LE DIABLE AU VILLAGE
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprètes | Charles et Johnny | |
Année | 1934 |
La première apparition du diable dans une chanson de Trenet, une chanson quelque peu coquine qu'il reprendra en solo des années plus tard dans l'album Charles Trenet (1972).
AVEZ-VOUS PEUR DU DIABLE ?
(L'Histoire n° 246 ; Robert Muchembled ; propos recueillis par Héloïse Kolebka ; septembre 2000)
Prince des ténèbres, régnant sur les enfers, tentateur entraînant l'homme à sa perte, le diable a, au XVIe-XVIIe siècle, terrifié l'Europe. Et continue de hanter l'imaginaire occidental. Robert Muchembled lui consacre un livre *.
L'Histoire : Du Satan de la Bible au Méphistophélès de Faust, le diable a longtemps fait recette. Vous publiez un ouvrage sur le sujet. Croit-on encore à ce représentant du mal ?
Robert Muchembled : Non seulement on y croit encore, mais le diable revient en force. Selon une enquête de Valeurs européennes, 19 % des Français disaient croire au diable en 1990 dont 49 % chez les pratiquants et 5 % chez les incroyants.
L'Église elle-même a réaffirmé l'existence du diable. Jean-Paul II, en 1985, a déclaré : « Il ne faut pas avoir peur d'appeler par son nom le premier artificier du mal : le Malin. » Elle reconnaît l'exorcisme, et le nombre des prêtres chargés de la fonction est passé, en France, de 15 à 120.
L'H. : Peut-on dater la « naissance » du diable ?
R. M. : Le diable est présent dans le christianisme dès l'origine. Déjà, la Bible parle d'un principe mauvais. Cependant, l'image n'est pas très précise dans l'Ancien Testament, où le mot hébreu satan désigne « celui qui s'oppose ». Le diable apparaît aussi sous la forme du serpent dans la Genèse. Et à Babylone, déjà, l'histoire de Gilgamesh raconte le combat cosmique originel entre les forces mauvaises et les forces bénéfiques.
Satan est beaucoup plus présent dans le Nouveau Testament. Il y est souvent appelé démon, diable ou bête, plus rarement dragon ou Belzébuth.
C'est entre l'An Mil et le XIIe siècle que l'image du démon pénètre la population. Elle devient alors plus concrète. On imagine un être proche de l'humain, même s'il possède des traits soulignés comme anormaux : petite taille, yeux brillants, dos bossu, oreilles en pointe...
L'H. : Comment se manifeste-t-il aux hommes ?
R. M. : Dans la Bible et la littérature apocalyptique, ses manifestations sont multiples comme ses noms. Les plus répandus sont Satan, Belzébuth, Lucifer, Asmodée, Bélial, le « chef des démons », le « prince de ce monde » ou encore le « prince des ténèbres ». Le mot grec diabolos , le « calomniateur », passé en latin, est à l'origine de l'ancien français « diable ».
Les traditions populaires assimilent pour leur part le diable aux êtres fantastiques peuplant la nature. Il joue des tours pendables aux hommes, mais peut aussi être dupé par eux. Les Anglais l'appellent Old Horny Vieux Cornu, Lusty Dick, Old Nick ou bien Robin Wood — Robin des Bois est en fait un nom du diable. Les Français le désignent comme Charlot ou Verdelet.
La tradition populaire connaît donc une foule de démons qui dénotent souvent un héritage païen. Ainsi le dieu celte Cernunnos, qui règne sur l'autre monde, a pu constituer l'une des formes du diable.
La tradition savante ecclésiastique finit par unifier ces aspects très divers du démon. Et, à la fin du Moyen Age, une image de plus en plus terrifiante se répand dans la société : celle du maître des enfers et de la nuit. En privilégiant cette manifestation de Satan, on prouve la puissance de Dieu à qui il est étroitement soumis. Car croire au diable, c'est croire en Dieu. Un Dieu écrasant, impitoyable, un Dieu de la peur qui laisse le Malin tenter les hommes.
Dans les fresques de l'église de San Gimignano, en Toscane exécutées par Taddeo di Bartolo, en 1396, le diable est représenté régnant sur l'enfer, en train de punir les pécheurs avec l'aide d'une armée de démons qu'il domine par sa taille gigantesque. Il n'est plus l'homme contrefait de Raoul Glaber mais une immense et très puissante créature qui possède plusieurs gueules pour avaler les damnés.
Lui sont associés certains animaux : le bouc, le chat, les bêtes du règne de la nuit et de l'étrange, tels les insectes censés naître par génération spontanée. La mouche est souvent un signe diabolique, quittant le corps d'une sorcière en train de périr sur le bûcher.
Ce modèle se diffuse par la peinture, mais aussi par les écrits de théologiens ou par la littérature, sans que disparaissent complètement les images antérieures, populaires, du diable. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, la phobie satanique est à peu près générale en Europe.
L'H. : Comment expliquer cette grande peur ?
R. M. : L'Église lutte contre toutes les transgressions, définit les péchés qui guettent l'être humain, et qui peuvent le conduire en enfer. Le démon tentateur est partout, en particulier chez les femmes : la figure de la sorcière concentre toutes les peurs masculines de l'époque.
Le phénomène est religieux, mais aussi culturel. Il traduit l'inquiétude face à un monde instable. Les guerres de Religion en France (1562-1598) et aux Pays-Bas, plus tardivement en Allemagne lors de la guerre de Trente Ans (1618-1648) ont manifesté une rare violence. Le diable a pu constituer l'explication suprême aux malheurs du temps.
L'H. : Protestants et catholiques ont-ils des attitudes différentes à l'égard du diable ?
R. M. : Pas vraiment. Les luthériens croyaient fortement au diable. Luther écrit dans ses Propos de table (1531-1546) que le diable « colle à l'homme plus étroitement que son habit ou que sa chemise, plus étroitement même que sa peau » .
L'H. : Comment ce démon terrifiant intervient-il dans l'univers des hommes ?
R. M. : Il peut apparaître sur votre chemin, personnage aux yeux étincelants, aux pieds de bouc, et vous proposer un pacte. Mais il loge aussi en chacun de nous : depuis la fin du Moyen Age progresse l'idée que les entrailles et les parties les moins nobles du corps humain, en premier lieu sexuelles, sont les portes d'entrée du démon.
L'H. : Vous évoquiez un pacte. De quoi s'agit-il ?
R. M. : La sorcellerie est un cas exemplaire de pacte avec le diable. Lorsqu'on accuse une femme de sorcellerie, on cherche sur son corps même la marque du pacte, c'est-à-dire là où le démon l'a piquée de son ongle lors de leur première relation sexuelle.
L'idée du pacte est aussi illustrée par le thème littéraire de Faust qui apparaît pour la première fois, semble-t-il, en Allemagne, en 1587. Au Moyen Age, une légende racontait comment Théophile avait vendu son âme au démon pour obtenir des fonctions ecclésiastiques ; il est sauvé, grâce à l'intervention de la Vierge. Rien de tel dans le mythe de Faust : celui qui a souscrit un pacte avec le diable est damné sans possibilité de rachat. Au début du XIXe, Goethe proposera une autre fin, renouant avec la tradition médiévale : Faust est sauvé grâce à Marguerite, morte, qui intercède en sa faveur.
L'H. : Finalement, la peur du diable a reculé. A quoi est due cette régression ?
R. M. : A une approche moins tragique, parfois même contestataire du sacré au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe . En France, en 1682, Louis XIV et Colbert publient un édit selon lequel les sorcières doivent être considérées comme des personnes aux prises avec leur imagination.
En 1772, Le Diable amoureux de Jacques Cazotte met en scène un diable tentateur qui apparaît à un jeune Espagnol sous la forme d'une jolie femme. Selon la première version du livre, le héros a une relation sexuelle avec la jeune fille, mais le démon est vaincu car il est tombé amoureux. Puis, pour s'adapter à son public, Cazotte transforme dans l'édition de 1776 la fin de son récit ; il laisse planer un doute sur la réalité des relations sexuelles : celles-ci peuvent n'avoir été qu'un fantasme du jeune homme. Le diable ne relève plus là d'une croyance religieuse, mais d'un genre littéraire, qui deviendra le fantastique.
* Robert Muchembled, Une histoire du diable, XIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2000.