LE TRUC DU POGNON
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1973 |
Les couplets sautent du coq à l'âne et les refrains se réduisent à des marmonnements de vieillard grincheux : une chanson très originale où Trenet, qui n'a pourtant jamais eu de problèmes de conscience avec l'argent, s'en prend à ceux qui "ont trouvé le truc pour faire du pognon" (dont les membres de l'Académie française, une institution à laquelle il sera bientôt candidat...) et en profite pour régler de vieux comptes œdipiens avec son notaire de père.
TRENET ET SON PÈRE
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)
Un silence. Dehors les bruits de la ville montent dans le soleil, venant cogner aux carreaux et semblant provenir de très loin. Les années défilent dans ce temps immobile. D'une voix lente, un peu étouffée, Cyprien Lloansi reprend le fil de ses images :
« Le petit Charles, lorsque je l'ai connu, il n'avait que six ou sept ans. A l'époque il vadrouillait un peu et allait souvent à Narbonne. Ici, il venait voir son père, c'est normal, son père ne l'avait pas abandonné quand même ! C'est plutôt sa mère qui se baladait ! D'ailleurs le père était furieux de la vie qu'elle menait.
Charles ne parlait guère de la séparation de ses parents. Ça l'avait traumatisé un peu, mais c'était un garçon qui se suffisait à lui-même ; il avait une vitalité extraordinaire. Dès l'âge de quinze ans, il avait conscience de sa valeur. Nous lui avions insufflé cette confiance... Nous l'avions mis en relation avec des gens importants, des artistes très connus.
Charles n'allait pas beaucoup à l'école : pratiquement, nous avons fait son éducation, avec Albert. Parce qu'il était de caractère difficile, extrêmement rétif. Alors aujourd'hui il a une grande culture, mais qui n'est pas très classique. En fait Charles allait à l'école quand il avait le temps, c'était invraisemblable. Et cela rendait son père furieux. Il faut dire aussi que Charles était excentrique, tout jeune déjà il était plutôt fantaisiste. Moi je me souviens, j'ai eu des discussions avec son père, j'allais le trouver dans son cabinet de notaire, pour le calmer : "Quand même, c'est votre fils !" Mais lui trouvait que son fils était scandaleux. Ce n'était pas un méchant homme au fond, mais il était dépassé par les événements. Imaginez une poule qui aurait couvé un canard : il était effaré par cet enfant qui avait des dons extraordinaires, mais que lui ne pouvait pas admettre. Il jugeait la vie que menait Charles scandaleuse. Et moi je devais donc intervenir auprès de lui, je suis allé le voir souvent pour lui dire : "Ne vous inquiétez pas, ce qu'il fait, ces poèmes, ces articles, c'est sérieux, c'est peut-être sa vie..." Souvent j'y suis allé. Parce que nous, nous sentions déjà qu'il était une personnalité exceptionnelle, déjà nous étions convaincus de son talent.
Charles était tout jeune à l'époque, il avait peut-être treize ou quatorze ans. Son père, qui habitait alors rue Villaseca, vivait maritalement avec son ancienne bonne. Et Charles était d'une insolence épouvantable avec cette femme, qu'il insultait sans cesse.
Et je lui disais : "Charles, c'est ton père, et dès le moment où elle vit avec lui, elle est pratiquement comme lui." Mais il s'engueulait tout le temps avec elle et puis avec son père, et en général, je le voyais arriver le matin dans mon bureau de la rue d'Alger, son père venait de lui flanquer une « tournée ». Il est même arrivé deux ou trois fois avec un œil poché ! Et il me disait : "Je ne veux pas rentrer chez moi." Comme je n'avais pas la possibilité de le garder, je lui disais : "Ton père serait mécontent." Il s'en allait alors chez Mme Estève, avec qui nous étions en relation, et qui était propriétaire du mas Miraflore juste avant Canet. C'est elle qui le recueillait. Elle venait le prendre ou bien je l'accompagnais là-bas et il y demeurait jusqu'à ce que la colère de son père soit passée. Cela prenait quelquefois plusieurs jours. Il est arrivé qu'il reste ainsi une semaine au mas Miraflore. Thérèse Estève était une bonne personne. M. Trenet père n'était pas non plus un mauvais homme, mais vous imaginez, un notaire, qui tenait à une certaine image de respectabilité !...
Je suis également allé le voir très souvent, l'été, à Narbonne, où il passait ses vacances avec sa mère qui en était originaire. Elle possédait une propriété à Port-la-Nouvelle. Là, il était très décontracté, et heureux. »
Maurice Reynès lui aussi se souvenait de cette mésentente entre le petit Charles et son père. Près de soixante ans avaient passé. Pourtant à l'époque déjà, Maurice Reynès n'était plus un jeune homme : il avait la quarantaine et était l'ami de Lucien Trenet, le notaire, qu'il connaissait beaucoup mieux que son fils. A quatre-vingt-dix-sept ans, en 1983, Maurice Reynès portait en lui une grande noblesse de l'âme et du corps et forçait l'admiration :
« Au début, c'est vrai, Lucien Trenet n'approuvait pas son fils, il se disait : "Il est entraîné par Albert. Mon Dieu, que va-t-il faire dans la vie ? Il végétera. Il sera un raté." Cet homme avait peur pour son fils, il aurait bien aimé que Charles soit notaire comme lui, un métier qui rapporte régulièrement, d'une façon sûre, et puis qu'il chante par ailleurs s'il en avait envie. Mais pas la vie de bohème ! A l'époque surtout ! Mais il n'aimait pas en parler. Pourtant par la suite, je sais qu'il était fier du succès de son fils, et qu'alors il en parlait avec plaisir. Il est d'ailleurs même allé à Paris pour le rejoindre : à la fin de sa vie, il tenait une petite boutique d'articles catalans sur la place Saint-Sulpice. Là, il était heureux, et il faisait encore de la musique, qu'il adorait. »