L'HÉRITAGE INFERNAL

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1942

L'héritage infernal fait partie des huit chansons enregistrées à Bruxelles en 1942 (cf. La poule zazou), mais Trenet la réenregistra dès l'année suivante à Paris dans une version plus percutante (nouvelle orchestration, interventions des personnages au style direct), cette histoire loufoque où des héritiers trop nombreux se disputent un héritage dérisoire et où le Fou chantant recourt pour la première fois à une interversion des termes du refrain pour traduire le chaos qui s'ensuit prenant alors toute sa dimension.

VICHY : L'HÉRITAGE MAUDIT
(Les Collections de L'Histoire n°14 ; Jean-Pierre Azéma ; janvier-mars 2002)

Les responsables des droites classiques récusent tout héritage de Vichy. Certes, des hommes issus de la gauche ont occupé des sièges dans l'État français. Et des hommes de droite ont pris, dès 1940, le chemin de la Résistance. Reste que le régime de Pétain n'est pas une parenthèse aberrante dans l'histoire de la droite.

Dans l'histoire de la France du XXe siècle, le régime de Vichy présente la singularité d'avoir réuni toutes les droites dans les allées du pouvoir, de l'ultra droite à la droite libérale. Certes, ce contrôle du pouvoir ne dure que quatre ans, mais ces années-là comptent au moins double. Certes, la défaite, la profonde crise d'identité nationale de l'été 1940, l'Occupation, les retombées de la guerre totale pèsent sur cette époque. Mais il serait erroné de faire de ces années noires une sorte de parenthèse aberrante dans notre histoire nationale : elles ont révélé des tendances profondes dans une partie du peuple de droite et, rien qu'à ce titre, elles valent plus qu'un détour.

Levons d'abord un préalable. Faut-il admettre, comme on le voit écrit ici et là, que, somme toute, le régime de Vichy transcendait les clivages traditionnels, c'est-à-dire qu'il n'était ni de droite ni de gauche, puisque la gauche avait, elle aussi, occupé des sièges dans l'État français ? Un Gaston Bergery, un François Chasseigne, un Angelo Tasca, un René Belin et quelques autres, qui se réclamaient encore de la gauche en 1939, y ont, en effet, rempli des fonctions officielles ; de même que des socialistes ou des syndicalistes, des anticommunistes et des pacifistes sont devenus pétainistes. Mais leur influence fut très réduite.

Ce sont bien les droites qui occupent le terrain. Entendons-nous bien : des hommes de droite se sont retrouvés à Londres ou sont entrés, dès l'automne 1940, en Résistance. Reste que les droites, toutes les droites, ont trouvé leurs aises à Vichy et ont rencontré des relais dans l'opinion : c'est ce que signifiait Stanley Hoffmann, dans un article pionnier, en définissant ce régime comme une « dictature pluraliste » (1). On n'est pas surpris d'y voir les hommes des ligues de l'extrême droite, populistes ou fascisantes, ou issues des milieux traditionalistes, le plus souvent de culture catholique (n'exagérons toutefois pas l'influence de l'Action française : Charles Maurras a affiché jusqu'au bout un pétainisme strict ; il a approuvé l'entrevue de Montoire, la Relève, le STO, la création de la Milice ; pour autant, les maurrassiens — Raphaël Alibert, Henri Massis, René Gillouin — n'ont pas occupé une place disproportionnée sous Vichy).

On rencontre encore, embarqués par l'amiral Darlan au printemps 1941, ceux que l'on peut appeler, non sans quelque anachronisme, des technocrates de droite, tels Pierre Pucheu, Jacques Barnaud, François Lehideux, qui souhaitent profiter d'un régime autoritaire pour promouvoir l'esprit d'entreprise dans une économie dirigée. Ajoutons que d'autres non-conformistes des années 1930 ont accompagné le régime durant plusieurs mois.

Enfin, étaient également présents certains libéraux, qui redécouvraient l'élitisme antidémocratique des notables orléanistes, à l'image d'un Étienne Flandin. C'est aussi le cas du juriste Joseph Barthélemy, ancien député modéré, un des oracles du journal Le Temps, qui fut garde des Sceaux du 26 janvier 1941 au 27 mars 1943 et a couvert de sa signature la loi créant des sections spéciales, dont le but était alors de juger de façon expéditive les « terroristes », ou la mise en œuvre du procès de Riom, qui s'ouvre le 19 février 1942.

Or le centre de gravité de tous ces courants de droite est la droite extrême. Entendons par là que cohabitaient les petites formations de l'extrême droite proprement dite et des bataillons d'hommes s'étant reconnus jusqu'en 1936, voire 1939, dans les droites qui avaient accepté les codes de la démocratie libérale. En 1940, ceux-ci affichent leur radicalisation, parce que réapparaissait la double faille provoquée par l'avènement du Front populaire, intrinsèquement illégitime à leurs yeux, et par le choix belliciste des démocraties libérales en 1939.

Maints notables, petits et grands, se retrouveront naturellement non seulement maréchalistes, mais pétainistes. Or Philippe Pétain est bien partie prenante de la droite extrême. Il avait pu brouiller les cartes, jouer au maréchal républicain parce qu'il passait pour un non-clérical et prônait une stratégie défensive qui avait, a priori , les faveurs de la gauche. Mais, en mai 1936, il avait formellement soutenu le « camp national », lui qui était fondamentalement un homme d'ordre, convaincu en outre, depuis Verdun, et encore plus depuis les mutineries de 1917, qu'il pourrait être un recours pour ramener les Français dans le droit chemin.

Inutile de s'attarder sur les raisons qui ont permis à Pétain et à la droite extrême de contrôler l'État. Les déroutes, les traumatismes et la profonde crise d'identité nationale de l'été 1940 intronisent d'autant mieux Pétain qu'il préconise une stratégie de repli hexagonal. La grande majorité des Français font confiance au vainqueur de Verdun : ils espèrent qu'il saura les protéger de l'occupant en adoptant le profil le plus bas possible ; ils escomptent aussi que le « Maréchal », qu'ils croient dénué de toute passion partisane, est en mesure de souder la nation.

Sur ces deux points, le malentendu va devenir patent dès 1940 : en octobre, Pétain a fait le choix de la collaboration politique ; il a surtout décidé — avec les applaudissements de la droite extrême qui y voit une « divine surprise » selon la formule de Maurras — de procéder, dès l'été 1941, à un « redressement moral et intellectuel », à une véritable révolution culturelle.

Les nouveaux dirigeants se seraient certainement passés de devoir gérer l'Occupation et la Collaboration. Ils en acceptent pourtant les aléas, afin de poursuivre leur grand dessein : la Révolution nationale. Ce terme désigne un corps de doctrine relativement cohérent et des réalisations plus aléatoires.

Premier grand principe de cette révolution culturelle pétainiste : la nécessité de mener une lutte sans merci contre l'individualisme et de rétablir ces hiérarchies naturelles que sont la famille, la profession, la région, la nation, soutenues par la religion et la culture chrétiennes, pour enraciner à nouveau une véritable communauté française. Deuxième postulat : en finir avec l'idée pernicieuse de l'égalité naturelle des hommes, mettre en place une organisation sociale franchement élitiste dans un régime hiérarchisé et autoritaire. Troisième donnée de base : un nationalisme qu'on qualifiera de « fermé » (2). Quatrième trait fondamental, suite logique du précédent : l'exclusion de « l'anti-France » ou de ce qu'on nommait également l'ennemi intérieur : le bolchevik, le franc-maçon, le métèque, le Juif, contre lesquels sont prises, dès l'été et l'automne 1940, des mesures d'exclusion sociale et d'internement lorsqu'ils étaient étrangers.

Plus qu'un simple régime autoritaire

Ces principes ont permis de mener une politique de rassemblement national, qui impliquait la fin du syndicalisme de classe comme du système partisan, qui autorisait l'encadrement d'une jeunesse unie, le contrôle strict de l'information, toutes choses justifiant la répression menée immédiatement et sans ménagement contre les communistes. Dernier trait distinctif : le combat contre ce qu'on peut appeler le libéralisme culturel, illustré notamment par les prétentions des femmes à l'égalité avec les hommes (c'est ainsi que nombre de femmes fonctionnaires durent démissionner de leur emploi parce que leur mari avait un métier).

Il serait fastidieux d'énumérer toutes les mesures prises au nom de la Révolution nationale. D'autant que nombre d'entre elles semblaient aller à l'encontre des principes défendus ; la Corporation paysanne instituée le 2 décembre 1940, par exemple, censée redonner une place primordiale aux producteurs, fut perçue par les intéressés comme une machine étatique et inquisitoriale. Retenons simplement que les pétainistes bon teint se félicitèrent de voir enfin établi un régime dirigé par un guide, gouvernant le pays comme un général en chef dirige son état-major, dont les ministres étaient des sortes d'experts placés à la tête de direction.

Même Pierre Laval qui, en 1942, a obtenu une plus grande liberté d'action en tant que « chef de gouvernement », tenait ses pouvoirs de Pétain et de lui seul ; il s'était débarrassé des parlementaires abhorrés les assemblées élues étaient remplacées par un Conseil national consultatif. Et Pétain se défiait tellement des partis politiques qu'il refusa, en août 1940, le projet d'un parti unique, préférant créer une Légion des anciens combattants, relais aussi insolite qu'inefficace entre les sommets de l'État et la population. Au total, une gestion administrative, qui se voulait apolitique, remplaçait ce qu'on qualifiait volontiers de désordre partisan.

Ce qui fut vite perçu comme une variante française des systèmes autoritaires se mua progressivement, avec une accélération en 1944, en un régime de plus en plus totalitaire. On se gardera de parler de fascisme, parce qu'il lui manque un caractère décisif : l'exaltation de la guerre. La droite extrême vichyssoise, arc-boutée sur son pré hexagonal, ne fera jamais profession d'expansionnisme guerrier. Reste que le dernier Vichy était plus qu'un simple régime autoritaire.

Pour expliquer le passage du Vichy de 1940 à celui de 1944, il serait erroné d'affirmer que le premier conduisait nécessairement au second. Il serait tout aussi exagéré de prétendre que le dernier Vichy est une sorte de mutation aberrante. Sans doute faut-il prendre en compte les avatars de la collaboration d'État : depuis novembre 1942, elle fonctionne quasiment à sens unique et, à partir de l'automne 1943, Vichy se trouve pris dans un engrenage de plus en plus policier face à l'hostilité grandissante des Français.

Mais il ne faudrait pas oublier que le régime était répressif dès ses premiers jours, que son autoritarisme structurel et sa hantise de l'ennemi intérieur l'amenèrent à considérer le maintien de l'ordre comme un impératif prioritaire, tandis que montait en puissance une ultradroite qui eut ses entrées à Vichy du début à la fin.

Dès 1941, la France avait cessé d'être pétainiste pour devenir majoritairement — avec bien des variantes — attentiste. L'impopularité de la politique de collaboration, qui ne se traduit par aucune amélioration concrète, et le caractère de plus en plus partisan de la Révolution nationale sont les deux raisons majeures de ce décrochage relativement précoce.

On retrouve cette évolution, légèrement décalée dans le temps, du côté des hommes de droite. Beaucoup de non-conformistes, de tendance de droite, qui avaient voté contre le Front populaire et ont décidé — parfois avec enthousiasme — de faire un bout de chemin avec le régime de Vichy, s'inquiétèrent de son autoritarisme répressif et s'en éloignèrent. Même s'ils avaient retrouvé les réflexes élitistes de leurs prédécesseurs orléanistes, les libéraux convertis supportaient mal que Philippe Pétain s'accrochât au pouvoir pour faire perdurer un système de plus en plus autoritaire. La plupart d'entre eux s'éclipsèrent à partir de 1942.

Cette désaffection toucha même des pétainistes convaincus, qui avaient applaudi des deux mains la Révolution nationale. Or, souvent germanophobes ou simplement nationalistes conséquents, ils considéraient l'occupant comme l'adversaire prioritaire et admettaient de plus en plus difficilement la vassalisation de la France ; ils prirent donc, très progressivement, leurs distances à l'égard du gouvernement, tout en restant maréchalistes. Après la Libération, ils formeront ce qu'on peut appeler des pétaino-gaullistes.

En 1944, le soutien actif de Vichy s'était réduit aux ultras et aux militants de la droite extrême. L'extrême droite, de plus en plus voyante, bien représentée par Joseph Darnand, voisinait avec ceux des pétainistes de conviction qui continuaient à considérer que l'ennemi numéro un était l'ennemi intérieur, les forces judéo-bolcheviques et judéo-maçonniques : le milicien et catholique Philippe Henriot en offre un exemple significatif.

Les ultras avaient largement investi le dernier Vichy, celui qui demeurera dans la mémoire collective le Vichy milicien. Non seulement les chefs de la Milice, les Joseph Darnand, Jean Bassompierre, Marcel Gombert, Joseph Lécussan, issus dans leur quasi-totalité de l'extrême droite ligueuse, étaient devenus les maîtres du maintien de l'ordre, mais ils dominaient l'administration pénitentiaire, rendaient une justice expéditive en passant par des cours martiales et contrôlaient les médias, notamment la radio, avec Philippe Henriot. Quant à la Franc-Garde, la fraction de la Milice encasernée, elle était le fer de lance des expéditions menées, conjointement avec la Wehrmacht, contre les maquis.

Le règne sanglant de la milice

Cette Milice française, pur produit de Vichy, fut soutenue par Philippe Pétain jusqu'au 6 août 1944, date à laquelle le chef de l'État se plaignit de ses méfaits dans une lettre à Laval. Les collaborationnistes parisiens, qui avaient dès 1941 préconisé une collaboration tous azimuts, y compris militaire, en même temps qu'une répression impitoyable de l'anti-France, devinrent alors totalement solidaires des ultras de Vichy. Et la Milice laissa derrière elle tant de cadavres que le nom d'un régime qui avait déjà livré en 1943 plus de 50 000 Juifs, français et plus encore de nationalités étrangères, à l'occupant devenait pour la majorité des Français synonyme de complicité d'assassinat, de trahison et de guerre civile.

On s'explique que, dans les jours qui ont suivi la Libération, lors de l'épuration extra-judiciaire, on ait parfois fait peu de différence entre les « collabos » et les ultrapétainistes. On s'explique également que les enjeux de mémoire demeurent ambivalents. Les acteurs ou les nostalgiques du régime de Philippe Pétain cultivent plutôt l'image globale d'un Vichy aux idées saines et aux mains propres, dirigé par un Pétain-bouclier, menant un double jeu subtil à l'égard du Reich. Les militants de l'extrême droite voient dans Vichy une référence globale qui les dispense de s'appesantir sur les aléas de la Collaboration.

Quant aux responsables des droites classiques, ils récusent tout héritage direct ou indirect de Vichy. Ils ont compris ce que pouvait être un contrôle du peuple de droite par la droite extrême, mais ils n'aiment guère que l'on évoque ces années et se montrent très prudents quand viennent à resurgir des « affaires » Papon, Touvier, Bousquet et autres.

Même si, le 16 juillet 1995, lors du cinquante-troisième anniversaire de la rafle du Vel'd'Hiv', Jacques Chirac a reconnu « la dette imprescriptible » de la France à l'égard des 76 000 Juifs déportés et clairement reconnu que « la folie criminelle des Occupants [avait été] secondée par des Français et par l'État français » .

(1) S. Hoffmann, « La droite à Vichy », Essais sur la France, déclins ou renouveau, Paris, Le Seuil, 1974.

(2) Cf. Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, 1990.

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