LANDRU
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1963 |
Le premier portrait d'un monstre par Trenet, et une de ses chansons qui permet le mieux de suivre le cheminement qui a abouti à sa création : la sortie du film Landru de Claude Chabrol (janvier 1963) réactive chez Trenet le souvenir de l'automne 1921 où, victime de la typhoïde, il dut rester des mois dans sa chambre, passant notamment le temps à dessiner des portraits du criminel dont le procès faisait alors la une des journaux, tout en écoutant sa mère, contrainte de prolonger ses vacances dans le Languedoc pour le veiller, jouer du piano. Une maladie bienvenue donc, et qui révèle tout ce qu'il y a d'intime dans ce qui ressemble à une fantaisie prétexte à multiplier les calembours et les traits d'esprit ("Landru, Landru, / Dommage qu'elles t'aient cru / Toutes celles qui sous ton toit / Brûlèrent pour toi") : Landru dissimule un autre fantôme beaucoup plus traumatisant, Benno Vigny, l'homme pour qui la mère de Trenet a abandonné son fils un an plus tôt. Les premiers mots de la chanson sont à cet égard édifiants : "Landru, Landru, / Landru, vilain barbu / Tu fais peur aux enfants / Tu séduis les mamans".
LANDRU : LES ARCHIVES D'UN CRIMINEL
(L'Histoire n°176 ; Pierre Darmon ; avril 1994)
Que sait-on de Landru, si ce n'est qu'il assassina dix femmes entre 1915 et 1919 ? Pierre Darmon a consulté les archives du criminel le plus célèbre du XXe siècle. Un prodige d'organisation et de méthode...
Le 13 avril 1919, Le Petit Journal annonçait l'arrestation d'un certain « Naudru » par les inspecteurs de la première brigade mobile. Sur le moment, la nouvelle passa inaperçue. Mais deux jours plus tard, « Naudru », devenu Landru, avait conquis la première page de tous les quotidiens. Il s'agissait d'un quinquagénaire, marié et père de quatre enfants, petit, fluet, chauve et plutôt laid, dont la longue barbe noire et les yeux bleus perçants ne pouvaient cependant pas laisser indifférent. Entre 1900 et 1914, il avait vécu d'escroqueries au cautionnement (1), berçant ses dupes d'illusions et leur soutirant d'importantes sommes d'argent avant de s'éclipser.
L'accumulation des plaintes et plusieurs séjours en prison ne l'avaient pas rendu à la raison. Aussitôt libéré, l'infatigable Landru, sous un nouveau pseudonyme, renouait avec ses anciennes pratiques. Condamné par défaut en juin 1914 à quatre années de prison et à la relégation (déportation aux colonies), il prenait le maquis et se lançait dans une nouvelle forme d'escroquerie : l'escroquerie au mariage. Mais cette fois, il avait compris que pour supprimer les plaintes il était nécessaire de supprimer les plaignantes.
Séduites par son charme vénéneux, dix « fiancées » allaient ainsi s'évaporer dans sa villa de Vernouillet, puis dans celle de Gambais, après avoir été en partie pillées de leur vivant, le reste de leurs économies étant récupéré après leur mort au moyen de manœuvres frauduleuses.
Landru fut arrêté le 11 avril 1919 dans son appartement de la rue Rochechouart, où il résidait avec sa maîtresse, Fernande Segret, à la suite de la plainte des familles de deux femmes disparues dans les mêmes conditions, après avoir été demandées en mariage par le même homme puis attirées dans sa villa de Gambais. Dans ses papiers, les policiers découvrirent une liste de onze noms. S'agissait-il de ses victimes ? L'enquête le démontrera. Ils mirent aussi la main sur une liasse de fiches formant agenda. Le suspect y notait au jour le jour le détail de ses activités et de sa comptabilité. Dernière trouvaille : l'adresse d'un garage qu'il louait rue Morice, à Clichy. Les enquêteurs s'y rendirent-sur-le champ.
Le spectacle qui s'offrit a leurs yeux les pétrifia. Dans un désordre de caravansérail, il y avait là des meubles, de la lingerie féminine, des faux cheveux, des ustensiles de cuisine, et, au milieu de ce bric-à-brac poussiéreux, une lourde cantine cadenassée, cachée sous une pile de matelas. On la força à l'aide d'une barre de fer. Elle contenait une masse de documents hétéroclites : des papiers d'état civil, des extraits de naissance, des diplômes universitaires, des pièces d'identité et un carnet étiqueté « bibliothèque » sur les feuillets duquel était collée une série d'annonces matrimoniales découpées dans la presse.
Surtout, on découvrit dans cet extraordinaire fonds d'archives une dizaine de dossiers. Chacun d'eux portait le nom de l'une des personnes mentionnées dans la liste macabre. Ils contenaient diverses pièces administratives et de nombreuses lettres. Landru a toujours nié ses crimes et refusé de donner à la police la moindre information concernant ses activités criminelles. Mais ses archives ont parlé pour lui. Et c'est un personnage hallucinant et terrifiant qui s'en dégage.
S'il conserve des « souvenirs » de ses victimes, à l'image de la plupart des criminels en série, ce n'est pas par nécrofétichisme sadique, comme tant de tueurs en série, mais dans un esprit de gestionnaire perverti. Les magistrats instructeurs l'ont si bien compris qu'ils ont, pour une fois, cru Landru sur parole lorsqu'il leur a affirmé : « Le sadisme ? je n'en connais pas la saveur. » Pour les magistrats, Landru était « un homme parfaitement sain d'esprit, intelligent, actif, réfléchi, et ne se laissant entraîner par aucune idée fixe, par aucun instinct. Il a tué pour voler, et la satisfaction des besoins sexuels était pour lui un moyen, jamais une fin. Si presque toutes ses victimes ont été ses maîtresses, c'est qu'après avoir pris leur corps, il savait devoir dominer mieux leur intelligence ».
Pourtant, les avantages pécuniaires retirés par Landru de ses crimes sont si minces que l'argent ne saurait être leur véritable mobile. Dans les faits, l'hydre de Gambais est un petit fonctionnaire du crime qui aime son métier. Mais sa psychologie est d'une complexité inouïe. Elle rejoint celle de l'artiste qui, sans se consacrer à l'art dans un esprit de lucre, n'en vit pas moins dans l'espoir du profit.
Dans le détail, Landru totalise une somme considérable de savoir-faire hétéroclites. Il est tout à la fois escroc, chasseur, séducteur, fiancé professionnel, amant délicat, comédien, menteur et joueur de génie, boucher, faussaire, archiviste, gestionnaire, comptable, bricoleur, marchand de meubles et brocanteur. Il s'investit avec une telle passion dans ces besognes dont il n'ignore pas la vanité sur le plan financier, il leur consacre une telle dépense d'énergie que son amour du travail bien fait rejoint l'amour de l'art. Sur ces activités se greffent nombre de manies : graphomanie, délire ambulatoire, mythomanie, voire manie de la persécution.
En présence d'un suspect qui, contre l'évidence, protestait de son innocence avec de tels accents de sincérité, l'inspecteur Belin et ses collègues se sont un instant demandé si Landru ne souffrait pas d'un dédoublement de la personnalité avec profil alternatif d'assassin et de parfait honnête homme. A cela s'ajoutent une absence de sens moral et une cécité morale sans faille. Les docteurs Dubuisson et Wallon, qui ont examiné Landru dans sa cellule, n'ont pas décelé chez lui la moindre trace d'aliénation et l'ont jugé entièrement responsable de ses actes. Les magistrats ont noté dans le réquisitoire définitif : « On pouvait se demander si l'on ne se trouvait pas en présence d'un fou, d'un monomane du crime, d'un sadique peut-être, dont l'état mental serait susceptible d'expliquer l'effroyable conduite. Pour l'honneur de l'espèce humaine, on aurait même été tenté de l'espérer. Il n'en est malheureusement rien. De toute cette procédure se dégage la preuve que l'on se trouve en présence d'un homme parfaitement sain d'esprit. »
Si Landru est bien responsable de ses actes, on ne peut tout de même pas considérer comme « sain d'esprit » un homme qui, de sang-froid, assassine onze personnes pour l'amour de l'art et du jeu. Tel est le personnage qui, à partir de 1914, se lance dans la chasse aux femmes.
Sur les terres giboyeuses d'une France à sa mesure, il n'a que l'embarras du choix. La Belle Époque regorge de femmes seules. Les unes, poussées par la misère, vendent leur corps au plus offrant. Sans verser dans la prostitution ouverte, des bataillons de vendeuses, de grisettes, de trottins, de petites mains, de femmes de ménage ou d'ouvrières du linge font le bonheur des bons bourgeois. Les autres, plus réservées ou plus courageuses, vivent dans l'éternelle attente du mari.
Avec la Première Guerre mondiale, la Française se retrouve définitivement seule, désarmée, fragile. Landru va s'en donner à cœur joie. Indépendamment des circonstances, son pouvoir de séduction, même relatif, n'en est pas moins réel. Mme Cuchet, pourtant si charmante, a percé le secret de sa véritable identité, de ses escroqueries. Elle sait qu'il est marié et père de famille, et sa passion s'en trouve comme renforcée. Les lettres de la belle Mme Pascal attestent d'un amour sans équivoque. Fernande Segret a vingt-six ans et un joli visage. Jusqu'à sa mort, survenue en 1968, elle gardera un souvenir attendri de Landru.
De façon paradoxale, Landru est un homme seul. Seul avec lui-même, seul avec son secret qu'il ne peut confier à personne. Sa femme, ses quatre enfants, ses dizaines de fiancées ou de maîtresses ne sont pour lui que des marionnettes dont il aime à tirer les ficelles. Ce n'est pas le monde qui s'agite autour de lui, c'est lui qui agite son monde. C'est quand vient le soir, et qu'il se retrouve seul avec lui-même, avec ses dossiers, ses comptes, ses bilans, sa correspondance et ses plans de bataille que l'éternel joueur goûte, dans la sérénité retrouvée, aux joies de la vie.
La logistique de ses crimes est impressionnante. Entre 1914 et le mois d'avril 1919, Landru loue successivement sept appartements à Paris et quatre en banlieue. Il ne les habite pas tous, certains lui servent seulement de boîte aux lettres. Ce remue-ménage lui est dicté par la nécessité de changer d'adresse après chacun de ses crimes. Mais il n'est pas rare qu'il soit domicilié à deux adresses en même temps, ce qui lui permet de mener plusieurs aventures de front. Il dispose aussi de cinq garages, ateliers ou garde meubles : deux à Paris, trois en banlieue. A cela s'ajoutent les deux « sièges sociaux » de Vernouillet et Gambais. Il a enfin ouvert plusieurs boîtes dans diverses postes restantes publiques et privées, la plus active étant celle de l'agence Iris, 22 rue Saint-Augustin. La multiplicité des points de chute et le tourbillon de sa vie sentimentale se traduisent par une constante frénésie ambulatoire. A pied, en auto, à bicyclette, en autobus, en métro et en train, Landru a parcouru, durant ses quatre années de chasse, plusieurs milliers de kilomètres.
Tout au long de sa carrière d'escroc, il se présente sous plus de quatre-vingt-dix pseudonymes. Ses fiancées le connaissent sous le nom d'Emile Diard, de Cuchet, de Georges Frémyet, de Petit, de Forest, de Barzieux, de Lucien Guillet. Ces perpétuels changements d'identité le contraignent à un continuel travail de faussaire. La police a retrouvé dans ses archives plusieurs livrets de famille en blanc et c'est en permanence qu'il travaille sur deux ou trois fausses pièces d'état civil à la fois. La guerre lui permet par ailleurs de se faire passer pour un ressortissant en exil des territoires occupés, ce qui achève de brouiller les pistes.
L'homme aux innombrables domiciles et patronymes est aussi de tous les métiers. On le voit tour à tour se donner pour commis ambulant des postes, industriel sur le point de fonder une usine dans le Var ou en Tunisie, fabricant de fléchettes pour l'armée, ingénieur, consul de France en Australie, employé de ministère, agent de la Sûreté.
Pour ne pas s'égarer dans le labyrinthe de ses femmes, de ses mensonges et de ses personnalités d'emprunt, il aura fallu que Landru fût doué d'une mémoire prodigieuse et d'un pouvoir de dissimulation surhumain. Solidement installé dans cet édifice ludique, il mène à tous les niveaux plusieurs affaires de front : recrutement, séduction, exploitation, mise à mort, succession, service des familles des disparues... Entre deux missions sur le terrain, il s'attelle à ses fonctions de bureaucrate, rédige sa correspondance, confectionne des faux, dresse des bilans, tient à jour sa comptabilité au centime près et range ses documents dans des chemises confectionnées avec de vieux journaux par souci d'économie. Jour après jour, il tisse ainsi la trame d'un ahurissant fonds d'archives qui permettra de retracer sa sanglante épopée jour par jour, heure par heure. Des notes fantasques voisinent avec des comptes cabalistiques. La petite Babelay y apparaît sous le pseudonyme de « courge », la nièce de Mme Pascal, on ne sait trop pourquoi, sous celui de « neveu », Mme Buisson sous celui de « Nenen ». Certains personnages sont même désignés par des numéros.
C'est en apparence seulement que l'argent est le mobile de ses crimes. En l'espace de cinq ans, onze assassinats ne lui rapportent que 35 642 F, dont une partie en francs dévalués. Or, dans l'année qui avait suivi sa sortie de prison, en mars 1913, une quinzaine d'escroqueries au cautionnement lui avaient permis d'amasser 30 000 francs or.
Ces assassinats sont d'autant moins rentables qu'ils supposent des frais généraux importants : location d'appartements, de villas, frais de transport, de recrutement, de correspondance, d'insertion d'annonces, achat de combustible... auxquels s'ajoutent les frais de représentation : repas, cadeaux, théâtre, voyages. Ainsi, le plus modeste des métiers honnêtes aurait été d'un meilleur rapport pour une moindre dépense d'énergie. En définitive, ces crimes payent si peu que Landru en est le plus souvent réduit à vivre aux crochets de sa femme et de ses enfants. Aussi l'argent de chaque « succession » est-il immédiatement dépensé, ce qui impose la mise en chantier permanente de deux, trois ou quatre fiancées.
Landru a rencontré deux cent quatre-vingt-trois femmes. Mme Cuchet, première de ses dix victimes, est recrutée en mars 1914. Mais les grandes chasses commencent un an plus tard. Alors, il opère par razzias, avec deux pointes en mai 1915 et mars 1917. En mai 1915, trois de ses futures victimes tombent dans ses griffes en moins de deux semaines : Mme Buisson, le 14, Mme Collomb, le 17, et Mme Laborde-Line le 27. Une quatrième, Mme Guillin, est recrutée le 15 juin, et une sixième le 28 août. En l'espace d'un été, Landru s'est donné du pain sur la planche pour deux ans. Le recrutement massif reprend dix-neuf mois plus tard avec un coup d'éclat. Le 11 mars 1917, il fait main basse, à quelques heures d'intervalle, sur Mme Jaume et Andrée Babelay. Vers le 20 mars, c'est au tour d'Annette Pascal d'entrer dans la ronde infernale. Entre ces deux paroxysmes, Landru n'en reste pas moins à l'affût, et c'est le 27 décembre 1918 que sa dernière victime, Mlle Marchadier, mord à l'hameçon.
La tâche est d'autant plus écrasante que toute femme rencontrée n'est pas décidée à se laisser faire. Il faut en prospecter dix, vingt, trente pour en trouver une bonne. Les archives de l'assassin nous apprennent, par exemple, que le dimanche 4 juillet 1915 il est de sortie avec « Ruff(fle), Coll(omb), Buisson, Jardin, Guillin », Mmes Ruffle et Jardin étant les seules rescapées du lot.
Les filières de recrutement sont diverses. Certaines clientes sont abordées dans des lieux publics, mais la plupart ont répondu aux petites annonces que Landru fait passer dans la rubrique « mariages » de plusieurs quotidiens, ou par le biais des agences matrimoniales - on a retrouvé dix-huit adresses dans ses archives. Il est notamment en contact avec l'agence de Mme Dubois, dite Nicole, rue Navarin, avec l'agence de Mme Adral, rue Le Chapelet, avec celles de Mmes Joubert, Galette, Moret... Dans la presse quotidienne, il épluche non seulement les annonces matrimoniales mais aussi la rubrique « offres d'emploi ». C'est de cette façon qu'il entre en contact avec Mme Laborde-Line qui recherche une place de femme de ménage.
Si Landru n a rencontre que deux cent quatre-vingt-trois femmes, il a reçu des milliers de réponses qu'il dépouille et classe avec méthode. Selon leur contenu, ces lettres sont rangées dans divers cartons étiquetés : « A répondre de suite », « Archives », « Écrire suite », « Sans réponse. PR initiales », « Sans suite, enregistrement simplement », « Soupçon de F (c'est-à-dire de fortune) », « RAF sans F (rien à faire sans fortune) », « En réserve, à voir incidemment ».
Ont le bonheur d'être éliminées d'office les correspondantes qui ont de la famille ou qui avouent être sans argent. Leurs lettres sont classées dans la rubrique « sans suite, enregistrement » ou « RAF sans F » après que Landru leur a signifié une fin de non-recevoir par retour du courrier. Les candidates qui ont communiqué leurs initiales et une adresse en poste restante sont versées au dossier « Sans réponse. PR initiales ». Les « repêchables » sont glissées dans la chemise « En réserve, à voir incidemment ».
Quant aux élues, elles entrent sans le savoir dans un engrenage semé de mortelles turbulences. Landru a conçu a leur adresse des modèles de lettres adaptées à chaque circonstance. Plusieurs postulantes reçoivent donc la même lettre. Ces réponses standard ont été retrouvées dans les archives du monstre. Elles sont merveilleusement adaptées à la psychologie de leur destinataire. Dans leur majorité, les clientes de Landru sont ouvrières du linge, couturières, domestiques, cuisinières...
La rencontre est précédée d'une relation épistolaire dont la durée excède rarement le mois. Ce temps d'observation permet à Landru d'approfondir la psychologie de ses éventuelles fiancées, de sonder leur situation pécuniaire, d'évaluer leur entourage. Les épreuves écrites terminées, le moment est venu de travailler sur le terrain.
L'activité de Landru dépasse alors tout ce que l'imagination peut concevoir. Dans l'un de ses agendas, on a retrouvé le détail de ses journées de recrutement. En date du 19 mai 1915, on peut lire : « 9 h 30, tabac gare de Lyon, Mlle Lydie.- 10 h 30, café place Saint-Georges, Mme Ho...- 11 h 30, métro Landry, Mme Le G..- 14 h 30, Concorde nord-sud, Mme Le..., - 15 h 30 : tour Saint-Jacques, Mme Du... - 17 h 30 : Mme Va... - 20 h 15 : Saint-Lazare, Mme La... » En l'espace d'une journée, Landru rencontre donc sept femmes et leur accorde un entretien d'une demi-heure à une heure. Tout est parfaitement ordonné et minuté. A 12 h 30, il semble même s'octroyer une « pause repas » .
Les épreuves orales terminées, il met en fiches ses premières impressions en vue de la sélection définitive. Ainsi prend forme une galerie de tableaux étranges, fantasques, souvent peu flatteurs : « Mme L..., rue des Maronites. Brune, très forte, petite ; couturière chez elle. Intérieur mal tenu et malpropre. Sans goût. A un fils au front. Joueuse de mandoline, chanteuse des rues. Divorcée. Vue sans suite. SF. [sans fortune]. Mme B..., rue de l'Amiral-Roussin, trente-six ans, se dit veuve depuis dix ans, a vécu ensuite avec avocat qui lui a mangé son héritage ; a un fox blanc en panier, a habité très longtemps les Batignolles ; vulgaire, voix éraillée », etc. Les fiches des candidates recalées sont versées au dossier « Archives », les autres rangées dans un fichier alphabétique.
Derrière une rigueur de façade se cache un désordre de bazar. Landru accumule les renseignements inutiles : la profession des maris décédés ou des anciens amants, des détails physiques qui lui importent peu. Il conserve sans raison les fiches des recalées... En fait, il semble lui-même ignorer ses propres critères de sélection. Dans la plupart des cas, il n'est certes pas insensible aux économies de ses futures victimes, mais ce n'est pas une condition exclusive, Mmes Héon et Pascal n'ayant pas un sou vaillant. Il n'aime pas la vulgarité, la malpropreté et les chiens. S'il supportera ceux de Mlle Marchadier, c'est avec l'idée de s'en défaire dans les quarante-huit heures. Pour le reste, on en est réduit aux conjectures. Force est d'admettre qu'il n'existe en fait aucun critère de choix et que Landru se laisse souvent porter par son goût du jeu.
A la candidate recalée, il adresse une lettre de refus. Pour les élues, tout commence dans l'enchantement. Landru déploie la lyre de l'élégie, chante l'amour sur tous les modes, fait miroiter les délices d'une vie facile, évoque la brillante situation qui attend sa bien-aimée en Australie, dans le Var ou en Tunisie, fixe les dates des fiançailles, du mariage... Il dispose en outre de deux arguments de séduction : son automobile et sa villa de Vernouillet, puis de Gambais. En des temps difficiles, et pour des veuves qui n'ont jamais connu que la nécessité de travailler pour survivre, il s'agit là de privilèges rares. Certes, le conte de fées est quelque peu altéré par la guerre. Landru se dit réfugié de Rocroi ou de Lille. L'invasion allemande lui a tout pris : son usine, sa maison, une partie de sa fortune. Mais il touchera tôt ou tard de copieuses indemnités et l'ambition n'est pas la moindre de ses qualités. Invoquant la nécessité d'investir dans sa nouvelle usine, il s'efforce de soutirer de leur vivant le maximum d'argent à ses victimes, négocie leurs titres, met en vente leurs meubles qui, dit-il, ne seront d'aucune utilité dans la future résidence.
La durée des fiançailles peut varier de dix-sept jours (Mlle Marchadier) à vingt-huit mois (Mme Buisson). Les liaisons courtes n'excèdent pas quatre mois (Mme Héon). Les fiançailles de Mme Laborde-Line (un mois), d'Andrée Babelay (cinq semaines) et de Mme Guillin (deux mois et demi) sont les plus brèves. Mmes Jaume (huit mois), Cuchet (dix mois), Pascal (onze mois), Collomb (dix mois) ont droit à des liaisons plus substantielles.
Cette durée et l'heure de la mise à mort obéissent à plusieurs impératifs. Il semble d'abord que Landru ait assassiné en priorité les femmes les plus isolées : Mmes Laborde-Line, Guillin, Héon, Jaume et Marchadier. Les fiancées entourées de parents nécessitent un traitement spécial : Il faut mettre en place la stratégie d'isolement et de rupture destinée à rendre plausible l'absence de nouvelles, préparer le « service » susceptible de rassurer les familles, choisir le moment le plus propice à la conclusion de l'affaire. Ainsi s'explique la longueur des affaires Cuchet, Collomb, Buisson et Pascal dont l'entourage (parents, sœurs, beau-frère, nièce) est dans la confidence de la liaison.
Une autre raison explique le prolongement de certaines fiançailles. Dès qu'il le peut, Landru extorque ses victimes de leur vivant. Cette démarche lui permet de réduire au minimum les manœuvres frauduleuses liées à l'ouverture de leur succession. Ainsi leur fait-il miroiter de fabuleux placements dans l'industrie ou dans ses propres affaires. Les titres et les économies de Mmes Cuchet, Buisson et Collomb se dissipent en fumée dès que Landru a réussi à capter leur confiance. Enfin, lorsqu'il inspire une passion profonde, Landru se plaît à faire durer le plaisir. Ainsi conserve-t-il vivantes Mmes Buisson et Pascal aussi longtemps qu'il le veut.
Mais la disparition intervient le plus souvent lorsque le misérable n'a plus un sou vaillant. Sur ce point, sa comptabilité est explicite. Elle indique que les 19, 20 et 21 décembre 1916 il ne dispose plus respectivement que de 4,60 F, 3,70 F et 1,27 F. Le 23, il emprunte 20 F au cordonnier de Gambais en prétextant le vol de son portefeuille. Le 27 décembre 1917, Mme Collomb disparaît et, soudain, ses écritures mentionnent un solde positif de 4 997,25 F. Les 29, 30 et 31 août 1917, Landru n'a plus en poche que 106,30 F, 99,80 F et 88,30 F. Mme Buisson disparaît le 1er septembre et, le jour même, son encaisse s'élève à 1 125,55 F. Le 26 mars 1918, il n'a plus que 7,35 F. Il en est réduit à emprunter 50 F à son fils Charles pour ses frais de voyage et d'essence. Le 5 avril, il se débarrasse de Mme Pascal. Cinq jours plus tard, il touche une avance de 600 F sur la vente de ses meubles. En deux mots, Landru s'est constitué un « vivier » de femmes dans lequel il puise en cas de besoin.
Il semble établi que l'assassin, après avoir dépecé le cadavre (il a acheté plus de soixante-dix scies à métaux en quatre ans), ait fait incinérer les têtes, les mains et les pieds dans sa légendaire cuisinière, les autres tronçons étant dispersés dans la nature. L'œuvre de mort accomplie, Landru achève de dépouiller ses victimes. Le jour même de la disparition de Mme Jaume, il note sur son carnet : « Récupération Lyanes, 274,60 F. » ; et pour Mme Pascal : « Reçu solde de compte. Espèces Pascal, 8,85 F. »
Ce problème réglé, il ouvre la succession de la fiancée défunte. A l'aide de faux, il achève de vider leurs comptes en banque et récupère les bijoux qu'il laisse en dépôt chez une receleuse et les meubles qu'il peut monnayer. Le déménagement accompli, avec l'aide de son fils Charles le plus souvent, Landru rend enfin des visites de politesse aux amies des disparues et s'emploie à clarifier leurs comptes pour éviter que d'éventuelles poursuites ne réveillent les suspicions. Puis, le cycle recommence.
Dans son jardin de Gambais, les enquêteurs ont trouvé neuf cent quatre-vingt-dix-neuf grammes d'ossements humains calcinés. Mais aucun cadavre de fiancée n'a jamais été retrouvé. Aux Assises, maître de Moro-Giafferi, défenseur de Landru, démontra avec talent qu'on ne pouvait condamner à mort un homme dont les « victimes » n'étaient pas décédées au regard de la loi. Le « sire de Gambais » n'en fut pas moins condamné à la peine capitale et exécuté le 25 février 1922.
(1) Le cautionnement était une somme versée par le nouvel employé à son employeur. C'était une garantie de bonne volonté et de motivation. Landru recrutait par voie de presse des candidats à un emploi fictif, leur demandait une caution et disparaissait une fois l'argent versé.
(2) Landru assassina dix femmes et le fils de l'une d'elles, Mme Cuchet.