LE PETIT PENSIONNAIRE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprètes Charles et Johnny
Année 1934

Une évocation à peine voilée du traumatisme fondamental dans la vie de Trenet et de la façon dont il l'a surmonté : l'enfant gâté par sa mère - et par toutes les femmes de la famille (ses deux grands-mères, "tante Emilie") - se retrouve "bouclé" dans un sinistre pensionnat religieux à la suite du divorce de ses parents, et il échappe à cet univers hostile grâce à l'imagination en se créant un "paradis de lumière". La chanson la plus personnelle de Trenet (avec Maman, ne vends pas la maison) dans le répertoire de Charles et Johnny, et un traumatisme sur lequel il reviendra surtout sur la fin de son itinéraire (ex.Vrai ! Vrai ! Vrai ! Hélicoptère ; L'enfance), comme si le temps ravivait les plaies de ses "jeunes années".

LE PETIT PENSIONNAIRE
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)

Mais les rires souvent s'accompagnent aussi de larmes : cette année 1920 qui voit le retour du « héros » marquera un tournant dans la vie de cet enfant trop sensible qu'est Charles. Une épreuve sans doute capitale : ses parents se séparent.

« D'où me venait, écrira-t-il plus tard, la faculté de comprendre seul à sept ans une situation désastreuse ? Maman était partie. Elle a toujours eu raison, maman, et comment lui prouver le contraire puisqu'elle n'agit qu'en fonction d'une logique dont j'ai peut-être hérité, équilibre né de l'entêtement. Nous sommes tous les deux têtus comme des ânes noirs des Corbières ! Notre foi est inébranlable. Nous savons ce que nous avons à faire, même quand nous ne savons pas ce que nous faisons. En l'occurrence, elle divorçait en 1920, sur un coup de tête, sachant ce qu'elle faisait, tout comme elle s'était mariée à dix-neuf ans en 1909, en pleine âme et conscience, bien décidée à connaître un homme. » Et, plus loin : « Mon père et ma mère furent de beaux nuages au temps de leur jeunesse. Ils s'accouplèrent et se séparèrent sans orage, sans larmes de pluie. Dieu les bénisse, merci pour moi qui garderai toujours d'eux une représentation idéale, de style un peu naïf, favorable aux meilleures pensées... »

Oui, en cet automne 1920, la jeune et jolie Marie-Louise Caussat-Trenet, tire un trait sur son passé moelleux pour suivre, « toujours infaillible », le beau Benno Vigny, homme d'esprit et de culture, homme de plaisir qu'elle avait connu « en douce » en 1917, à l'hôpital de Cité où il soignait une blessure de guerre et où sa propre mère, « grand-maman Caussat », était infirmière en chef.

L'épisode vaut qu'on s'y arrête. Marie-Louise Caussat-Trenet, en effet, née à Narbonne au temps des corsets à baleines et des lampes Pigeon, a toujours été ce qu'on appellerait aujourd'hui une femme « libre », de ces êtres sans fard qui avouent aimer la vie et pratiquent sans rougir l'entêtement du bonheur. Mariée à dix-neuf ans à M. Trenet, notaire, à une époque où il n'était pas convenable qu'un mari fût aussi un amant, elle n'hésita pas, ayant rencontré l'homme de sa vie, à braver les conventions de sa bourgeoisie familiale, les scrupules de son éducation catholique et, surtout, l'opinion redoutable d'une petite ville méridionale de 1920 : elle divorça et s'en fut voyager à travers l'Europe avec son nouveau compagnon, loin de ses deux enfants laissés à la garde de leur père. On imagine les cancans, les murmures sous les platanes, les sourires entendus... Un demi-siècle plus tard elle disait, avec cette sérénité des êtres parvenus au bout de leur chemin : « C'est vrai, j'ai semé le vent et récolté la tempête. J'ai eu de rudes moments mais ne vaut-il pas mieux être secouée de temps en temps plutôt que de végéter comme une arapède sur son roc ?... L'important, dans la tempête, c'est bien de tenir son cap. Je sais ce que cela veut dire, j'ai fait du voilier, autrefois, à Marseille... »

N'empêche ! Pour les deux enfants soudain arrachés à la tendresse maternelle, les conséquences de ce départ seront rudes : ils sont placés en pension à Béziers, chez les pères de la Trinité. Pour le petit Charles, ce sera la première déchirure, le premier revers du bonheur. En ce 2 octobre 1920, sur la route ensoleillée qui conduit de Narbonne à Béziers, soixante kilomètres de désespérance en bord de mer, le monde surprotégé de l'enfance soudain bascule : le voici orphelin, et prisonnier ! « L'école libre de la Trinité ! L'école était libre pour sûr, mais moi j'y étais enfermé entre la cour d'honneur, l'infirmerie, l'étude et le dortoir, prisonnier du préau, des platanes garde-chiourme et même de la chapelle. »

Frileusement pelotonné sous les couvertures rugueuses, le petit garçon le soir pleure dans son lit, larmes amères de la révolte impuissante et du bonheur perdu.

- Tu dors ? demandait Antoine dans l'obscurité.

- Non, pas encore... Et toi ?

- Moi, je languis...

- Moi aussi...

Charles a sept ans, et à cet âge que l'on dit de raison il découvre la déraison des adultes. Sa mère peut bien vouloir vivre sa vie, son père se replier à Saint-Chinian, lui se retrouve là, entouré d'étrangers, soudain très seul au monde dans ce pensionnat, « tache noire des soutanes dans le rose de mon cœur de Jésus », il se retrouve là dans « ce décor de martyr que nous (Antoine et lui) ne pouvions plus assimiler tant il symbolisait l'indifférence devant la présence forcée, l'âge mûr fermé à l'âge tendre, l'âge tendre enfermé par l'âge mûr... »

Il y a toujours de la mélancolie dans les chansons de Trenet, et jusque dans les plus folles, une certaine désespérance soigneusement masquée par le voile de l'humour, et sans doute ne faut-il pas en chercher ailleurs la source. C'est dans cette grande bâtisse grise et sans âme, toute en façades, c'est à Béziers, à deux pas des joyeuses allées Paul-Riquet et du jardin des Poètes, que l'enfant hypersensible découvre, désemparé, la morsure blême du malheur, c'est à l'évocation de ces sombres journées noyées d'une morne langueur qu'il écrira l'une de ses chansons les plus poignantes, « Le petit pensionnaire » :

Je suis le petit pensionnaire
Qui rentr' au bahut l'dimanch' soir
Après un seul jour éphémère
De grand bonheur et d'espoir
Après les minutes exquises
Il faut retrouver le dortoir
La veilleuse bleue,
La nuit grise
Et le pion, ce monstre noir
Comme un gendarme
Il m'suit des yeux
La vie pour moi n'a plus de charme
Dans la vacarme
Des heur's de jeu
Souvent je vers' plus d'une larme
J' m'endors en pensant à ma mère
Et à mon gros chien que j'aim' tant,
Je suis le petit pensionnaire
Qu'on vient d'enfermer pour longtemps...

Plus tard encore, il écrira ce poème intitulé « Ma poésie », sur un cahier bleu d'écolier sage à la couverture usée :

Interview ? A quoi bon ? J'étouffe de mensonges
Mourant de solitude au fond de ce couloir
Mais je veux de jadis exprimer les éponges
Et par la vérité faire éclater le noir
Oui, j'étouffais, oui j'ai pleuré
Oui j'étais pauvre
Et je le suis toujours
Et je pleure d'amour
Et je n'ai pas trouvé dans la Foi qui me sauve
Le calme, le repos, la paix, le point du jour.

Ce ne sont pas les visites (maman ou tante Emilie) et les sorties du jeudi qui lui feraient oublier sa triste condition, qui viendraient effacer sa déprime. Au contraire : ces brefs intermèdes ne font que raviver la détresse de l'enfant perdu. « Le jeudi, il y a promenade. Nous nous rendons près de l'écluse. Odeur vaseuse du canal. Ça sent la grenouille ici, l'herbe à crotte de chèvre et la cigarette défendue, sans oublier les relents phosphoreux des allumettes. Odeur de liberté... »

Heureusement il y a Antoine, Antoine le grand frère, le confident, Antoine le protecteur qui jamais ne quittera son cadet, passant sans cesse, lors des récréations, de la cour des moyens à celle des petits pour s'assurer que tout va bien. Et que fait Charles en cour de récréation ? Eh bien il chante, pardi ! Il chante, oui, petit bout d'homme à la grâce incertaine, il chante devant un parterre d'enfants ébahis. Répertoire immuable : « La Marseillaise », inévitable en ces temps de patriotisme exacerbé, et puis « La Madelon », le super-tube hérité des tranchées, enfin « La caissière du Grand Café », puisé dans le répertoire éclectique et coloré du grand-père. « Oui j'ai chanté, pendant deux ans, aux heures de récréation, parfois en faisant la quête avec mon petit béret, dans ce pensionnat de pères que j'aurais tous échangés volontiers contre le mien. »

Papa, quand viendras-tu nous voir
Je pleure, tu sais, au dortoir
Je souffre de mille tourments
Quand viendras-tu avec maman
Elle est paraît-il à Vienne
Toi tu restes à Saint-Chinian
Est-il bon que je m'en souvienne ?

Plus tard, bien plus tard, il dira (La nuit écoute) : « Je n'ai pas eu beaucoup d'enfance. J'ai eu la chance ou le malheur d'être mûr très jeune. Quand j'avais sept ou huit ans, j'étais beaucoup moins bête que maintenant. J'étais plus mûr qu'aujourd'hui. Je comprenais un peu trop de choses, alors ça m'attristait. Dans le fond j'étais un enfant triste. Je m'amusais avec des réveille-matin, je voulais être horloger. Je pensais que le réveille-matin était une sorte de cœur, que c'était vivant, surtout celui qui était dans la cuisine à Narbonne. C'était vraiment le cœur de la maison qui battait. Le jour où on a perdu ce réveille-matin, le cœur de la maison s'est arrêté aussi de battre... »

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