MON AMOUR EST PARTI POUR LONGTEMPS
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1951 |
Un chagrin d'amour où la solitude de l'amoureux délaissé désenchante la nature.
L'ONDIOLINE
(Intégrale Trenet : introduction du volume 6 ; Daniel Nevers ; 2002 ; Editions Frémeaux et Associés)
La partie consacrée aux nouveautés mêle des chansons destinées à être incluses très prochainement au répertoire et enregistrées au cours des mois suivants (L'Âme des Poètes, Mon Vieux Ciné) et d'autres, comme En ce Temps-là ou Mon vieil Atlantique, probablement encore à l'état d'ébauches, qui attendront parfois des années avant d'être livrées au public. Quant à Une Vache sur un Mur, parodie délicieusement déglinguée d'une célèbre comptine, si Trénet l'interpréta parfois en petits comités, il ne la fit point figurer dans ses récitals "sérieux" et ne l'enregistra pas davantage. L'aria fut néanmoins déposée et se trouve incluse au catalogue Raoul Breton... Les deux essais les plus intéressants sont certainement ceux concernant L'Âme des Poètes, que Charles considéra très vite comme l'une de ses meilleures chansons, mais qu'il hésita assez longtemps à enregistrer, ne sachant pas très bien quel type d'accompagnement adopter. Ainsi se livre-t-il ici à deux tentatives, d'abord en faisant ajouter artificiellement de l'écho (probablement à l'aide d'une de ces "réverb" mortelles montées sur ressorts, mises au point dans les années 40 par les studios américains), puis en reprenant la plus grande partie de la chanson a cappella. Sans doute à ce moment-là envisageait-il d'interpréter L'Âme des Poètes sans le moindre accompagnement, désespérant d'en trouver un jour un qui lui plût vraiment... Comme avec les poètes il ne faut jamais désespérer, à quelque temps de là et de nouveau sur l'autre rive, Charles Trenet finit par trouver la solution.
La solution, on peut l'apprécier juste à la suite des deux essais mentionnés ci-dessus, en tête de la séance officielle de rentrée, qui se déroula (sans doute pour la dernière fois) entre les murs de plus en plus lépreux du studio Albert, quelques semaines à peine après le retour au pays. Il ne faut pourtant pas croire que tout marcha comme sur des roulettes du premier coup, ce 8 janvier 1951. D'abord, c'était un dimanche, et, en général, on n'enregistre pas le dimanche. Ce qui revient à dire que les participants, techniciens et musiciens, durent être payés au tarif des heures supplémentaires, ce qui n'arrangeait certainement pas les affaires de Jean Richard, ex-musicien de la Garde Républicaine devenu directeur du studio Columbia puis des studios Pathé-Marconi, homme d'expérience particulièrement près de ses sous... Par ailleurs Charles, toujours aussi indécis quant à l'accompagnement adéquat à donner à son Âme des Poètes, convoqua un plus grand nombre de musiciens que celui dont il aurait eu réellement besoin, afin d'essayer de nouvelles combinaisons. Ceux-ci furent bien évidemment payés, même s'ils ne participèrent pas tous aux versions définitives... Parmi eux se trouvait le tromboniste Benny Vasseur, qui nous a très récemment narré les péripéties multiples de cette séance épique, relevant au moins autant du match de catch que de l'enregistrement paisible de jolis disques poétiques dans l'enceinte d'un studio civilisé et bien chauffé.
Quelques jours avant ladite séance, Trénet fit demander à Charles Delaunay, directeur de la revue Jazz Hot, d'envoyer rue Albert à la date convenue les musiciens arrivés premiers dans chaque catégorie d'instruments lors du récent referendum des lecteurs portant sur l'an 1950. Pour avoir fréquemment fait appel à la plupart d'entre eux, Charles les connaissait évidemment presque tous. En tournée, Aimé Barelli ne put se rendre à la convocation et l'on se passa de trompette. En revanche, André Ekyan, Hubert Rostaing, Michel de Villers (clarinettes et saxophones), Lucien Simoëns (contrebasse), René Duchossoir (guitare), Armand Molinetti (batterie), Vasseur (trombone) et même Django Reinhardt, ordinairement toujours en retard, furent au rendez-vous. A ce moment-là, c'est Norbert Glansberg, compositeur de quelques fameux "tubes" d'Edith Piaf (Padam Padam, Mon Manège à Moi...), qui était devenu pianiste par intérim de l'homme de La Mer... Et les heures passèrent. Trois des quatre chansons prévues, Où irons-Nous dimanche prochain, Raphaël (inspiré par une marque d'apéritif au quinquina) et La Chanson de l'Ours (faux folklore catalan mais Trénet pur miel, repris chaque année lors des "fêtes de l'ours" célébrées dans certains villages pyrénéens) ne posaient guère de problèmes. Ce qui coinçait, c'est cette damnée Âme des Poètes !. On fit des essais, des tas, parfois fort réussis, sans donner toutefois entière satisfaction au chanteur... Ces essais furent-ils conservés ? On peut hélas en douter, car la bande magnétique, qui avait fait son entrée chez Pathé deux ou trois mois plus tôt, était rare et chère. Le tout dut donc être effacé et réenregistré. Dommage : on aurait bien aimé entendre de que fit Django ce jour-là... Vers dix-huit heures, celui-ci, pris par d'autres obligations, s'éclipsa, bientôt imité par Rostaing et de Villers. Quelques journalistes au parfum firent leur entrée et Charles leur joua une de ces grandes scènes d'exaspération dont il avait le secret, engueulant tout le monde, faisant mine de partir en claquant la porte... Qui donc, dans la bande songea à essayer cette ondioline, instrument bizarre à clavier, sorte d'ancêtre du synthétiseur, qui gisait dans un coin du studio ? Il était déjà très tard et, de toute façon, encore fallait-il savoir en jouer. Glansberg ne pouvant abandonner son quatre-vingt-huit touches, c'est Vasseur, qui avait aussi pas mal d'années de piano derrière lui, qui s'y colla. Et le miracle se produisit. C'est ainsi que vers minuit, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1951, L'Âme des Poètes vit le jour (si l'on peut dire). Venu là pour jouer du trombone à coulisse, Benny Vasseur se révéla finalement grand spécialiste de l'ondioline ! Il ne participa toutefois qu'à l'enregistrement de ce premier titre puis, lessivé, préféra laisser les autres (Ekyan, Glansberg, Duchossoir, Simoëns, Molinetti) se débrouiller sans lui avec les morceaux suivants. Il précise encore que tous les musiciens furent royalement payés au tarif exceptionnel du dépassement quart d'heure par quart d'heure ! La maison Pathé-Marconi n'eut semble-t-il pas trop à le regretter : L'Âme des Poètes fut l'une des plus grosses ventes de l'époque et n'a jamais quitté depuis le catalogue de la firme. Quant à La Chanson de l'Ours, tout le monde ayant déclaré forfait aux alentours de quatre heures du matin, Charles l'enregistra en compagnie de son seul pianiste. Voilà pourquoi cette chanson-là ne fut point mise en boîte le 8 janvier, mais bien le 9 à l'aube, juste avant que le pâle soleil d'hiver ne s'en viennent remplacer la lune, après avoir une fois encore loupé le rendez-vous...
Charles, lui, ne loupa pas le rendez-vous suivant avec l'ondioline. Ce drôle de bestiau qui peut aussi rappeler les ondes martenot lui ayant tapé dans l'oreille, il n'eut de cesse que de remettre le couvert. L'occasion ne fut pas longue à se présenter : le 22 janvier, avant de s'envoler à nouveau, il rejoua la carte ondioline avec Ma Maison, Mon Vieux Ciné et Mon Amour est parti pour longtemps. Cette fois, on fit appel à un monsieur Jacques Vigouroux pour tenir l'instrument.