LE CHINOIS

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1965 (inédit 1966)

Trenet serait-il sinophobe ? Les deux chansons où il a parlé de la Chine et de ses habitants (Sur le Yang-Tsé-Kiang et L'héritage infernal) en ont dressé des portraits peu flatteurs, et Le Chinois est tout aussi négatif.

ATTENTION, PÉRIL JAUNE
(L'Histoire n°23 ; Pierre-Richard Féray ; mai 1980)

L'obsession du Mongol...

Parmi tous les mythes raciaux de l'Occident, le péril jaune occupe une place à part. Son importance se mesure à la durée du mythe racial (1850-1930) ; à la violence, souvent inouïe, de ses manifestations ; à sa complexité : aussi bien couverture idéologique de l'expansion occidentale à ses débuts, que discours politique, voire pathologique, des forces conservatrices perturbées par ce qu'elles nomment au XXe siècle: « crise de la civilisation occidentale ».

Le visage de l'Antéchrist

Ce « péril », l'Occident l'a d'abord ressenti sous la forme d'une menace apocalyptique, infernale, représentée confusément par les peuples de l'Extrême-Est. Pris séparément ou dans leur ensemble, ces peuples étaient toujours appréhendés, en tant que groupements humains, en ethnies, avec leur force guerrière sanguinaire, leur mode de vie (ils se déplacent en hordes), leur esprit de destruction (des fléaux). Sous l'influence du christianisme, ces rapports conflictuels ont trouvé un début de théorisation - éternelle lutte du Bien contre le Mal - et ont donné naissance à une caractérologie physique et morale, en positif pour les uns, en négatif pour les autres. Dans cette première version du péril de l'Est d'où est absente l'idée de race, il y a comme une sorte d'ethnisme diffus (1).

Cette peur de l'Occident naît véritablement à la fin du IVe siècle, avec l'arrivée massive des Germains, peuples refoulés vers l'Empire romain par plus barbares qu'eux : les Huns. Que n'a-t-on pas dit et écrit sur ce « peuple tartare », surgi « des steppes lointaines de l'Oural et de la Volga (2) » ! Selon l'historien romain Ammien Marcellin, « ils dépassent tout ce qu'on peut imaginer en férocité et barbarie [...] Leur corps trapu, leurs bras énormes, leur tête d'une grosseur démesurée les font ressembler à des monstres [...] » Un siècle plus tard, l'évêque Jordanis, à propos d'Attila, parle « d'un homme né pour le pillage du monde et la terreur de la terre » et lui attribue les paroles célèbres : « Je suis le Fléau de Dieu, le marteau de l'Univers... » Quelques correctifs qu'apportent à ce sombre tableau des témoins comme le Grec Priscus, rien n'y fait. Dorénavant, le mythe est bien ancré. La barbarie venue de l'Est a le visage d'Attila, l'Antéchrist, et comme lui, qui recula devant l'évêque de Rome, elle ne peut être vaincue que par Dieu et la civilisation.

« Avare, jaunâtre, mélancolique... »

Plus encore que les Huns, les Mongols ont obsédé l'Occident. Ils ont élargi le mythe en y incluant l'espace russe. De cette menace venue d'Asie, la Russie se présentera, tour à tour, comme une victime ou comme un agent (3) puisque sera désormais prise en compte sa dimension « asienne ». En sinisant les structures de leur pouvoir, les conquérants mongols ont suggéré l'idée d'une puissance politique hautement organisée (une sorte de despotisme oriental). Aux émissaires franciscains dépêchés par Innocent IV à Karakorum le grand khan déclare : « ...or nous aussi adorons Dieu, c'est par son commandement et sa puissance que nous anéantirons toutes les nations, de l'Orient à l'Occident. »

Jusqu'ici ce mythe « ethniste », d'inspiration religieuse, n'a fait que refléter la nature conflictuelle des relations entre l'Ouest chrétien et l'Orient païen ou polythéiste. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec les grands voyages d'exploration, les choses changent : la route de l'Asie s'ouvre et avec elle, la connaissance. Le mythe se nuance par l'apport d'éléments démystifiants. L'Asie intrigue ; elle passionne autant l'Occident qu'elle l'inquiète. On évalue mieux le rapport des forces et les navigateurs européens inclinent à penser qu'il ne penche plus du côté de l'Asie. Les Jésuites - notamment le Père du Halde, dont l'œuvre (4) est fort lue en Europe - développent l'idée d'une Chine raffinée, spiritualiste voire « déiste », et contre tous les autres ordres missionnaires, estiment possible l'évangélisation, sous réserve de mettre en place une stratégie souple et adaptée aux civilisations asiatiques. Ils se heurtent à une conception plus universaliste, plus orthodoxe aussi du christianisme, qui entend réaffirmer la prééminence du strict message de la religion révélée.

Participant, à son insu, aux grandes querelles religieuses et philosophiques de l'Occident moderne (5), l'Asie sinisée commence à réagir, surtout à la pénétration commerciale et religieuse des Européens. Ses réactions brutales et inattendues confortent le mythe « ethniste », quelque peu assoupi. Dès 1640 le Japon s'isole du monde. La Chine ne va pas tarder à vouloir suivre son exemple : en vain, car les convoitises européennes sont des motivations suffisamment fortes pour que la crainte cède désormais le pas à l'esprit de conquête et de connaissance.

Convient-il encore, au XVIIIe siècle, de parler de mythe « ethniste » ? La notion de race, avec les travaux des zoologistes et des naturalistes, commence « scientifiquement » à s'imposer. Avec François Bernier en 1684, on dispose d'une première classification. En 1759, dans la dixième édition de son Systema Naturae, Linné fait apparaître aux côtés d'un Europaeus Albus, d'un Ameracanus Luridus, d'un Alfer Niger, un Asiaticus Luridus, « arrogant, avare, jaunâtre, mélancolique, gouverné par l'opinion (6) ». A la même époque Buffon publie son Histoire naturelle qui fait du Blanc la norme, le modèle.

Au XIXe siècle, les représentants de la jeune science anthropologique anglo-saxonne, d'inspiration darwinienne, les Morgan, Maine, Tylor, introduisent, dans une conception linéaire de l'évolution (de la barbarie à la civilisation), une hiérarchisation d'ordre socio-culturel : ils décèlent un stade « primitif » (Noir), un stade « arriéré » ou « retardé » (Jaune ou brun), un stade « civilisé » (Blanc) où l'homme, dit Tylor « est non seulement plus sage et plus habile [...] mais encore meilleur et plus heureux (7) ». Admirables sciences que voilà ! Si utiles au moment où il faut, pour couvrir l'expansion coloniale, une idéologie neuve, qui traduise les valeurs « laïques » d'un Occident porteur de progrès, de civilisation, de « lumières ».

Des foules aux pensées monstrueuses

Le péril jaune proprement dit apparaît au XIXe siècle, après les guerres de l'Opium, au moment où les deux grands de l'Asie, la Chine et le Japon, connaissent défaites, humiliation, anarchie et sont bien incapables de menacer l'Occident dont la supériorité matérielle est écrasante. Pourtant l'idée d'une menace demeure. A l'intérieur du racisme colonial dont fait partie le racisme « anti-jaune », le péril jaune s'affirme avec une force, une spécificité, une asianité qui ne cesseront de croître. Tout se passe comme si les « Jaunes », dans leur être comme par leurs réactions, dérangeaient les règles du jeu établies par l'échelle des valeurs occidentales.

Ce sont d'abord les chrétiens, missionnaires et évangélistes, qui se sentent, dans leur chair et dans leur esprit, atteints par « l'atrocité toute asiatique » des supplices, par la férocité « insurpassable » des persécutions. Attila et les Mongols ne sont pas loin. Cependant l'ennemi redoutable, ce sont moins les Asiatiques, « êtres inférieurs auxquels les chrétiens apportent la rédemption », que l'Etat et ses corps constitués. Les missionnaires n'hésitent pas à comparer « la guerre au christianisme en Asie avec les luttes religieuses en Europe », et sont frappés de « certaines ressemblances entre les adversaires de la religion du Christ dans les deux pays ». A savoir, le rationalisme et la suprématie de l'État (8).

La vision laïque diffère de la chrétienne. Certes dans le dénigrement, le mépris, l'arrogance et l'hostilité, elle égale sinon surpasse celle des religieux. Nulle idée de rédemption ne la freinant, elle donne libre cours aux phantasmes racio-sexuels et à la volonté de puissance des Occidentaux. Mais ce sentiment de supériorité dissimule mal une grande peur dont le vocabulaire utilisé renvoie d'évidence à celui véhiculé par le mythe « ethniste ». L'Asie conquise livre les secrets de son univers intérieur. Ses pensées ? « Énormes, inquiétantes, monstrueuses, compliquées, indéchiffrables. » Sa démographie ? « Pullulante, inflationniste, irrépressible (9). » Connaît-elle famines ou guerres, c'est par dizaines de millions que se comptent les morts.

Devant cette démesure, l'Occident vainqueur éprouve le vertige de ses propres limites. D'autant plus que cette Asie sinisée, déjà inquiétante par ses hommes (masses, fourmilières), se renforce de l'étendue et la complexité de son aire culturelle. Elle est partout : de l'Indochine au Japon. Et, selon le rapport des forces ou la nature des relations qui s'établissent entre ces pays et l'Occident, une nouvelle échelle des valeurs s'érige. Dont font les frais les « Annamites », cette « sous-race », ces « sous-hommes ».

A la fin du XIXe siècle, nouvelle angoisse : celle d'un réveil de l'Asie. L'exemple du Japon, vainqueur des Russes, réintégrés à l'Europe depuis Pierre le Grand, prouve qu'à vouloir « civiliser » l'Asie, on l'arme, en esprit et en moyens matériels, contre l'Occident. Nombre plus civilisation plus âme asiatique égalent péril jaune, égalent fin de l'Occident. A l'aube du XXe siècle en Europe, cette mythologie est dans tous les esprits. Elle prend en France, plus ou moins confondue avec le sentiment antiallemand, des proportions insoupçonnées. Dans les écoles (surtout religieuses), dans les revues et les livres, dans les conversations, « il n'est question que de ça (10) ».

Charlie Chan contre Fu Man Chu

Le danger d'une Asie belliqueuse et revancharde, incarnée par le Japon mais aussi par les révoltes des Boxers (1900) et les révolutions de Chine, conduit insensiblement l'Occident à réévaluer sa hiérarchie racio-culturelle. On objectera que c'est en 1904, dans une lettre signée de Charles Richet, éminent physiologiste français (1850-1935), futur prix Nobel de médecine, qu'on trouve le document le plus « anti-jaune » qui soit (11). C'est que, précisément, Charles Richet s'insurge contre ces « admirateurs des Japonais », contre les inquiétudes et le doute qui, en Occident, commencent à poindre, et qui seront synthétisés, au terme d'une évolution qui révèle combien est aléatoire et secondaire la notion de race, dans l'ouvrage du sociologue américain Lothrop Stoddard - The Rising Tide of Colour, Londres, 1920 -, puis dans celui du Français Muret - Le Crépuscule des nations blanches, Paris, 1925. On observe un retournement de la situation : on insiste sur les progrès des « races de couleur », sur leur dynamisme démographique, sur leur supériorité procréatrice. Inversement, les races blanches semblent écrasées sous le nombre et, par les phénomènes de métissage, risquent d'être dévalorisées.

Il faut mentionner une variante très intéressante du péril jaune : la vision qu'en ont eue les Américains. Elle justifierait à elle seule toute une étude, elle s'explique aussi dans le contexte des relations très particulières que les Américains ont entretenues avec l'Asie. Disons qu'à l'opposé des Européens, les Américains, adeptes du néo-colonialisme, ne craignent pas une Asie « civilisée », estimant au contraire que la meilleure façon de désarmer son hostilité est de lui faire connaître - au niveau de ses élites - les délices de l'american way of life : à Fu Man Chu, mal occidentalisé, resté barbare, s'oppose Charlie Chan, barbare qui a parfaitement assimilé la civilisation, et de ce fait est devenu américain.

C'est en vain qu'après 1920 une droite européenne tente de mobiliser l'Amérique contre « le péril de l'asiatisme » (Henri Massis (12)). En effet les tenants de la pensée conservatrice prennent résolument la tête d'un mouvement de sauvegarde de la civilisation occidentale menacée par le réveil des nationalismes en Asie, mais surtout par la révolution de la Russie, qui retourne à ses origines asiatiques. On cite à satiété les paroles de Lénine et de Zinoviev, au Congrès de Bakou : « La véritable révolution s'enflammera quand les centaines de millions d'êtres humains qui peuplent l'Asie viendront à nous. » Le péril rouge tend à recouvrir le péril jaune. Contre ce nouveau danger, plus terrifiant encore, le Japon sera bientôt appelé à la rescousse : la notion de race ne pèse pas lourd devant le danger de la révolution sociale.

(1) Distinction opérée par Maxime Rodinson entre ethnisme (critères socio-culturels) et racisme (critères physiques prédominants) dans « Ethnisme et Racisme », Revue Pluriel n° 3, 1975.

(2) Histoire universelle illustrée des pays et des peuples, tome II, Paris, 1913.

(3) Les spécialistes des études slaves pourraient nous fournir d'utiles renseignements sur ce mythe. On estime qu'il est né en Russie et que l'appellation de « péril jaune » doit dater du XVIIIe siècle.

(4) Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise. On pourra lire dans L'Histoire, n°14, juillet-août 1979, « L'Art missionnaire en Chine », p. 52.

(5) Il s'agit de la querelle des rites chinois et malabars, ainsi que des interminables procès que les philosophes intentent à la tradition judéo-chrétienne et à la Bible.

(6) Pierre-Jean Simon, « La notion de race », Revue Pluriel n° 6. 1976.

(7) E.B. Tylor, La civilisation primitive, Paris, 2 vol., 1876, 1878.

(8) Les citations sont extraites du livre Les Missions d'Extrême-Orienl par un missionnaire, Tours, 1900.

(9) Louis Malleret, L'exotisme indochinois dans la littérature française depuis 1860, Paris, 1934.

(10) Témoignages concordants des vieilles personnes interrogées par nous.

(11) Document cité par J. Decornoy, Péril jaune, peur blanche, Paris, Grasset, 1970.

(12) Henri Massis, Défense de l'Occident, Paris, Pion, 1927.

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