LE VOYAGE DE LA VIEILLE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1991 (inédit 1999)

Une fantaisie en piano-voix qui, au rebours de Coucher de soleil à Cannes, dédramatise les rides et le grand âge.

L'ALCHIMISTE ET LES SECRETS DE JEUNESSE
(L'Histoire n°314 ; Agostino Paravicini Bagliani ; novembre 2006)

Il existerait des substances capables de nous rendre notre corps de 30 ans. Aujourd'hui, nous avons recours aux hormones ou à la DHEA. Au XIIIe siècle, c'est l'alchimie qui fournit les secrets de l'éternelle jeunesse.

Le rêve d'une éternelle jeunesse est aussi vieux que l'humanité, et les premières traces écrites des mythes occidentaux de longévité renvoient à des traditions culturelles très anciennes, gréco-romaines aussi bien que bibliques. Au 1er siècle de notre ère, Pline l'Ancien évoque une population issue des "Macrobes", "qui porte le nom de Pandes et habite dans des vallées, vit deux cents ans et a les cheveux blancs dans la jeunesse, noirs dans la vieillesse" (Histoire naturelle, VII, 29) : c'est de là que naîtra vers la fin du XVIIIe siècle le terme de "macrobiotique" pour désigner les techniques modernes de prolongation de la vie.

Ces mythes de longévité investissent de manière onirique l'espace et le temps. Les Grecs anciens imaginent des régions du monde "hyperboréales" - mot d'origine grecque qui signifie au-delà (hyper) du vent du nord (boreas)  - où des populations ont une durée de vie inhabituellement longue. Et la Genèse (V, 9-29) raconte l'existence de dix patriarches "ayant vécu entre 365 et 969 avant le Déluge", le plus âgé d'entre eux étant Mathusalem et le plus jeune, Hénoch.

Hénoch et le prophète Élie, lui-même devenu immortel par le transfert dans les cieux de son corps encore vivant, sont souvent représentés ensemble dans les mappemondes médiévales, à côté du paradis terrestre où Adam et Ève ont pu jouir un certain temps de l'arbre de vie qui conférait la vie éternelle. Car, avant le péché originel, Adam et Ève avaient un corps quasi immortel...

Plusieurs textes de l'Ancien Testament rappellent pourtant les termes que Dieu a fixés à la vie humaine : 70, 80, 100 ans (Psaume XC, 10 : "Les jours de nos années s'élèvent à 70 ans. Et, pour les plus robustes, à 90 ans" ; cf. Job XIV, 5 ; Isaïe LXV, 20). Malgré cela, le rêve d'une exceptionnelle longévité ne se démentit pas. Au XIIe siècle, il franchit même une nouvelle étape : le 27 septembre 1177, le pape Alexandre III décide d'envoyer son propre médecin, Philippe, au Prêtre Jean, auteur de la célèbre Lettre qui circule à cette époque en Occident (1), pour lui demander de se soumettre à son autorité.

En effet, dans le fabuleux royaume du Prêtre Jean, placé sous le signe de l'abondance, il est question d'une fontaine à laquelle "si, à jeun, quelqu'un boit par trois fois [...], il sera préservé de toute infirmité et demeurera tel qu'il était à l'âge de trente-deux ans". Le royaume posséderait aussi des "pierres que nous apportent souvent les aigles [symbole d'immortalité], grâce auxquelles nous pouvons rajeunir et retrouver la lumière".

La Lettre du Prêtre Jean reprend ainsi des éléments provenant de la légende de la fontaine de jouvence. Cette légende a trouvé sans doute sa plus belle expression littéraire dans le Roman d'Alexandre (2) de Lambert le Tors et Alexandre de Bernay, dans les dernières décennies du XIIe siècle. On lisait dans ce poème épique que lors d'une expédition en Inde Alexandre avait rencontré quatre vieillards qui lui avaient parlé de l'existence de trois fontaines miraculeuses. La première redonnait la vie aux défunts. La deuxième conférait l'immortalité mais n'était accessible qu'une fois par an. La troisième, dont l'eau provenait d'une des quatre rivières du paradis, avait le pouvoir de faire rajeunir. Alexandre, ainsi que les quatre vieillards, se baignèrent dans cette troisième fontaine et retournèrent à la condition d'hommes de 30 ans...

Quelques décennies plus tard, la croyance en une possible extension de la vie progresse encore d'un cran avec la diffusion cette fois des secrets de fabrication d'élixirs de jeunesse. Vers 1230-1240 apparaît en effet un texte d'un genre totalement nouveau pour la culture médiévale, entièrement consacré aux remèdes qui devraient permettre de "retarder les accidents de la vieillesse" .

L'auteur de ce texte qui se présente comme "seigneur du château Goet" - sans doute un pseudonyme - est inconnu. Ce document aurait été écrit sur le conseil de Philippe le Chancelier (1165-1236), chancelier de Notre-Dame et de l'ancien médecin d'Innocent III (1160-1216), Giovanni Castellomata, descendant d'une famille de la prestigieuse école de médecine de Salerne (3).

Le seigneur du château Goet a lu des traités arabes, notamment ceux d'Avicenne, pour qui vieillir équivaut à perdre progressivement l'équilibre des qualités qui composent le corps de l'homme chaud, sec, froid, humide. Plus on vieillit, plus le chaud et le sec se perdent au bénéfice du froid et de l'humide. Il convient donc de disposer de remèdes en mesure de conserver la "chaleur innée".

Goet appelle ces remèdes "occulta", car "celui qui possède le secret de toutes les propriétés occultes ­transgresse toujours tôt ou tard la loi divine" et l'ordre de la nature. Il s'agit de sept substances dont il serait possible d'extraire la "vertu" c'est-à-dire la substance.

La première de ces substances est l'or, qui, inaltérable, réside caché dans la terre. La deuxième flotte dans la mer : il s'agit tantôt de l'ambre, tantôt des perles, qui ont le pouvoir de conserver le froid des océans. La troisième rampe sur la Terre : c'est la vipère, qui a le pouvoir de renouveler sa jeunesse en changeant de peau et résiste à l'action de ses propres poisons. La quatrième, qui croît à l'air libre, est le romarin, qui a maintenu longtemps sa réputation d'instrument de longévité.

Le cinquième occultum, qui porte un nom sybillin, l'« effluve de jeunesse » (fumus iuventutis), renvoie au texte de la Bible (I, Rois 1) : « Le roi David était un vieillard avancé en âge ; on lui mit des couvertures sans qu'il pût se réchauffer. Alors ses serviteurs lui dirent : "Qu'on cherche pour le roi une jeune fille qui assiste le roi et qui le soigne ; elle couchera sur ton sein et cela tiendra chaud au roi..." Cette jeune fille soigna le roi et le servit, mais le roi ne la connut point. » Le sixième occultum, la "pierre carrée du noble animal", est le cœur du cerf, dont l'extraordinaire mythe de longévité est aussi ancien qu'Hésiode. Quant au septième, le bois d'aloès, il est issu du nom de l'homonyme et célèbre plante indienne. Elle fascinait par sa longévité et sa capacité de régénérer la peau.

Le texte de Goet, continuellement copié et repris, sera attribué tour à tour à des auteurs jouissant d'une grande réputation : Arnaud de Villeneuve (1240-1311), médecin des papes Boniface VII, Benoît XI et Clément V, le théologien Raymond Lulle (v. 1232-1316) et le philosophe Roger Bacon (1214-1294). L'humaniste italien Marsile Ficin (1433-1499), qui réécrira le mythe de l'éternelle jeunesse à la Renaissance, se dira très heureux d'avoir pu le lire. Et dans l'Angleterre du XVIIe siècle, si friande du thème d'une possible extension de la vie, ce texte sera traduit et imprimé en anglais.

Goet a puisé les informations sur les occulta dans un texte qui a commencé à circuler dans une version incomplète dans la seconde moitié du XIIe siècle, puis dans sa version complète dans les années 1230, à partir des cours de Frédéric II et des papes : le Secret des secrets. Ce texte fort ancien, d'origine persane, se présente comme une lettre qu'Aristote aurait adressée à Alexandre le Grand. Il s'agit d'assurer la santé parfaite et donc une possible extension de sa vie au "corps du souverain".

Les ingrédients capables de prolonger la vie proviennent, d'après ce texte, des trois royaumes du monde naturel et se mélangent pour donner vie à ce qui est mentionné comme étant la "IXe médecine de la liste". Celle-ci correspond à une recette alchimique d'origine orientale qui mélange des ingrédients de toutes sortes auxquels l'or apporte une sorte de touche finale.

Une trentaine d'années après Goet, vers 1267-1268, le franciscain Roger Bacon dans son commentaire du Secret des secrets reprend son système de pensée mais lui donne une nouvelle orientation. Dans ce système, l'or, qui d'après Bacon possède un équilibre parfait, occupe progressivement la place centrale. Car non seulement cet équilibre propre à l'or est inaltérable, mais il s'améliore "lorsqu'on l'approche du feu" !

Ainsi, en ingurgitant de l'or, d'après Roger Bacon, le corps peut retrouver et garder l'équilibre des qualités chaud-froid-sec-humide, ce qui est indispensable pour combattre la sénescence. Bacon concentre d'abord son attention sur l'or comme tel, puis sur un or qui dépasse les 24 carats (meilleur donc que celui de nature), et finalement, sans plus aucune hésitation, sur l'or alchimique.

Pendant la vingtaine d'années durant laquelle il travaille sur le sujet, il contribue du reste à faire évoluer de manière déterminante l'alchimie, cette science occulte alliant chimie et spéculations mystiques. Comme cette science est la "médecine des métaux", puisqu'elle "enlève toutes les impuretés et les corruptions du métal plus vil pour faire de l'argent et de l'or très purs", elle est aussi médecine des corps, en "enlevant les corruptions du corps humain afin de prolonger la vie pendant plusieurs siècles".

Bacon ne lit plus la Genèse sur le mode allégorique, comme l'avait fait Augustin. Les 960 années de Mathusalem deviennent pour lui des années réelles. Surtout, avec Bacon, l'histoire entière de l'humanité est soumise à une lecture d'ordre physiologique : la corruption du corps vient de ce que l'homme, chassé du paradis terrestre, a cessé d'observer les règles du régime de santé, ce qui a provoqué une progressive "diminution de la vie".

Cependant, responsable d'avoir accéléré son vieillissement, l'homme dispose aussi de remèdes à lui opposer : l'astronomie et l'optique peuvent concentrer les rayons des étoiles sur les pierres précieuses, les herbes mirifiques, ainsi que sur la nourriture, les épices, les boissons et les médicaments ; l'alchimiste peut préparer l'or afin que l'on puisse en user dans les aliments et les boissons.

Rajeunir et prolonger la vie signifie donc retrouver la condition d'Adam, lequel "possédait une complexion presque égale et aurait pu demeurer immortel". Mais attention : rechercher l'équilibre et l'harmonie du corps sert aussi à préparer le corps pour la vie éternelle, puisque "les corps au moment de la Résurrection ne peuvent obtenir un état d'incorruptibilité et d'immortalité qu'à travers leur propre corps". L'élixir permet donc de préparer l'état incorruptible du corps glorieux.

Ce rapport entre élixir et corps glorieux n'est pas sans rappeler des procédés utilisés par le taoïsme chinois ancien, magistralement étudiés par Joseph Needham (1900-1995), le grand historien des sciences de la Chine ancienne. Le but du taoïsme est de permettre au corps d'atteindre l'état de vie éternelle avec un corps éthéré par lequel l'adepte peut être incorporé dans les rangs de l'invisible hiérarchie céleste. Or les adeptes des pratiques taoïstes reconnaissent à différentes substances (plantes, minéraux, drogues ou élixirs) le pouvoir de préparer le corps de telle façon qu'il puisse jouir de centaines d'années de longévité.

Ce n'est donc peut-être pas un hasard si au moment où Roger Bacon écrit ses extraordinaires idées sur les pratiques d'élixir capables de préparer le corps glorieux, des missionnaires franciscains tels Ruysbroek et Jean de Plan Carpin (v. 1182-v. 1251) établissent des contacts avec des intellectuels chinois. Dans son Devisement du monde , Marco Polo, au XIIIè siècle, racontera avoir vu de tels yogis, qu'il appelle "cigui" : ils ont l'habitude, nous dit-il, de prendre "de l'argent vif et du soufre, les mélangent et en font des breuvages, puis les boivent et disent qu'ainsi croît la vie et ils vivent plus longtemps. Ils disent qu'ils le font deux fois chaque mois. Et sachez que ces gens usent de ces breuvages depuis leur enfance pour vivre plus longtemps".

Cependant, le rapprochement fait par Bacon entre élixir et corps glorieux sonne aussi comme une justification théologiquement chrétienne. Il s'agissait peut-être là d'une façon de légitimer des pratiques d'élixir jusqu'alors inconnues en Occident - et qui plus est, proposées au pape régnant !

C'est peut-être encore pour légitimer ses recettes que Roger Bacon affirme que "la puissance de l'intelligence augmente tellement dans cet homme [qui a obtenu une complexion égale grâce aux sciences expérimentales] qu'il comprendra avec une grande noblesse d'âme les choses cachées du présent, du futur et du passé". L'élixir produirait donc un homme supérieur en sagesse et en savoir, un homme-magicien, un surhomme, en quelque sorte. Et l'élixir deviendrait par conséquent un instrument de pouvoir : "Et si cela peut se réaliser, alors il est clair que toutes les autres choses sont possibles, à savoir qu'un tel homme s'élève à une grande autorité et à une sagesse parfaite qui lui permettront de se gouverner lui-même et de gouverner les autres, avec l'aide de la grâce de Dieu."

Le christianisme enseigne que c'est en combattant le corps et ses imperfections, sources de péché, que l'âme peut s'élever vers la perfection. Roger Bacon montre, lui, que grâce au bonheur du corps, l'âme rationnelle pourra atteindre sagesse et savoir.

De fait, autour de 1300, nous le savons, les pratiques d'élixir intéressent réellement les élites de la société chrétienne, avant tout papes et cardinaux. Dans le De vita philosophorum, un ouvrage attribué à Arnaud de Villeneuve, l'auteur fait l'éloge de l'or potable comme d'un remède utile pour la guérison de la lèpre, des calculs à la vessie, ainsi que pour la régénération et le rajeunissement de l'organisme et la sauvegarde de la mémoire. Il affirme ensuite que le cardinal de Tolède "aurait ingurgité de l'or potable pendant les repas, ainsi que ses collègues cardinaux, pendant toute la durée de leur cardinalat. Ils considéraient l'or comme le plus grand et le meilleur secret dont ils aient jamais eu connaissance et possession".

Un autre traité attribué à Arnaud de Villeneuve, le De vinis, nous informe que "nombreux sont les nobles d'aujourd'hui et surtout les prélats qui font bouillir des morceaux d'or avec les aliments ; d'autres ingurgitent l'or avec la nourriture ou avec des électuaires ; d'autres encore le prennent réduit en poudre [...]. Certains ont l'habitude de garder un peu d'or en bouche ; d'autres les convertissent en eau potable, dont il suffit de prendre une petite quantité une fois par an pour garder la santé et prolonger la vie".

On peut aussi absorber l'or en faisant bouillir ou en limant des pièces de monnaie. C'est cette dernière méthode que choisit le premier pape d'Avignon, Clément V (1304-1314) : après sa mort, on trouve dans le trésor pontifical des coffres remplis de florins dont on a limé l'or. Deux cardinaux affirment que le pape, sur le conseil de ses médecins, avait l'habitude d'en absorber avec ses aliments. Dans son invective contre Boniface VIII (v. 1235-1303), Jacopone da Todi accuse le pontife d'avoir pensé "prolonger la vie" "à l'aide de pratiques magiques", ce qui n'est donc pas à ses yeux compatible avec la religion et la croyance en la résurrection. Toutes les sources convergent pour confirmer qu'autour de 1300 la cour du pape a été le milieu au sein duquel les pratiques d'élixir sont le mieux attestées.

S'il est vrai que jusqu'à la fin du Moyen Age le rêve de l'éternelle jeunesse se nourrit d'espaces oniriques et du thème de la fontaine de jouvence, ce sont surtout les remèdes disponibles hinc et nunc, dont parlent les textes fondateurs du XIIIe siècle, qui alimenteront pendant des siècles le mythe occidental de longévité. Vers 1320, l'Anglais John Dastin fait l'éloge de l'or comme instrument de rajeunissement au pape Jean XXII. Et encore en 1648 un franciscain italien amateur de pharmacopée suggère au cardinal secrétaire d'État de soigner le pape régnant, Innocent X, en lui administrant poudres de vipère et or potable...

(1) Le Prêtre Jean est un personnage mythique décrit comme régnant au-delà de l'Arménie et de la Perse. Son nom est apparu pour la première fois en 1145. Il aurait adressé une Lettre à l'empereur byzantin Manuel Comnène (v. 1122-1150).

(2) Ce récit du IIIe siècle, qui octroyait à Alexandre des exploits de héros babyloniens, connaît un large succès au Moyen Age.

(3) Le manuscrit le plus ancien, conservé aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France, contient du reste la version adressée au pape Innocent IV (1243-1254). L'abbé de Cluny, mort en 1274, possédait la version que Goet avait dédicacée à l'empereur Frédéric II (1194-1250).

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