MERCI PARIS

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1965

La dernière des nombreuses chansons de Trenet sur Paris (ex.Les oiseaux de ParisRetour à Paris).

TRENET DÉCOUVRE PARIS
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)

Le cinéma, activité diurne et à but lucratif, laisse tout de même à Charles la jouissance de toutes ses soirées. Et quand on est poète, qu'on a du goût pour une musique différente et qu'on aime la peinture, comment ne pas se retrouver chaque soir à Montparnasse ? Montparnasse, qui n'est certes plus tout à fait ce quartier dont le seul nom rayonnait il y a peu encore comme un fanal sur le monde, mais où règne encore une atmosphère de liberté et de non-conformisme qui lui garde beaucoup d'attrait. Si Picasso, Fernand Léger, Modigliani, Chagall, Zadkine, Foujita s'en sont allés ailleurs, vers d'autres cieux plus cléments, il reste malgré tout nombre d'artistes entre le carrefour Vavin et la gare. Ici, sur ce boulevard un peu morne, on croise encore de-ci de-là un Algonquin, un Moldo-Valaque, un Patagon ou un Suisse vaudois en quête de génie, perdus parmi les rangs serrés de Bretons venant de quitter leurs terres ingrates pour grossir le flot des chômeurs de la Grand Crise qui sévit pour tous : petites gens, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens ou, plus simplement, bohèmes dont le seul talent consiste bien souvent à imiter vestimentairement Soutine, Braque, Dufy, Derain ou autres Vlaminck.

Lieu de rencontre privilégié, Montparnasse, c'est d'abord La Coupole. Un restaurant tellement différent des autres qu'il garde aujourd'hui encore une aura internationale un peu trouble. Cette espèce de colossal navire a été inauguré avec quinze cents invités dans la nuit du 20 décembre 1927, date retenue par Curnonsky qui présidait la fête « parce que le 20 dissipe la tristesse »... Un témoin de cette folle nuit, André Warnod, a raconté que plus de 2 000 bouteilles avaient été bues et 10 000 canapés, 3 000 œufs durs, 1 000 paires de saucisses chaudes et 800 gâteaux engloutis, et que le propriétaire, le légendaire Lafon, avait dû appeler Police-Secours à 4 heures du matin pour faire évacuer les derniers récalcitrants ! Parmi eux, Kisling, Vlaminck, Picasso, Foujita, Cocteau, Henry Béraud et Blaise Cendrars. Depuis cette date, tout ce que Paris compte de gens ayant un nom a pris l'habitude de se rendre dans ce lieu-symbole pour y dîner ou y souper et contempler Derain et Kisling buvant du whisky, ou regarder Matisse déguster ce qui fait son plus grand plaisir quotidien : une douzaine de petites claires. Vlaminck a décrit d'une plume acérée, dans ses souvenirs, la foule qui assiégeait La Coupole en 1932 :

« Un spectacle étrange, bizarre, se dégageait de cet échantillonnage d'humanité qui représentait, à peu d'exceptions près, toutes les races du globe. Chacun de ces personnages semblait avoir été choisi spécialement comme un phénomène unique de son pays. Les uns rasés, les autres barbus, d'autres encore, les yeux ornés de grosses lunettes noires, cheveux longs ou crânes luisants... La coupe, la couleur, la forme des vêtements complétaient l'étrangeté de ce tableau qui tenait du music-hall et d'un film de Charlot. »

Etonnant comme les effets de cette crise qui secoue le monde entier tardent à se faire sentir en France : le contrecoup du krach de Wall Street en septembre 1929 ne sera vraiment perceptible à Montparnasse que quatre années plus tard lorsque, comme le raconte le peintre Roger Wild, les meilleures affaires refleurissent pour les marchands de tableaux et les collectionneurs.

« Des peintres déjà célèbres, ayant hôtel particulier et 40 CV, furent touchés par la crise et se trouvèrent bien heureux de céder leurs toiles pour 1 500 ou 2 000 F. D'autres, qui n'avaient pas cette possibilité, durent s'en remettre à la tambouille du Cercle François-Villon ; à croire que les jours de famine vécus par Soutine et Modigliani étaient revenus. En 1935, les choses allant plus mal encore, on créa pour leur venir en aide le Salon des échanges, où ils pouvaient échanger leurs œuvres contre des objets (pas toujours de première nécessité !) proposés par des commerçants amateurs d'art en mal de liquidités. On assista à des trocs extraordinaires. Des paysages se transformèrent en piles de bas de soie en en litres d'eau de Cologne. Au moins, si l'on mangeait peu on sentait bon ! Je me souviens que Hambourg avait troqué ses pastels contre des statuettes grecques qui se révélèrent fausses à l'expertise. Plus heureux, un de mes camarades échangea un lot de toiles contre un wagon de clous, mais il mit trois mois à les placer auprès d'un quincaillier... »

Le signe le plus visible de la crise, c'est que la majeure partie des Américains de Montparnasse ont fait leurs valises et sont rentrés chez eux. On ne peut plus voir aux premières heures du matin Hemingway, Henry Miller, Ezra Pound, Robert McAlmond, Calder, Pollock, Gershwin ou Faulkner buvant leur whisky au Sélect, où la colonie avait établi son quartier général. Mais s'ils s'en sont allés, ils ont laissé le plus remarquable souvenir pour Charles : leur musique ! Car Montparnasse, c'est toujours le quartier du jazz. Alors, bien sûr, ces pavés qui résonnent de tous ces rythmes fous venus d'outre-Atlantique, le jeune Charles Trenet, qui ne sait trop encore quoi faire de sa vie, va les arpenter des heures entières. En 1953, devant le micro de Pierre Lhoste, il se souviendra :

« En fait j'avais à peine quinze ans lorsque, pour la première fois, je pris contact avec la bohème de Paris à Montparnasse ; j'arrivais de Perpignan, je n'étais de passage dans la capitale que pour un mois car je devais aller rejoindre ma mère qui se trouvait à ce moment-là en Autriche. Or ce fut un rêve. Je me rends compte à présent que ce fut vraiment un rêve, qui me permit de connaître des gens dont la signature aujourd'hui, au bas d'un tableau, est la garantie d'un bon placement, car depuis la guerre on s'est mis à acheter beaucoup de peinture, et même de la bonne ! Les gens qui veulent placer leur argent, en général, s'y entendent très bien. Et cela a permis à certains gros épiciers de se documenter sur la valeur personnelle de Vlaminck, Dufy, Utrillo...

Sans oublier Picasso bien sûr, qui disait que tout est miracle et que c'est un miracle de ne pas fondre dans son bain comme un morceau de sucre ! Il disait aussi qu'il peignait des "natures ivres mortes"...

J'ai eu l'occasion de rencontrer aussi Derain, dont Saint-Exupéry disait qu' "il avait l'air d'un éléphant chargé de pierreries" ; il était déjà très célèbre, Derain, à ce moment-là. Kisling était également très connu des marchands. Je revois encore de temps à autre un peintre de cette époque, Camille Bryen, qui était peintre et poète déjà, mais ça c'était le soir, parce que dans la journée il était télégraphiste, un télégraphiste marié du reste avec une charmante femme qui criait sa joie, disait-elle, en jetant au-dessus de sa tête des poignées de confetti : elle appelait ça " jouer à ses petits papiers". Elle était très gentille...

Mais parmi ces figures très pittoresques de véritables artistes et intellectuels, se détachait l'admirable visage d'Antonin Artaud. Je connus ce grand poète non à la terrasse du Dôme, lors de ce bref passage dans la capitale, mais deux ans plus tard, lorsque j'entrai aux studios Pathé-Nathan à Joinville, où mon travail d'assistant metteur en scène consistait en réalité à assister à tout ce qui se passait autour de moi. Et un jour, c'était peu de temps après le Napoléon d'Abel Gance,  mon regard fut attiré dans le studio par un figurant bizarre, qui faisait des petits sauts, des pirouettes, qui récitait des vers, qui parlait tout seul également ; il se parlait à lui-même, il déclamait : c'était Antonin Artaud, l'adaptateur du Moine de Lewis et l'inoubliable Marat du Napoléon de Gance. Je devins vite le camarade d'Antonin, et puis son confident, et son ami. Nous nous retrouvions le soir à la terrasse du Dôme, il m'entretenait de ses projets théâtraux. Il travaillait à ce moment-là à la réalisation d'un théâtre de la cruauté auquel une grande dame anglaise s'intéressait financièrement.

Antonin Artaud habitait du côté de Grenelle, et un jour que j'allai le voir ce fut sa mère qui m'ouvrit la porte en me disant : "Qui dois-je annoncer ?" Je répondis : "Charles Trenet". Alors elle se retourna vers la pièce où son fils était étendu sur une pile de livres et s'écria : "Charles le Téméraire". J'entendis Antonin dire simplement : "Qu'il entre !" »

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