LE DERNIER TROUBADOUR
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1947 |
Après Swing troubadour, voici Le dernier troubadour : s'il est vrai que ces auteurs-compositeurs (mais rarement interprètes) médiévaux chantaient l'amour, méritaient-ils que Trenet en fasse des crooners roucoulant sur fond de violons ?
L'AMOUR COURTOIS A-T-IL EXISTÉ ?
(Les Collections de L'Histoire n°16 ; Danielle Régnier-Bohler ; juillet-septembre 2002)
Un chevalier éperdument épris de sa dame et soumis à ses moindres volontés au point de consentir à une totale chasteté... Tel est l'argument de la littérature courtoise. Loin sans doute de la réalité ?
L'Histoire : Au XIIe siècle, un modèle inédit de relations amoureuses apparaît dans la littérature occidentale : c'est la « fin'amor », ou amour courtois. Quels en sont les grands traits ?
Danielle Régnier-Bohler : L'amour courtois est une relation très idéalisée entre un homme et une femme. Superbement illustré au XIIe siècle par les poèmes lyriques des troubadours, il se diffuse bien vite en pays d'oïl, dans la poésie des trouvères, et entre dans le champ romanesque, où il anime un grand ensemble de récits, composés pour le délassement des sociétés de cour. Il connaît alors un succès considérable, et influence durablement la littérature.
Selon ce modèle, dont je vais ici schématiser les traits, l'amant, un chevalier célibataire mais parfois aussi un poète, issu de classes sociales plus modestes, se comporte comme un vassal face à la dame aimée (la « domina »), elle-même mariée et d'un rang social supérieur à celui de l'amant — elle est souvent la femme du seigneur. La relation entre la dame et son amant, à l'image de celle qui lie le vassal et son seigneur, implique une réciprocité. L'homme fait don de lui-même. Et la femme doit répondre à ce don de l'amour par un contre-don — qui n'est pas forcément d'ordre charnel : un regard, un baiser, le don de soi, un engagement de fidélité réciproque.
L'H. : Quelles sont les étapes de la conquête amoureuse ?
D. R.-B. : Le regard possède, dans la représentation de cet amour étrange, une grande importance, à la fois comme acte et comme métaphore : la flèche amoureuse. Mais le premier regard ne mène pas vite à l'étreinte, si tant est qu'elle soit réalisée. Dans l'attente, l'amant s'abîme dans la pensée de sa dame. Des épreuves lui sont imposées, car l'amour courtois doit constamment se prouver, par la cour amoureuse certes, mais nécessairement aussi par des actes de prouesse, surtout dans les romans de langue d'oïl. Le chevalier doit passer par des requêtes et des étapes, très codifiées, qui sont des périodes d'« essai », où la proximité charnelle peut être suggérée, mais où le rapport sexuel n'est pas explicite.
L'amour courtois, c'est en effet l'amour du désir, plutôt que la recherche de l'accomplissement. Au point que l'amour peut avoir pour objet une femme que l'on a à peine aperçue. Ou même jamais : le troubadour Jaufré Rudel (XIIe siècle) se serait ainsi épris de la comtesse de Tripoli, dont la beauté lui avait été vantée, et ne l'aurait vue qu'au moment de mourir. Cette figure de « l'amour de loin », promise à une longue fortune littéraire, est tout à fait emblématique de l'amour courtois.
L'H. : L'amour courtois est-il toujours adultère ?
D. R.-B. : Non, certes ! La France du Nord a vu fleurir une littérature romanesque qui traite de l'amour parfait, la « fin'amor », dans le cadre conjugal. Dans Erec et Enide , ou encore dans Le Chevalier au lion (Yvain), Chrétien de Troyes montre la difficulté de concilier l'amour et le mérite dans le mariage. Erec, très amoureux de sa femme, en oublie les combats, au point que sa réputation en souffre et qu'Enide lui en fait le reproche. Blessé et amer, il s'arme et part à l'aventure.
Inversement, Yvain, reparti pour une vie aventureuse, laisse passer le délai d'une année accordé par son épouse et perd son amour. Il ne la retrouvera qu'au terme de nombreuses épreuves.
L'H. : Quel rapport le modèle de l'amour courtois entretient-il avec la réalité ? Peut-il nous instruire sur les relations vécues entre hommes et femmes au Moyen Age ?
D. R.-B. : Avant toute chose, il faut préciser que la littérature est, pour l'historien, un matériau à utiliser avec prudence. Elle ne peut en aucun cas fournir un document au premier degré. L'amour courtois, adultère souvent, semble s'opposer aux réalités matrimoniales de l'époque et en tout cas aux normes ecclésiastiques. Les mariages étaient souvent « de raison » et strictement contrôlés ; il ne semble pas que les histoires de cœur y aient eu fréquemment leur place. D'autre part, l'amour courtois propose une délicatesse de traitement très probablement inconnue des femmes du temps, qui pouvaient subir la brutalité, le rapt, le viol. Considérons donc l'amour courtois comme une construction littéraire, une représentation idéale et fantasmée. Entre littérature et vie sociale, il n'y a jamais une relation de miroir. Mais ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a des tensions dans la société qui, probablement, ont présidé à l'élaboration de ce modèle d'amour largement irréel.
L'H. : Comment les historiens ont-ils interprété cette construction imaginaire ?
D. R.-B. : Les clés sont multiples. Georges Duby a établi le rapport de ce modèle avec les pratiques matrimoniales de la société de cour et le statut des jeunes chevaliers. En réalité, dans la société féodale, beaucoup de chevaliers restaient célibataires. Conquérir une femme de leur rang, héritière d'une seigneurie, était pour eux le seul espoir de se donner un statut et une indépendance. A la cour du seigneur, dans un monde où les femmes appartiennent à d'autres, les « jeunes » non établis peuvent ainsi convoiter la femme du maître.
L'H. : Pour rendre compte de cette image d'un chevalier errant en quête de prouesses et d'amour, on a invoqué également les tensions et la rivalité entre la petite et la grande noblesse...
D. R.-B. : On a parlé de cette amertume de la petite noblesse de l'époque face à la concentration des pouvoirs entre les mains des grandes familles princières. La chevalerie, appauvrie et dévalorisée, aurait ainsi favorisé l'élaboration d'œuvres centrées sur la figure du chevalier en quête d'aventures, comme détenteur des plus hautes valeurs. Or, bien souvent, cette quête est attachée à la relation amoureuse.
L'H. : C'est donc le pouvoir qui serait en jeu ?
D. R.-B. : Oui. Se fondant sur le fait que l'amour courtois est calqué sur les relations vassaliques, on a vu dans le désir pour la dame un désir du pouvoir : l'épouse, notamment par la séduction qu'elle exerce sur les vassaux, est l'un des signes de la puissance du seigneur. Un bon exemple en est donné par Le Lai de Graelent, à la fin du XIIe siècle, où est mis en scène un roi qui, chaque année, exhibe sa femme nue devant ses vassaux, sommés de la proclamer la plus belle.
L'H. : La psychanalyse aussi a dû trouver là matière à interprétations ?
D. R.-B. : Pour la psychanalyse, « si l'amant courtois a installé la dame sur le piédestal, c'est bien parce qu'il a une peur bleue qu'elle n'en descende... » ! Le corps féminin apparaît comme une sourde menace : c'est la peur de l'homme face au sexe de la femme et à son désir. Cela peut sembler fort éloigné d'une interprétation historique. Pourtant, cette peur du sexe féminin prend une perspective toute particulière dans la culture médiévale. La misogynie y est réelle et a pour principale cible le désir et la luxure des femmes.
L'H. : Si l'amour courtois ne reflète pas, à l'origine, un modèle social, a-t-il cependant influencé les comportements ?
D. R.-B. : Si elle est née d'aspirations individuelles et sociales, cette littérature courtoise a certainement alimenté les rêves de la société, de telle sorte que la vie pouvait devenir littérature et vice versa. Dès le XIIe siècle, les tournois se déroulant sous les yeux des dames laissent deviner l'influence de la littérature. Souvent, les nobles y adoptent des identités romanesques (par exemple, Lancelot ou Gauvain). Littérature et vie sociale semblent fusionner.
En 1401, le jour de la Saint-Valentin, est fondée par le roi Charles VI une « cour d'amour », une association littéraire, festive et amoureuse, qui perpétue la tradition de l'amour courtois. Précisons toutefois que cette ritualisation — cette nostalgie peut-être — concerne essentiellement la société aristocratique.