L'HÔTEL BORGNE
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprètes | Charles et Johnny | |
Année | 1935 |
Une parodie de chanson réaliste où l'influence de Max Jacob se fait clairement sentir ("J'habite un hôtel borgne, / Si borgne, si borgne, / Que je frémis lorsque le soir / Je vois son œil qui luit dans le noir") et que Charles et Johnny enregistrèrent à deux reprises en 1935, longtemps avant que Trenet ne la reprenne en solo dans l'album Des vedettes aux idoles (1970).
DODO MANIÈRES : CHAPITRE XXIV
(Charles Trenet ; 1939 ; Editions Albin Michel)
Tantôt somnolent, tantôt hérissé d'impatience, il resta là jusqu'à minuit, malgré le froid. Il avait mangé deux sandwichs. Le patron du bar, très intrigué, était venu lui apporter le verre de vin qu'il avait commandé aussi. Le curieux s'était évertué à engager la conversation. A bout de moyens pour décider Dodo à parler, il avait dit : « Si c'est une chatoune que tu attends, je connais toutes celles qui ont leurs habitudes par ici, et je pourrai t'indiquer le moment où la tienne arrivera. Rentre, au lieu d'espérer dehors, comme ça ! Je dépense assez pour le chauffage ! » Réponse : « Je prends l'air. » Cette déclaration avait fait supposer au bonhomme que son client était tout bonnement escagassé d'amour.
Maintenant, Dodo déambule sur le quai, en réfléchissant. Une nuit à tuer, et il n'en a pas du tout l'habitude ! A Vérannes, il était au lit à neuf heures. S'il ne pouvait pas dormir, il prenait un livre. Ici, quel hôtel choisir, quand on n'a plus que quinze francs et qu'il faut penser au lendemain, même à plusieurs ? Une chambre à cinq ou six francs, c'est encore possible. Avec de la patience, il en trouvera une, dans le quartier. Mais, ensuite, les repas, étant entendu qu'ils se réduiront à un plat, à un petit pain, si c'est nécessaire ? Travailler, s'embaucher comme débardeur à la Joliette ? Excellente ressource, mais... Toujours ce « mais », à chaque instant, depuis des mois ! On ne peut pas être au fournil et au moulin, travailler et chercher Marguerite. Dans un roman bien fait, tout se passerait d'une façon épatante. Il serait aux docks, où il gagnerait quatre-vingts francs par jour. Durant les pauses, il moraliserait les communistes, ou bien il apprendrait à lire aux nègres. Quel exemple d'énergie pour la jeunesse et quelle consolation pour les mères inquiètes de leurs enfants prodigues ! Au dernier chapitre, un dimanche, à la messe, pendant que l'orgue jouerait des variations angéliques, il apercevrait Marguerite en prière. Après l'élévation, au moment que toutes les têtes se redressent, un mystérieux pressentiment l'avertirait que Dodo est là. D'abord, ils pâliraient. Ensuite, ils rougiraient. A la sortie, ils trouveraient Mme Manières, Tante Emilie, le père de Marguerite, que Dieu aurait ainsi réunis dans cette église et qui, en larmes, débordants de bonheur de tendresse, les embrasseraient puis leur promettraient qu'ils se marieraient bientôt. Après un bon déjeuner, on irait remercier Notre-Dame-de-la-Garde. Le soir, on irait voir un beau film, recommandé par les journaux bien-pensants. L'auteur n'aurait pas dit que Mme Manières a eu une indigestion de bouillabaisse et qu'elle a rendu à la mer natale, du haut du pont transbordeur, rascasse, rouget, cabillaud.
Quelle coïncidence ! Un énorme bruit de vomissement... C'est une buraliste de tabac qui tire le rideau de fer de son magasin.
Les passants deviennent rares. Un chat se glisse entre deux barriques. Un fanal s'éteint à la poupe d'une balancelle. Le reflet de la Canebière, dans le ciel, semble plus lumineux.
Dodo réfléchit toujours. Sous une lampe à arc, il croise un marin et une femme enlacés. Elle se laisse presque porter. Son visage, bestial et tendre, repose sur l'épaule de l'homme. Deux Marocains, qui se tiennent par le petit doigt en crochet, leur succèdent. L'Amour et l'Amitié viennent de croiser Dodo, mais il ne soupire pas. Il aura son heure. Où ? A Marseille ? A Vérannes ? Peu importe ! Un soir, il se promènera lentement avec Marguerite. Il lui dira : « Ne parlez pas. Vous êtes contre moi. Je suis heureux à en mourir. Vous avez toujours la même odeur de violettes, et je sais que vous ne vous parfumez jamais... Peut-être ce sont vos yeux qui sentent si bon ! J'aime vos yeux, vos joues, votre sourire. Appuyez-vous bien sur mon bras. Faites-vous bien lourde ! Faites que votre poids écrase tous mes mauvais souvenirs ! Chaque fois que vous voudrez me dire quelque chose, ne prononcez que "Dodo". Tout se détendra, tout se bercera et s'endormira. Vous êtes le seul être au monde qui puisse accomplir ce miracle en moi, rien qu'en prononçant mon nom. Le vôtre, comment vous exprimer ce que j'éprouve quand je me le répète ! C'est impossible. Si je pouvais y réussir, il me semble que vous sentiriez moins combien je vous aime. »
Au hasard, il s'engage dans une petite rue obscure qui aboutit à un carrefour, confluent de trois autres ruelles, très éclairées, dont les pentes déversent des cohues de chéchias, de casquettes à carreaux, de képis aux visières miroitantes. De gigantesques tirailleurs sénégalais heurtent de minuscules Annamites. Bras dessus, bras dessous, des matelots s'amusent à obstruer la circulation. De félins civils se coulent entre les groupes, chuchotent quelques mots à certains, et repartent en se dandinant. Toutes les portes sont farcies d'une femme assise et hideusement souriante. Les unes ouvrent leur manteau pour exhiber leurs seins inconsolables d'être tombés si bas. D'autres, plus jeunes, se contentent de moduler des phrases prometteuses. On trébuche sur des tas d'ordures où picorent des poules, des canards, retenus par une ficelle à la patte et que la frénésie du quartier a rendus noctambules. De brutales odeurs de friture, de savonnettes au patchouli, de paillasses moisies, d'oignons, d'anisette, d'ail résistent aux assauts de la bise qui s'engouffre dans ce fjord dont les parois sans lumières encadrent des lambeaux de ciel. Derrière chaque femme, on aperçoit un lit, une cuvette, une glace. Des rafales de vociférations, de rires, d'appels succèdent à des silences de nécropole.
Soudain, Dodo n'eut que le temps de se plaquer contre un mur. Poursuivie par des agents de police qui jetaient de stridents coups de sifflet, une trombe de spahis dévalait la ruelle où la foule s'était instantanément ouverte pour les laisser passer. En arrière-garde, trois cavaliers, armés de chaises et bouteilles, essayaient d'engager une action retardatrice contre les gardiens de l'ordre. A l'angle de la rue Langerie, ils réussirent à les arrêter. Mais les coups de sifflet avaient fait accourir huit autres agents devant lesquels ils durent déguerpir. Les cagoles étaient rentrées précipitamment dans leurs cases. Tous les badauds s'étaient aussi aplatis dans les moindres encoignures. Le calme remplaça tout de suite l'ouragan. Les femmes reparurent plus fardées, plus indifférentes. Les volailles se précipitèrent vers les ordures éparpillées. Le fleuve d'hommes s'était reformé. On ramassa des ceinturons, des ghennours, des képis de marsouins, trophées abandonnés par le peloton en retraite. Il n'y avait eu qu'une bataille de plus dans le quartier où le roi Saint Louis vécut parmi ses Croisés.
Dodo, éberlué, cherchait la première issue vers une rue paisible. Une énorme femme, dépoitraillée, le tira brusquement par le bras et le maintint.
- Viens-tu, mon Jésus ?
Elle se méprit sur le triste sourire que ce mot accrocha aux lèvres de Dodo.
- Tu as raison, va ! Tu seras content.
Il essaya de se dégager.
- Laissez-moi ! Je cherche une chambre pour dormir.
La réplique fut prompte.
- Une chambre ? J'en ai une autre, là-haut, quoi ! Si tu peux te la payer, elle est libre.
Il hésite. La femme devine qu'il va lâcher pied. Elle hésite, elle, entre la ressource de la séduction agressive et celle du raisonnement tranquille. Elle choisit vite.
- Vé ! N'importe quel hôtel te coûtera plus cher, petit ! Tu as de l'argent ?
Il hoche la tête.
- Alors, monte ! Je vais te faire lumière.
Comme il tombait de fatigue, de découragement, d'ahurissement, il ne résista plus à la poigne de la gouge.
Elle lui désigna un escalier visqueux qui avait la roideur d'une échelle de chaufferie. La bougie qu'elle élevait à bout de bras éclairait des toiles d'araignée et des détritus.
Il monte. Derrière lui, la femme adresse un tragique sourire à un jeune marin dont le torse massif vient d'apparaître dans l'entrebâillement d'une double tenture rapiécée de loques. Ce garçon fait les mauvais coups, ce soir. Pas antipathique ! Rasé de frais, propre et bleu. Il est très content de ses espadrilles qui ont bien ouaté ses pas. Les anneaux de la tenture n'ont pas grincé. Il sourit à la cagole. Son sourire a la candeur des sourires des anges gardiens dans les images. Tout va bien se passer d'autant mieux que Dodo semble ivre. Néanmoins, comme on ne sait pas, depuis que la jeunesse pratique tant de sports, il tâte dans sa poche son couteau à virole.
Dodo, qui monte lentement, se dit pour s'encourager : « J'étudie les bas-fonds de la société. Je suis bien dans la peau de mon personnage. En tout cas, je vais dormir. La chambre a certainement une clef. » Pourquoi supposerait-il qu'un beau marin veut l'assommer, le voler, puis le jeter dehors quand personne ne passera. Toujours derrière son rideau, le navigateur éprouve une certaine difficulté pour prendre une attitude d'assassin.
La femme a précédé Dodo dans la petite chambre puante. Effaré par la bougie, un gros papillon cotonneux se met à tituber d'un mur à l'autre.
- Ne bouge pas ! Je vais t'arranger le lit...
Il est resté sur la porte. Il attend. La femme, qui traîne ses savates, déplace un seau, une valise crevée, un balai. Furtivement, elle regarde l'escalier.
Sans un cri, Dodo s'est effondré. Un bouchon dans la main, le marin n'a pas raté son coup à la nuque du client.
Une pendule sonna, en bas. Un grand rire éclata, en haut.
- Tu voulais dormir ? glapit la cagole penchée sur Dodo. Eh bien, continue... Seulement, il faut payer !
Le marin aux pieds légers a déjà fouillé les poches de sa victime.
- Pas lourd ! Quinze francs... Pauvre gosse ! Je les lui laisse. pas de rouspétance !
Comme dans les films américains, il regrette ce qu'il a fait. Il soulève Dodo et le dépose sur le lit. La femme n'y comprend rien, mais elle n'ose pas ouvrir la bouche, car elle sait que le gaillard n'hésitera pas, non plus, à l'étendre. Saisie d'une peur subite, elle s'élance dans l'escalier, qui se plaint sous cette masse gélatineuse.
* * *
Un quart d'heure après, Dodo se réveilla béatement. Autour de la tête, il avait une agréable sensation de fraîcheur. A sa droite, sur le lit, il distingua d'abord une cuvette remplie d'eau. Il regarda un peu plus loin, dans la même direction, et il vit le marin, qui lui souriait, assis sur une caisse.
- Alors, on s'en tire ? entendit-il. Je m'en suis donné, du mal, pour te rafraîchir la bouillotte ! Remue pas, à cause de la compresse...
Sa voix était attendrissante, et il avait l'accent parisien. Dodo lui sourit aussi.
- Que m'est-il arrivé ? J'ai senti un grand coup... murmura-t-il.
- Tu as reçu un morceau de plafond sur le crâne. Il y a de gros plâtras devant la porte. Je montais aussi. J'allais me coucher. La patronne se cavalait. Je t'ai ramassé, et voilà !
Dodo lui tendit la main.
- Vous êtes bien bon ! Je vous suis très reconnaissant de m'avoir soigné.
Il ferma les yeux, puis les rouvrit.
- Je crois que je vais pouvoir descendre. J'ai très froid, ici.
L'homme se leva.
- Et la couverture, pourquoi que tu la prendrais pas ? Attends ! Je te la mets en douce...
Avec un soin d'infirmier, il l'étala sur Dodo qui cherchait, sans les trouver, des mots de gratitude.
***
Un coq s'égosillait, et une autre bougie avait brûlé, quand Dodo finit de raconter au marin l'histoire de sa vie et de son voyage à Marseille. Entre le port des vacances et le départ pour Vérannes, le charmant assassin était allé chercher une boîte de lait concentré, un paquet de biscuits, une bouteille d'eau et deux verres. Assis tous deux sur le lit, ils s'étaient régalés. Maintenant, Dodo écoutait.
- Je ne peux pas te donner de conseils, rapport que je ne suis pas dans tes croquenots. Tout ce que je vois, mon petit gars, c'est que tu n'as que quinze balles. Je vais t'en refiler cent, puisqu'on est copains. Ferme-la, pour le boniment ! Prends ça comme je te le donne. Tu me feras un de ces plaisirs... Je te réponds que c'est du pèze propre !
Il plongea sa main dans sa vareuse et il en sortit un billet chiffonné qu'il enfonça dans la poche du pardessus de Dodo.
- Avec ça, tu pourras regarder venir, mais je t'engage à ne plus louvoyer dans ce quartier. Je n'ai rien compris à ce que tu m'as déballé sur cette Marguerite et cet Olivier. Moi, si je les avais vus danser autour de mon phono, j'aurais sauté dans la carrée. Une tarte à l'un, une tarte à l'autre, une troisième au beau-père, et le compte aurait été réglé... Après, tu l'aurais cueillie comme une tomate, ta poupée !
Dodo sortit de sa poche le billet de cent francs et le posa sur le lit.
- Reprenez-le ! Je vous remercie beaucoup, mais je n'en ai pas besoin.
- Garde-le ! Tu m'entends ? On ne discute pas avec moi ! grogna le marin.
Il se leva et il resserra sa ceinture.
- Maintenant, tu vas roupiller un bon coup, jusqu'à ce que je vienne te chercher. On ira se rincer avec un vin blanc-citron, et je te larguerai. J'embarque à midi sur le Cambodge. Ne pense pas au prix de ta chambre. C'est moi qui m'en occuperai.
Il eut un rire bizarre.
- La Pauline me fera même un sacré rabais ! Quelque chose me dit, aussi, que c'est elle qui paiera le vin blanc-citron sur le quai...
NDLR : Dodo Manières est le premier roman de Trenet. S'il n'a été publié qu'en 1939, célébrité aidant, le manuscrit atteste que son écriture était terminée en juin 1931. Marie-Louise Caussat-Trenet affirme même, dans Mes jeunes années racontées par ma mère et par moi, que son fils lui en a fait la lecture pendant l'été 1930.