MON VIEIL ATLANTIQUE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet (et Albert Lasry ?)
Interprète Charles Trenet
Année 1950 (inédit 1958)

Des réminiscences de La Mer et, surtout, de Grand'maman, c'est New York dans un dialogue entre l'Atlantique (à la "fureur déchaînée") et le passager d'un paquebot qui le traverse, que Trenet attendra huit ans pour enregistrer sur disque.

LE JOUR OÙ COLOMB DÉCOUVRIT L'AMÉRIQUE
(Les Collections de L'Histoire n°8 ; André Zysberg ; juin-août 2000)

Le 3 août 1492, trois vieux navires quittent le petit port de Palos, au sud de l'Espagne, pour se lancer dans la traversée de l'Atlantique. A leur tête, un homme à l'obstination hors du commun, acharné à tracer une nouvelle route des Indes. Le 28 octobre, il jette enfin l'ancre à Cuba. Récit d'un voyage légendaire.

Lorsqu'il débarque sur une île des Bahamas, le 12 octobre 1492, Christophe Colomb croit qu'il a atteint l'archipel du Japon et se met à la recherche des richesses fabuleuses vantées par Marco Polo (1254-1324), dans Le Livre des merveilles du monde, où le voyageur vénitien a retracé sa prodigieuse expédition en Extrême-Orient. Les Amériques seront d'abord « les Indes » et leurs habitants, des « Indiens » .

Génois formé au contact des navigateurs portugais, puis amiral au service d'Isabelle de Castille et de Ferdinand d'Aragon, Christophe Colomb nous apparaît prisonnier d'une conception du monde héritée du Moyen Age. Disciple obéissant du géographe grec Ptolémée (IIè siècle), il est persuadé que la terre se divise en trois continents et que l'Atlantique est une « petite mer ». Fils très dévot et très soumis de l'Église, il place au-dessus de tout la foi chrétienne et la reconquête des Lieux saints. Vice-roi des Indes, il organise et défend ses découvertes comme on le faisait d'un fief au temps des croisades.

Les origines familiales de Christophe Colomb ont suscité des controverses passionnées. Pour certains, il est né en Galice sinon en Catalogne ou aux Baléares. Pour d'autres, chroniqueurs et biographes complaisants, les Colombo sont issus d'un noble lignage de Plaisance en Italie du Nord, voire apparentés à Guillaume Coullon de Cazenove, corsaire et vice-amiral au service de Louis XI (1423-1483). Pour d'autres encore, il serait le rejeton d'une famille juive de Catalogne, réfugiée à Gênes...

Ses racines, il faut sans doute les situer dans un village de l'Apennin, que le grand-père de Christophe Colomb, Giovanni, quitte au tout début du XVe siècle pour s'établir dans une bourgade située à l'est de Gênes. Passées au crible par les érudits, les archives notariales nous indiquent le cheminement de cette famille de tisserands et de jardiniers, qui se rapproche peu à peu du grand port de la Riviera et se hisse, à force de travail et d'économies, au niveau de gens suffisamment aisés pour posséder leurs habitations et plusieurs pièces de terre. Vers 1440, quelques années avant la naissance de Christophe (probablement en 1450-1451), ses parents s'installent dans un faubourg de Gênes. Son père, Domenico, a épousé Suzanna, la fille d'un tisserand. Après Christophe — qui n'est probablement pas le premier — naîtront d'autres enfants dont Bartolomeo, puis, beaucoup plus tard, Jacques (Diego pour les Espagnols), qui seront tous deux les fidèles compagnons de route de leur frère aîné.

Comment ce fils de tisserands est-il devenu un marin ? Sur la formation de Christophe Colomb, nous ne savons rien de précis ni de certain, sinon que l'amiral quitta assez tôt l'atelier paternel, « à un âge très tendre », selon ses propres dires, pour apprendre le métier de la navigation. C'est à Gênes, dans l'une de ces écoles où l'on formait les pilotes et les maîtres de navires, qu'il a dû acquérir un savoir concret : description des itinéraires, des côtes et des îles, des lieux de mouillage et d'aiguade où les navires s'approvisionnent en eau douce, le tout complété par des notions de cartographie.

Puis il s'est embarqué. Depuis des siècles, la nécessité et la tradition poussent les hommes des maigres terroirs de la côte ligure vers la mer. Qu'ils soient pêcheurs de corail ou pirates, amiraux ou marchands de fromages, ils sillonnent la Méditerranée et les mers du Ponant (l'océan Atlantique). Nous les voyons à l'avant-garde des voyages d'exploration.

La « vocation » du découvreur de 1492 apparaît donc comme le produit de cette culture maritime. Vers l'âge de vingt ans, il sert les intérêts de la firme génoise des Di Negro, pour chercher de la résine dans l'île de Chio en mer Égée, puis pour accompagner un convoi à Bristol afin d'y acheter de la morue. Christophe Colomb a effectué son apprentissage sur le pont des navires de commerce, en exerçant sans doute d'abord des fonctions subalternes, celles-là mêmes qui lui permettront plus tard de faire face aux épreuves de la mer.

Les années décisives se déroulent au Portugal et dans ces archipels situés au large de la côte nord-ouest de l'Afrique qui formaient autant de postes avancés pour les grandes découvertes. En 1477, Christophe Colomb s'établit à Lisbonne. Les hommes et les capitaux de la République génoise se dirigent en effet volontiers vers ce véritable Far West européen que constitue, au terme de la Reconquista (1), le sud de la péninsule Ibérique. Des petites gens de la Riviera ligure émigrent à Lisbonne et à Séville : ils sont marins, artisans, marchands, et les deux frères Colomb font partie de ce milieu modeste. Tandis que le cadet, Bartolomeo, gagne sa vie en dessinant et en vendant des cartes, l'aîné, Christophe, poursuit sans doute ses activités de commissionnaire pour le compte d'une société génoise. Durant ces années portugaises, il élargit son horizon et médite déjà sa grande entreprise.

Il apprend beaucoup grâce à la diffusion du livre imprimé. La lecture donne à cet autodidacte le moyen de formuler et de défendre son projet. Il prend connaissance de l'œuvre de Ptolémée, recueillie par les Arabes et les Byzantins, éditée pour la première fois dans une traduction latine en 1478, qui rassemble les connaissances géographiques des anciens Grecs.

Outre les œuvres savantes, Christophe Colomb dévore les récits de voyage tel le fameux Livre des merveilles du monde de Marco Polo, qui fut sans doute son livre de prédilection. En évoquant les centaines d'archipels où l'on trouve à profusion toutes sortes de biens précieux, le marchand vénitien donne une vision fascinante de l'Extrême-Orient. Comment démêler le vrai de l'imaginaire ? Comme ses contemporains, Christophe Colomb met sur le même plan les observations exactes de l'histoire et les histoires merveilleuses. Il croit aux contrées mythiques telles l'Atlantide et surtout Antilia, une grande île de l'autre côté de l'océan, avec ses sept cités et ses plages tapissées d'or fin...

A la culture livresque s'ajoute l'initiation à l'Atlantique. Depuis le début du XVe siècle, le petit royaume de Portugal joue un rôle pionnier dans la découverte du monde. Sous l'impulsion d'un personnage étonnant, le prince Henri, dit le Navigateur, la frange maritime de l'Afrique occidentale est méthodiquement explorée.

Si la couronne de Portugal entend réserver à ses sujets les bénéfices exclusifs du trafic africain, elle utilise volontiers un réseau de partenaires étrangers qui jouent un rôle non négligeable, principalement des Italiens et des Allemands servant de conseillers ou participant directement aux voyages de découvertes.

Vers 1480, Christophe Colomb se situe à la périphérie de ce groupe, car son mariage avec Felipa Perestrello, fille du premier gouverneur de la petite île de Porto Santo, près de Madère, lui procure probablement quelques appuis et recommandations. Au cours des années 1482-1484, il s'embarque à plusieurs reprises pour le golfe de Guinée, où les Portugais s'efforcent de consolider leur implantation.

Une expérience décisive, car c'est lors de ces voyages africains que, selon Samuel Elliott Morison, le futur amiral de la mer océane apprend à diriger une caravelle avec vent debout, à choisir les provisions à emporter pour un long voyage et à les stocker, à se munir de la pacotille qui plaît aux « peuplades primitives ». Il s'agit avant tout d'un savoir-faire. Ceux qui naviguent dans les parages africains ne peuvent pas maintenir une trajectoire parallèle au rivage ; ils doivent au contraire mettre le cap parfois assez loin vers l'ouest, en plein océan, où ils se familiarisent peu à peu avec le régime des vents dominants et le rôle moteur des alizés.

Les moyens techniques utilisés par les découvreurs ne sont pas différents de ceux qui étaient couramment employés dans la marine de leur temps. La caravelle n'a rien d'exceptionnel et les instruments de bord demeurent rudimentaires. Même pour les Portugais, la « navigation astronomique » est encore hasardeuse, car faute d'appareils suffisamment précis et maniables à bord d'un navire ballotté par les flots, les marges d'erreur restent importantes. A cette époque, les meilleurs marins naviguent toujours « à l'estime » et tentent de se situer au large en exploitant tous les repères possibles : l'état du ciel, les vents, les courants, les oiseaux de passage, la couleur de l'eau, la végétation marine...

Les Grandes Découvertes furent donc moins une affaire d'innovations techniques qu'une question de foi, d'esprit de conquête et d'appât du gain. Christophe Colomb est animé par la même mentalité que les navigateurs portugais, quand il mêle étroitement les motivations religieuses et les buts les plus mercantiles. Comme eux, il recherche les « secrets du monde », et rêve de conquérir les nouvelles terres qui apporteront d'immenses richesses à leurs découvreurs.

Il se croit investi d'une mission, dont il ne cessera de proclamer le caractère providentiel. Cette dimension prophétique l'a cuirassé contre les infortunes. Elle lui permettra, face à des interlocuteurs souvent bien informés, méfiants et sceptiques, de compenser avec habileté les failles scientifiques de son projet.

C'est sans doute en 1484 que Christophe Colomb s'adresse au roi du Portugal, Jean II, pour lui soumettre son plan : joindre les Indes en traversant l'océan. Cette idée d'aller en Extrême-Orient par la mer du Ponant circulait communément parmi les savants, mais personne n'était d'accord sur l'évaluation du trajet. En supposant qu'aucune terre ou continent n'empêche le passage direct d'un navire d'ouest en est, les plus optimistes — parmi lesquels le futur découvreur de l'Amérique — croyaient qu'il fallait parcourir environ 5 000 kilomètres pour atteindre le rivage du Japon en partant de la côte ibérique. D'autres penchaient pour un voyage plus long, de 6 000 à 7 000 kilomètres, alors que la véritable distance à vol d'oiseau, complètement ignorée de tous, est en fait de l'ordre de 20 000 kilomètres ! Le grand bond en avant de 1492 repose donc initialement sur une énorme erreur...

Le souverain du Portugal refuse le projet de l'aventurier génois pour des raisons scientifiques et stratégiques. D'une part, les arguments de Christophe Colomb sur la « petite mer » du Ponant n'emportent guère la conviction des spécialistes ; d'autre part, la recherche d'une nouvelle route des Indes n'entre pas dans le cadre du plan portugais.

Christophe Colomb quitte Lisbonne en 1485. Ses déboires à la cour de Jean II et la mort soudaine de son épouse ne l'incitent guère à rester au Portugal. Il se rend d'abord à Huelva, au sud-ouest de l'Andalousie, où vit la sœur de sa défunte femme, Violante, mariée à un homme dont nous ne connaissons que le nom, Miguel Molyarte ou Müllert.

Dans cette région maritime du comté de la Niebla — fenêtre ouverte sur les trafics et les voyages de l'Atlantique —, le Génois ne tarde pas à trouver quelques appuis fidèles : aux environs de Huelva, celui des franciscains du couvent de la Rabida et, au port de Palos, celui de l'armateur Martin Pinzon. Chaudement recommandé par le père Marchena, le franciscain de la Rabida auquel il a exposé son affaire, Christophe Colomb rencontre à Séville le duc de Medinaceli, l'un des plus puissants seigneurs de l'Andalousie. Ce personnage, qui conjugue féodalisme et esprit d'entreprise, possède sa propre flotte de commerce, se montre très intéressé par ce voyage vers les Indes, et est même disposé à le financer... Il faudra cependant que les souverains d'Espagne, le roi Ferdinand d'Aragon et la reine Isabelle de Castille, concèdent leur autorisation officielle.

La première entrevue avec les Rois-Catholiques se déroule au début de l'année 1486. Le navigateur génois capte surtout l'attention d'Isabelle de Castille : « Tous se moquèrent de mon projet. Seule Votre Altesse fit preuve de foi et de constance, et ce fut, on n'en peut douter, par une lumière du Saint-Esprit », précise-t-il dans le récit qu'il fit de cet entretien. Le couple royal lui accorde une pension et fait examiner son projet par une commission scientifique. Quand il ne suit pas la cour, Christophe Colomb habite à Cordoue, où il vit avec Béatrice Harana, une jeune femme originaire du Pays basque, qui lui donne son second fils, Ferdinand. Il se lie étroitement avec la famille de sa compagne. Le frère et le cousin de Béatrice prendront part au voyage de 1492, ainsi qu'un ami, le médecin Juan Sanchez. Au terme de plus de deux années d'attente, Christophe Colomb s'impatiente et opère une volte-face vers le Portugal. Fin décembre 1488, il se trouve sur les bords du Tage.

Les experts sont sceptiques

Le roi Jean II lui réserve un accueil courtois, mais il est inutile d'espérer un changement d'avis, car tous les yeux sont désormais tournés vers le navigateur portugais Bartolomeo Dias, qui vient de rentrer victorieusement à Lisbonne, après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance. Second refus de la couronne de Portugal... Tandis que Christophe regagne l'Espagne, Bartolomeo Colomb se rend en Angleterre pour « vendre » le projet de son frère aîné au roi Henri VII, sans aucun succès. Puis il passe en France, où la régente Anne de Beaujeu décline également ses propositions.

L'année 1490 voit la déconfiture du projet Colomb. Le comité d'experts castillans a enfin rendu son avis : « Rien ne peut justifier la faveur de Vos Altesses pour une affaire qui repose sur des bases aussi faibles et qui apparaît impossible à réaliser aux yeux de toute personne ayant quelque connaissance, aussi faible soit-elle. » Même s'ils ne possèdent pas toutes les données du problème, ces letrados universitaires ont effectivement saisi la faiblesse essentielle de la « thèse » défendue par Christophe Colomb : pourquoi accorderaient-ils leur confiance à un homme qui prétend que l'on peut traverser l'océan en quelques semaines pour atteindre l'archipel du Japon ?

Malgré sept années de démarches infructueuses, Christophe Colomb ne veut pas s'avouer vaincu. Il obtient d'abord un nouvel examen de son dossier, dont le résultat sera également négatif, puis se tourne en dernier ressort vers le couple royal.

Les témoignages convergent pour prouver sa force de persuasion. Celui qui portera bientôt le nom de Don Cristobal Colon s'exprime avec éloquence en un castillan mêlé d'expressions portugaises. Il touche un point sensible en déclarant que les richesses rapportées des Indes serviront à entreprendre une nouvelle croisade pour délivrer les Lieux saints. Ce chrétien fervent qui parle d'or a su capter la confiance de personnalités aussi influentes que le cardinal Muridoza, l'évêque Deza, précepteur de l'infant, ou le frère Perez, ancien confesseur de la reine.

Le trésorier de la couronne d'Aragon, Luis de Santangel, qui gère aussi les fonds de la très riche et très puissante confrérie de la Hermandad (une confrérie chargée d'assurer la paix du royaume), est également acquis au projet et donnera opportunément le coup de pouce décisif.

La rivalité avec le Portugal contribue aussi à faire pencher la balance du côté de l'aventure océanique. Les Castillans n'ont pas attendu Christophe Colomb pour s'intéresser activement à l'espace atlantique. Au-delà de l'Espagne, les marins de Biscaye et de Galice pêchent déjà la morue dans les eaux islandaises. Au sud, les ports de la côte andalouse se prêtaient au commerce interlope avec le golfe de Guinée jusqu'à ce que la guerre éclate avec le royaume du Portugal, soucieux de protéger son « monopole » sur la traite des Noirs et le troc de la poudre d'or.

La paix, signée en 1479, a réglé le partage des deux archipels océaniques : domination castillane sur les Canaries et souveraineté portugaise sur les Açores ; moyennant quoi, la reine Isabelle renonce au trafic africain. Mais la couronne de Castille n'a pas abandonné toute idée d'expansion maritime et coloniale. Le dessein de Christophe Colomb lui en fournit l'occasion.

C'est dans le climat euphorique de la prise de Grenade (2 janvier 1492), scellant la victoire sur les Maures, et de l'expulsion des Juifs d'Espagne refusant le baptême (officialisée par l'acte du 31 mars 1492), que les Rois-Catholiques accordent leur soutien à Christophe Colomb. La décision, ratifiée le 19 avril devant Grenade, par le traité conclu au camp de Santa Fé, ne leur coûte d'ailleurs pas cher... Et la reine Isabelle n'a pas eu besoin de mettre en gage ses bijoux pour assurer le départ de Christophe Colomb ! Ce sont en effet des commanditaires privés (le financier Santangel, le duc de Medinaceli et plusieurs hommes d'affaires italiens installés à Séville, dont le banquier Berardi) qui apportèrent tout l'argent liquide nécessaire à la mise en route de l'expédition.

Où est donc le Japon ?

Le voyage de 1492 n'a nécessité qu'un très modeste investissement : trois navires usagés et deux millions de maravedis (2), alors que l'armement d'un seul vaisseau marchand cargaison comprise à destination du Levant coûtait quinze à vingt fois plus cher...

L'appareillage a lieu à Palos, ce petit port de contrebandiers et de pirates de la Niebla, où Christophe Colomb a gagné l'appui et l'expérience des frères Pinzon, qui commanderont les deux caravelles (Martin sur la Pintá et Vincent sur la Niña) réquisitionnées sur ordre royal. Le troisième vaisseau, une nef plus volumineuse, appartient au patron galicien Juan de la Cosa, qui passait par là et n'envisageait sans doute pas de participer à la traversée en droiture de l'Atlantique...

Rebaptisé la Santa-Maria, son bâtiment fait fonction de navire amiral. Ces trois bateaux emportent moins d'une centaine d'hommes, des vivres secs pour une année (salaisons, biscuits, fèves) et de la pacotille. Il a fallu tout le boniment des Pinzon pour inciter les gens de Palos et de Moguer, hardis marins pourtant, à s'engager dans une entreprise aussi hasardeuse : « Partez avec nous pour ce voyage, leur disaient-ils. Vous trouverez des maisons avec des tuiles d'or et vous deviendrez riches et renommés. »

Finalement, la flottille lève l'ancre le 3 août 1492 pour gagner les Canaries, où elle parvient assez laborieusement après dix jours de mer. Cette étape semble allonger la route, mais elle permet de profiter au mieux des alizés. Ensuite, l'escale des Canaries donne l'occasion de s'approvisionner en eau et en produits frais, avant de risquer la traversée de l'océan. Enfin, il faut réparer les avaries de la Pintá, dont la coque semble pourrie et qui tend à perdre son gouvernail...

Depuis le départ des Canaries, le 6 septembre, Christophe Colomb suit approximativement le 28e parallèle. Mer belle et vent constant : poussés par le souffle des alizés, les navires progressent à bonne allure durant une quinzaine de jours. Puis le vent tombe en arrivant dans la mer des Sargasses entre les Antilles et les côtes de Floride, dont la luxuriante végétation aquatique suscite l'étonnement. Plusieurs fois, on croit apercevoir des signes indiquant la proximité d'un rivage : un crabe empêtré dans les herbes marines, un volatile tournoyant au-dessus de la mâture. Christophe Colomb s'obstine en vain à maintenir le cap vers l'ouest, alors que les vents sont de moins en moins favorables.

Après trois semaines de navigation, les équipages manifestent ouvertement leur lassitude mais aussi leur crainte. Cette exaspération paraît cependant justifiée car, même en dissimulant la distance parcourue, qu'il reporte jour après jour sur son livre de bord, Christophe Colomb sait qu'il devrait déjà avoir atteint la côte du Japon...

Le 7 octobre, il infléchit sa route vers le sud, sans doute pour suivre une bande d'oiseaux. Quelques jours plus tard, plusieurs indices confirment que la fin de la traversée est proche. Dans la nuit du jeudi 11, un marin de la Pintá aperçoit une bande de sable à la faveur du clair de lune. La bonne nouvelle se confirme à l'aube du vendredi 12 octobre.

Accompagné par les capitaines, bannière en tête, Christophe Colomb débarque théâtralement sur un îlot des Bahamas, dont il prend possession au nom des Rois-Catholiques. Ses officiers, revenus à de meilleurs sentiments, lui jurent allégeance comme « amiral de la mer océane ». A la lisière de la plage, des hommes à la peau cuivrée, complètement nus, observent la scène sans la moindre hostilité ; les Européens les considèrent évidemment comme des « Indiens ».

En échange de perroquets et de pelotes de coton, les indigènes reçoivent des bonnets de couleurs vives, des colliers de verroterie et des grelots. Tandis que les matelots et les officiers reluquent les filles et les femmes, couvertes seulement d'un léger cache-sexe, l'amiral tente de savoir d'où viennent les petits morceaux d'or qui ornent le nez de quelques Indiens...

Les mêmes scènes se répètent sur les autres îles de l'archipel des Bahamas. L'inventaire des ressources, dressé dans le journal de bord, traduit l'émerveillement devant la douceur de l'air, les plantes inconnues aux fruits si savoureux, les nuées d'oiseaux multicolores et les fleurs merveilleuses qui valent les plus beaux jardins de l'Andalousie. Les prétendus Indiens sont encore décrits comme des êtres inoffensifs, de « bons sauvages » que l'on évangélisera sans difficulté. Ces descriptions lyriques servent aussi à masquer l'indéniable déception qui s'empare de Christophe Colomb et de ses compagnons : où se trouvent les maisons aux toits d'or évoquées par Marco Polo ? Où sont les épices des Indes ?

Le 28 octobre, les navires jettent l'ancre à Cuba, nom indigène, que l'amiral assimile à Cipangu : l'interprète, Luis Torres, est donc envoyé en ambassade vers l'intérieur des terres, muni d'une lettre d'introduction pour le... grand Khan. Après avoir exploré méthodiquement la partie septentrionale de l'île, Christophe Colomb poursuit sa quête d'or à Haïti, où il débarque au début de décembre, avec deux navires seulement : Martin Pinzon, le patron de la Pintá, lui a en effet faussé compagnie pour faire cavalier seul.

Le séjour dans cette île, baptisée Hispaniola, est marqué par un épisode angoissant que l'amiral s'efforcera de minimiser par la suite. Le lendemain de Noël, alors que la vigilance des hommes de quart s'est sans doute relâchée, la Santa-Maria rompt ses amarres et s'échoue sur la côte. Les Indiens arrivent à la rescousse en transportant à terre tout ce qui peut être sauvé — il n'y manque pas une épingle, remarque l'amiral.

Comme il se révèle impossible de remettre le navire à flot et qu'il ne lui reste plus qu'un bâtiment pour le voyage de retour, Christophe Colomb décide de laisser trente-neuf hommes au nord-est de l'île, dans un établissement nommé la Navidad (Nativité). La perte de la Santa-Maria lui apparaît providentielle parce qu'elle permet de fonder la première « colonie » des Indes : « Quand je reviendrai ici, mes hommes auront pu amasser un tonneau d'or et des épices, de sorte que, d'ici trois années, Vos Altesses pourront entreprendre la reconquête de la Sainte Maison de Jérusalem. » Mais quand il retournera à Haïti, fin novembre 1493, lors de son deuxième voyage, l'établissement de la Navidad aura été réduit en cendres et tous les Espagnols massacrés par les Indiens, poussés à bout par les pillages et les rapts de femmes auxquels se livraient ces premiers conquistadores .

Christophe Colomb quitte la baie de la Navidad le 2 janvier, longe la côte est de Haïti puis se lance pour la deuxième fois dans la traversée de l'Atlantique. Avant d'entamer le trajet du retour, le 6 janvier, il est rejoint par la caravelle de Martin Pinzon. Le voyage confirme ses capacités manœuvrières et son sens marin : il a choisi une latitude plus septentrionale qu'à l'aller afin de se laisser porter par les vents d'ouest, qui lui permettent d'atteindre l'archipel des Açores le 18 février. Cette zone est connue pour ses turbulences atmosphériques. De fait, les deux caravelles essuient une terrible tempête. Croyant sombrer, Christophe Colomb fait jeter à la mer une barrique qui contient le récit de son expédition. Ceux de la Niña perdent de vue la Pintá, qui arrivera (au grand dam de l'amiral) la première en Espagne, sur la côte de Galice...

Une réception triomphale

Le 24 février, la Niña quitte l'île Santa-Maria des Açores et affronte encore un furieux coup de mer. Comme le mauvais temps et le piteux état de la caravelle ne permettent pas de rallier directement un port espagnol, Christophe Colomb est contraint de jeter l'ancre dans l'estuaire du Tage, le 4 mars. Malgré l'attitude des officiers de la douane portugaise qui considèrent la Niña comme un vulgaire navire de contrebandiers, le peuple de Lisbonne manifeste sa curiosité, puis son enthousiasme, pour celui qui est revenu de l'autre côté de l'océan. Dès son arrivée, Christophe Colomb écrit aux Rois-Catholiques, qui lui répondent sur-le-champ en lui donnant les titres de vice-roi et d'amiral de la mer océane.

Mais il est temps de regagner l'Espagne, et la Niña entre sans encombre le 15 mars 1493 dans le port de Palos, d'où elle était partie. Le premier voyage, qui a duré sept mois et demi, s'achève. Le même jour, la Pintá parvient également à Palos, mais Martin Pinzon ne pourra jamais partager les fruits de la victoire ni contester les droits de l'amiral, car il meurt d'épuisement ou de maladie peu après.

Enfin, Christophe Colomb est solennellement reçu par les Rois-Catholiques, le 31 mars 1493, jour des Rameaux. Assis sur l'estrade en triomphateur aux côtés de Ferdinand et d'Isabelle, il fait la relation de son voyage et présente les richesses rapportées des Indes. Défilent les matelots portant les pépites et les objets d'or offerts par les chefs « indiens », les échantillons de plantes inconnues et les perroquets, sans doute un peu fatigués. Apparaît enfin sur le devant de la scène le petit groupe d'Indiens, tremblants de fièvre, qui constituent le clou du spectacle.

Le premier voyage de 1492 sera suivi par trois autres expéditions. Quels que soient ses frustrations et ses rapports souvent orageux avec la couronne, Christophe Colomb a toujours obtenu les moyens de poursuivre son exploration des Antilles et de la « terre ferme » . Celle-ci est atteinte à deux reprises : en 1498, lorsque Colomb se trouve aux bouches de l'Orénoque au Venezuela, et, en 1502-1503, lorsqu'à l'occasion de son dernier voyage, long de neuf mois, il découvre toute la côte orientale de l'Amérique centrale, du Honduras à l'isthme de Panama.

Malgré ces longues campagnes entreprises à la charnière des deux Amériques et en dépit des déductions des savants qui tendaient déjà à établir l'existence d'un autre continent, Christophe Colomb ne voudra jamais admettre que ces terres et ces îles de l'autre côté de l'Atlantique, « ses » découvertes, ne se localisaient pas sur la bordure maritime de l'Asie. Jusqu'à son dernier souffle, le 20 mai 1506, il maintiendra obstinément son « refus du Nouveau Monde ».

L'invention du continent américain est en grande partie l'œuvre d'un autre grand découvreur, Amerigo Vespucci (1454-1512). A l'aube du XVIe siècle, ce Florentin accomplit plusieurs périples, du golfe du Mexique au Rio de La Plata, et peut-être jusqu'en Patagonie (au sud du Chili). Il est l'auteur de la relation intitulée Mundus Novus, publiée en 1503, et que les historiens considèrent comme l'acte de naissance du continent américain. Mais ce n'est que quelques années plus tard, en 1507, que cette « quatrième partie du monde » est baptisée « America » par un géographe lorrain, Martin Waldseemüller, rendant ainsi hommage à Amerigo Vespucci.

Personne ne pourra toutefois nier que le voyage de 1492 a ouvert la voie. L'amiral a tracé l'itinéraire traversant l'Atlantique, qui restera la route des galions sévillans. De plus, l'Amérique a été explorée sur ses lisières par Christophe Colomb, dont le rôle ne peut donc être réduit à celui d'un navigateur habile et chanceux.

Enfin le voyage de 1492 marque déjà l'histoire de la colonisation américaine. L'émerveillement devant une nature encore vierge se conjugue avec la recherche obsédante de l'Eldorado. La sympathie pour les Indiens et l'évangélisme n'empêchent pas que se mettent d'ores et déjà en place les mécanismes destructeurs de la conquête et de l'exploitation du Nouveau Monde...

(1) Lente reconquête, entreprise entre le IXe et le XVe siècle, par les chrétiens, des territoires passés sous la domination musulmane.

(2) Ancienne monnaie espagnole.

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