pas cent francs pour faire taper mon manuscrit à la machine. Alors, je fis la connaissance pratique et romantique de Nini Crastre, élève à l’école Remington, qui me tapa généreusement trois exemplaires de mon chef-d’œuvre, moyennant une tablette de chocolat Kohler, une quantité considérable de fautes d’orthographe et un nombre plus incalculable encore de baisers, volés dans l’obscurité complice du « Familia-Cinéma ».

*

Le « Familia-Cinéma » était le plus beau cinéma du monde. C’était également le plus sordide. On pouvait y donner d’authentiques merveilles ou d’incroyables navets : personne n’y faisait attention. Car tout le monde était occupé en dehors, si j’ose dire, de la projection.
La matinée du jeudi, en particulier, et celle du dimanche, par suite d’un accord tacite entre la clientèle et la direction, étaient exclusivement réservées aux amoureux des deux sexes. Les places se louaient par couples. Mais, dès l’extinction des lampes, un seul fauteuil sur deux était positivement occupé. Les jeunes gens avaient le regard fixé sur un point mobile extérieur à la projection. Quant aux jeunes filles, elles manifestaient leur indifférence aux révélations cinématographiques en tournant résolument le dos à l’écran.
La salle était infâme. Une odeur d’oignon et de pieds négligés montait vers les galeries silencieuses. (C’était, pour tous, le temps, le beau temps du muet.) Les productions sublimes de Léonce Perret, André Hugon, Maurice Tourneur et autres Marco de Gastyne déroulaient leurs épisodes pathétiques devant — ou derrière — l’insouciance totale d’un public extrêmement mélangé (c’est le cas de le dire) et d’une demi-douzaine d’ampoules électriques qui avaient pris le parti d’être rouges une fois pour toutes afin de n’avoir plus à rougir de ce qui se passait dans la salle.

*

Par la suite, c’est le film américain qui m’a emballé.
Quelle fougue ! Quel dynamisme ! Quel mouvement ! Quelle verdeur !
Et quelle poésie !
Toute la poésie des bandes primitives de Sa Sainteté Georges Méliès s’est réfugiée pour moi dans ces aventures formidables et puériles de cow-boys triomphants, de gangsters irrésistibles, dans les plaines du Far-West, les forêts vierges des studios élémentaires, les montagnes en carton des eldorados impossibles dans la merveilleuse imagerie de l’Histoire de France vue par les réalisateurs de Los Angeles.

*

Ensuite, il y eut Charlot.

*

Ensuite, il y eut le cinéma français.
Car il y a un cinéma français. Grand, beau, inégal, maladroit, sublime, inepte, avec des trouvailles divines qui arrivent, on ne sait d’où, tout d’un coup : une image adorable, un raccourci prodigieux, la fuite d’un pas, le frémissement d’une robe, une boucle de cheveux sur un front de jeune fille, un éclairage sur un jardin — cette chose fugitive, insaisissable, inanalysable, ravissante, inespérée, qui est au cinéma ce qu’un vers de Musset est au théâtre, ce qu’un sous-bois de Corot est au Louvre, ce qu’un chant de flûte de Debussy est aux concerts Pasdeloup.
Mais il faudrait qu’un autre jour je vous parle, uniquement, du cinéma français — qui serait le premier du monde si…

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