LE JEUNE MENDIANT
Paroles | Charles Trenet et Didier Beaujon | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1995 (inédit 1999) |
Un dialogue intérieur entre le bourgeois et le poète qui cohabitent en Trenet, un dialogue qui semble boucler la boucle ouverte par Je chante soixante ans plus tôt : le vagabond qui rêvait d'enchanter le monde n'est plus qu'un mendiant sans illusions, et il meurt, soulagé d'échapper à la misère à laquelle le réduit une société matérialiste qui ne comprend plus les poètes.
« AIDER LES GENS UN PAR UN... »
(L'Histoire n°349 ; Pierre Rosanvallon ; propos recueillis par Michel Winock ; janvier 2010)
On la croyait disparue. Les années 1980 ont vu réapparaître la pauvreté en pays riche. Pour Pierre Rosanvallon, c’est un phénomène durable que les moyens traditionnels de l’État providence ne suffiront pas à résoudre.
L’Histoire : Après la guerre et les Trente Glorieuses, on avait l’impression que la pauvreté avait disparu. Est-ce le mot qui disparaît ou est-ce une réalité ?
Pierre Rosanvallon : Avant tout, il faut distinguer la pauvreté comme condition ou comme situation. La pauvreté comme « condition » est celle qui est envisagée classiquement au XIXe siècle à travers la notion de paupérisme. Il s’agit d’une condition sociale, presque d’une catégorie sociale. La pauvreté comme « situation » résulte, elle, d’un certain nombre d’accidents de la vie, une maladie grave, un deuil, une séparation, un licenciement. Avec les Trente Glorieuses, ces deux types de pauvreté ont été largement résorbés : grâce aux transformations du droit du travail et à l’élévation du niveau de vie, d’une part, et grâce au filet de sécurité de l’État providence qui a permis de faire face aux principaux accidents de la vie d’autre part. Le mot « pauvre » lui-même avait presque disparu du vocabulaire, même si on parlait toujours de condition ouvrière, de situation modeste, voire, dans le vocabulaire marxiste, de prolétariat.
L’H. : Quand s’est-on mis à reparler de pauvres ?
P. R. : Le mot a resurgi au début des années 1980 en même temps que le retour sur la scène publique de l’abbé Pierre et la naissance des « Restos du cœur », au moment où le développement du chômage (la barre des 2 millions de chômeurs est franchie en 1981) a fait réapparaître une pauvreté de situation. On a alors parlé de « nouveaux pauvres ». Dans un premier temps, ce phénomène a été compris comme une conséquence mécanique de la crise économique née au milieu des années 1970. On pensait qu’il s’agissait d’un phénomène conjoncturel. On a donc commencé à gérer cette situation de façon traditionnelle, avec la générosité rendue possible par le nombre limité de cas. En 1975, un chômeur touchait ainsi pendant un an 90 % de son salaire.
Mais personne n’a alors compris que le développement du chômage massif était aussi l’une des conséquences et l’une des expressions de l’avènement d’un nouveau mode de production dû aux transformations du capitalisme, qu’il était d’ordre qualitatif et pas seulement quantitatif. Si le renouveau de la pauvreté de situation a résulté du chômage, celui-ci a correspondu - et c’est très important - à une évolution économique et sociale extrêmement profonde : l’avènement d’une société d’individus plus impitoyable pour les faibles et les personnes peu qualifiées. Les nouveaux critères de l’employabilité ont été durcis en conséquence et ont produit des effets massifs d’exclusion du marché du travail. Une plus grande instabilité du lien familial et une pression psychologique accrue sur les individus (l’impératif d’être autonome, à la hauteur des situations) ont accéléré cet avènement d’un nouvel âge de la vulnérabilité sociale.
L’État providence « classique », d’essence mécaniquement redistributrice, a été déstabilisé par cette nouvelle pauvreté de situation. Il a fallu prendre en charge des situations individuelles, avec leurs spécificités, et non plus seulement fonctionner sur le mode d’un guichet dispensateur. Ce n’est pas seulement une masse de 2 millions de chômeurs qu’il a fallu gérer, mais 2 millions de parcours particuliers d’exclusion.
L’H. : En quoi le nouveau capitalisme peut-il créer de la pauvreté ?
P. R. : Le capitalisme industriel s’était caractérisé par un mode de production standardisé qui mobilisait la simple force de travail des individus. Il les absorbait dans un processus de production contraignant. Les travailleurs non qualifiés à commencer par les OS, ouvriers spécialisés, employés à des tâches répétitives dans le travail à la chaîne n’avaient pas de peine à trouver un emploi.
Il en va tout autrement aujourd’hui où le mode de production mobilise davantage ce qu’il y a de spécifique en chacun. Cela change tout, même pour les emplois les moins qualifiés. Un ouvrier spécialisé suivait autrefois des procédures dont il n’était que l’exécutant. Aujourd’hui, il faut, quel que soit l’emploi, s’adapter en permanence et prendre des décisions. Le travail le plus modeste exige une mobilisation totale de soi, avec toute sa personnalité. Une caissière de supermarché doit pouvoir faire preuve de psychologie pour gérer un client désagréable, réagir si un prix est mal indiqué, etc. Même les tâches subalternes exigent de l’initiative.
On le comprend facilement, ces nouvelles formes de travail sont beaucoup plus exigeantes et discriminantes. Pour quelqu’un qui sort d’une longue maladie ou qui souffre de problèmes psychiatriques, trouver un emploi est devenu très difficile. Du coup, le chômage s’enkyste et la pauvreté de situation devient une pauvreté de condition. On voit se multiplier des emplois non qualifiés, mal payés, souvent à temps partiel. D’où le retour des « travailleurs pauvres ». Et pour tous les gens que les subventions de l’État providence ne parviennent pas à faire sortir de leurs difficultés, la pauvreté devient une condition durable, et l’assistance un mode de vie.
L’H. : Combien de personnes sont-elles touchées en France ?
P. R. : Entre 5 et 8 millions. Et la réponse ne se trouve pas, à mon sens, dans le simple développement de procédures classiques de redistribution.
L’H. : Vous voulez dire que le traitement économique de la pauvreté ne suffit pas ?
P. R. : Oui, il ne suffit pas d’aider une personne à surmonter financièrement une difficulté temporaire ; il faut l’aider à sortir de sa précarité en la requalifiant, voire en l’aidant à se reconstruire personnellement. La prise en compte de cette dimension devient un véritable impératif démocratique. Qu’est-ce en effet qu’une société qui se veut solidaire ? Il s’agit d’une société dans laquelle l’autonomie de chacun est assurée, dans laquelle la dignité de chacun est reconnue et dans laquelle la possibilité de construire son histoire ou d’assumer son existence est facilitée. Méfions-nous donc d’une approche simplement statistique de la pauvreté. Il faut bien en mesurer la dimension relationnelle. Il est ainsi beaucoup plus grave d’être un assisté qui n’intéresse personne et qui en est mis au ban de la société que d’avoir perdu conjoncturellement son emploi.
L’H. : Pourquoi l’État providence n’arrive-t-il plus à résoudre cette pauvreté ?
P. R. : L’État providence redistributif traverse une crise que l’on pourrait qualifier de morale. Il a été déstabilisé en profondeur parce que l’idée que l’on se fait de la solidarité s’est silencieusement modifiée. Beaucoup reprochent en fait implicitement aux exclus d’avoir une part de responsabilité dans leur situation. Revient ainsi en force, sans être pourtant explicitée comme telle, la vieille idéologie libérale du XIXe siècle critiquant l’assistance et la passivité des pauvres. Il en résulte une forme de délégitimation de la solidarité.
Cette attitude a deux conséquences : au niveau macro-social, on assiste au développement de phénomènes séparatistes - ainsi les Italiens du Nord ne veulent plus payer pour ceux du Sud, les Européens riches pour les Européens pauvres ; au niveau micro-social, les gens veulent de moins en moins payer pour ceux qui ne partagent pas leurs comportements, les gens sobres pour les buveurs ou les fumeurs, les nationaux pour les immigrés. On le voit également avec le développement des gated communities, ces quartiers résidentiels dont l’accès est gardé pour se protéger des autres. La société tend aussi à s’organiser progressivement en segments homogènes et isolés. C’est à cela que correspond en profondeur ce qu’on appelle « la crise de confiance ».
L’H. : Même dans les pays nordiques ?
P. R. : On voit bien que tout a changé quand on regarde les anciens champions de la social-démocratie, les Pays-Bas, la Flandre, le Danemark ou la Suède - la Norvège, pays rentier du pétrole, reste un cas à part. L’État providence reposait sur une vision de la solidarité fondée sur une certaine homogénéité. Aujourd’hui, si l’on veut produire de la solidarité, il faut la construire sur d’autres bases, parce que l’homogénéité produit le séparatisme social : « Je suis solidaire de ceux qui conduisent aussi bien que moi », « Je suis solidaire de ceux qui comme moi mangent cinq fruits et légumes par jour », etc.
L’H. : Payer pour les autres, c’était plus facile il y a cinquante ans ?
P. R. : A l’époque du vote des grandes lois sociales après les deux guerres mondiales, on pouvait demander beaucoup à chacun parce qu’on avait le sentiment d’avoir beaucoup souffert et risqué ensemble. N’oublions jamais que le taux marginal d’imposition sur le revenu au début de la Seconde Guerre mondiale était de 92 % aux États-Unis ! En France, il allait jusqu’à 70 %. La fiscalité est un indicateur extrêmement intéressant des rapports entre les individus et la société. Au début du XXe siècle, aux États-Unis, en France et en Angleterre, circulait l’idée qu’avec un impôt sur le revenu de 5 % on vivrait dans une société communiste ! La révolution des contributions de solidarité qui a eu lieu entre 1900 et 1950 a eu un impact déterminant sur les opérations de redistribution.
L’H. : On a tout de même l’impression que depuis vingt ans l’État providence s’est étoffé avec des mesures comme le RMI et toute une batterie législative qui semble avoir renforcé les mesures de protection.
P. R. : Oui, mais le Revenu minimum d’insertion (RMI), instauré en 1988 par le gouvernement Rocard et dont la vocation était d’aider à la réinsertion, a fini par ne plus être qu’une allocation d’assistance. L’investissement dans le « I » d’insertion a toujours été trop faible. Et cela pour une raison simple : pour augmenter l’allocation de X à X+10 %, il suffit de modifier un programme informatique, alors que pour résoudre le problème du chômage de longue durée d’un million de personnes, il faut s’occuper d’elles une par une, avec leur histoire personnelle et leurs difficultés. Cela coûte évidemment très cher.
Le grand échec des tentatives de réformes de l’État providence est de n’avoir pas su, ou pas pu, investir suffisamment dans ces aides qualitatives. Un chômeur peut aujourd’hui avoir un conseiller du Pôle emploi qui s’occupe personnellement de lui, mais avec des moyens qui ne sont pas à la hauteur. Le problème est de savoir quand et comment on pourra trouver les moyens de cet investissement dans le traitement de la spécificité de chacun. L’assistance peut permettre de traiter l’urgence, mais, pour traiter la pauvreté, il faut considérer les individus un par un. Les pauvres ne sont pas une catégorie, ce sont autant de situations individuelles qu’il faut gérer.
L’H. : D’un côté, vous dites qu’il y a 5 à 8 millions de pauvres en France et d’un autre qu’il faut les traiter un par un.
P. R. : Ce n’est pas la même chose. Une personne qui a un emploi à temps partiel à 700 euros ne se traite pas comme une mère célibataire qui tombe malade et qui perd son emploi. On peut continuer à lutter contre les situations scandaleuses de certains travailleurs pauvres en cherchant à modifier les conditions de travail et du contrat salarial. Ces combats relèvent de l’action syndicale classique. Ils sont décisifs. Mais ils ne suffisent pas.
L’H. : Ce phénomène est-il universel ?
P. R. : Dans tous les pays industriels, à l’exception peut-être des pays nordiques, l’histoire des trente dernières années est un détricotage de la société de redistribution ou, en tout cas, un détricotage psychologique. L’accroissement de la redistribution n’est plus pensé comme une nécessité positive. C’est là le phénomène le plus grave. Si la gauche a longtemps été minorée politiquement et électoralement, elle était intellectuellement hégémonique : ses valeurs, même discutées, étaient dominantes ; elles donnaient le ton. Désormais, elles ne constituent plus la référence d’avancement dans la société. Le problème décisif est que tout se passe comme si la société consentait en fait majoritairement aux inégalités, sauf aux extrêmes (voir le rejet général des bonus extravagants).
L’H. : Les partis politiques ont-ils une vision correcte de cette situation ?
P. R. : Pour la droite française, la pauvreté est une fatalité. La gauche, elle, n’a pas conscience qu’il s’agit de l’avènement d’un nouveau mode de production et pas simplement d’un durcissement du capitalisme traditionnel. Nous sommes aussi face à de nouveaux individus, à de nouvelles exigences, à de nouvelles mentalités.
On ne peut pas comprendre ce qu’a été autrefois le solidarisme si on ne voit pas qu’il a été à la fois un mouvement intellectuel et un projet institutionnel. C’est pour cette raison que je n’hésite pas à dire que la faillite intellectuelle est au cœur de la question sociale actuelle.
L’H. : Pensez-vous que la redistribution est encore possible ?
P. R. : Oui, mais elle doit être refondée. A l’origine, elle reposait sur un sens des épreuves communes, sur une vision de la société. C’est pourquoi il faut aujourd’hui faire aller de pair les valeurs de citoyenneté et de redistribution. Ce n’est pas un hasard si les mots « humiliation », « respect », « reconnaissance » ont refait surface avec autant de force. Les gens ne veulent pas simplement être mieux payés, ils veulent aussi être mieux considérés.
L’H. : Il faut tout de même que les gens aient à manger et un toit.
P. R. : Évidemment. Mais il faut à la base avoir produit de la citoyenneté et du respect pour fonder une solidarité forte, qui ne soit pas seulement une forme d’assistance un peu condescendante.
L’H. : Vous voulez dire que le politique passe avant l’économique ?
P. R. : Oui. Il faut relier les individus, reproduire de la culture démocratique. Avant de parler des mesures économiques, le problème est de refaire du tissu démocratique.