LA SITUATION DE TARTEMPION

Paroles Valandré et Bruno Chabet
Musique Jean Jacquin et Géorémy
Interprètes Charles et Johnny
Année 1936

Le dernier titre enregistré par Charles et Johnny, dont ils n'ont écrit ni les paroles (très dans le style chansonnier) ni la musique, est la première et une des très rares chansons de Trenet qui abordent des "faits de société", un domaine complétement étranger à son esthétique d'enchantement du monde et dans lequel il ne sera jamais convaincant.

CHARLES ET JOHNNY : UN BILAN
(Intégrale Trenet : introduction du volume 1 ; Daniel Nevers ; 1996 ; Editions Frémeaux et Associés)

Après le "Palace" et le "Fiacre", le duo chantant passe dans d'autres salles : "la Villa d'Este", l'"Européen", l'"Alhambra", l'"A.B.C."... Dès la fin de 1933, il décroche un contrat d'enregistrement exclusif avec la maison Pathé qui sera reconduit jusqu'au printemps 1936. Dix-huit disques verront ainsi le jour, soit trente-six faces (plus une, du fait de l'existence de deux versions de L'Hôtel borgne, la seconde ayant rapidement annulé et remplacé la première). Couplant Quand les beaux jours seront là et Sur le Yang-Tsé-Kiang gravés le 16 novembre 1933, la toute première de ces galettes fut commercialisée pour les fêtes de fin d'année. C'est probablement celle qui se vendit le mieux (ou, plus exactement, le moins mal) et qui est considérée aujourd'hui encore comme la plus courante (ou, si l'on préfère, la moins rare). Les suivantes, sans complétement passer inaperçues, eurent à souffrir de la concurrence écrasante de Pills et Tabet (de surcroît nettement mieux distribués par Columbia). A titre d'exemple, indiquons que Vous aimer et Tous deux, tout doux du 18 avril 35 (commercialisés seulement en décembre) ne vendirent que deux-cent-cinquante-quatre exemplaires jusqu'à la suppression du disque fin 1940. Quant à Ni Cheval, ni Femme, ni Moustache, et Simplement (même date, commercialisation en juin 35, suppression fin 38), il n'en fut acheté que deux-cent-trente-deux copies !... Etonnez-vous de ne jamais les trouver dans les piles des marchés aux puces ! Il y eut tout de même un autre disque des deux compères qui se vendit honnêtement : Tout est au Duc, couplé avec La Situation de Tartempion, deux gravures du 18 septembre 1936. Le seul disque de Charles et Johnny pour la Compagnie du Gramophone (le dix-neuvième et dernier), le seul aussi dans lequel ils bénéficient de l'accompagnement d'un véritable orchestre. En fait d'ailleurs, c'est sous le nom de Fred Adison que fut éditée la galette, Charles et Johnny n'étant crédités - en plus petit - que pour les "refrains chantés" (bien qu'en réalité ils chantent les deux arias de bout en bout). Il est vrai que le nom d'Adison, grand rival à l'époque de Ray Ventura (lequel, de son côté, avait enregistré à la tête de ses Collégiens Sur le Yang-Tsé-Kiang), créateur heureux d'Avec les pompiers et de La mise en Bouteilles, devait infiniment mieux faire vendre que les prénoms déjà à deux doigts de s'effacer des petits Charles et Johnny...

Ceux-ci ne se formalisèrent du reste pas trop de la tiédeur de la critique à leur endroit. Sans être une réussite exceptionnelle, leur tentative était loin d'être un échec. Une part non négligeable du public les aimait, attendant qu'ils passent à l'étape suivante de leur carrière. Raoul Breton, déjà éditeur des airs à succès de Mireille et Jean Nohain, avait récupéré leurs compositions originales ; peu après, il deviendra l'éditeur privilégié de Trenet. Quelques aînés s'intéressaient à eux, reprenant leurs chansons ou leur en commandant de nouvelles : Ray Ventura, mais aussi la grande Fréhel (La Valse à tout le Monde, Le Fils de la Femme-Poisson), ainsi que Jean Sablon qui enregistra Rendez-vous sous la Pluie (avec Django Reinhardt) et surtout une petite chose mélancolique intitulée Vous, qui passez sans me voir, qu'eux-mêmes ne confièrent hélas pas à la cire... Et puis, après les cabarets et le phonographe (où Jean Bérard, devenu en 1935 patron des industries musicales électriques Pathé-Marconi, attendait le moment ad-hoc pour les reprendre en main séparément), ils se mirent à investit les ondes via la T.S.F. ! Ainsi devinrent-ils, en 1935-36, les vedettes du Quart d'heure des Enfants terribles (hommage à Cocteau ?), offert aux "chers z'auditeurs" par les filatures de La Redoute à Roubaix. Les moments les plus représentatifs de ces émissions seront repris dans le volume 2. Certains recoupent les interprétations des disques du commerce, alors que d'autres présentent les deux complices en compagnie d'invités souvent aussi jeunes qu'eux...

Quant à ces gravures du commerce, dont l'intégralité se trouve ici reproduite (y compris les deux Hôtel borgne), il est impossible de n'en point dire un mot, tant on y trouve déjà en gestation tout ce qui fera quelques années plus tard de la "révolution Trenet" une chose absolument unique dans l'histoire de la chanson française (et de la chanson tout court).

Charles et Johnny, on l'a dit, s'inscrivirent dans la grande mode des duettistes. Si on laisse de côté ceux qui tombèrent dans l'oubli parce que, précisément, ils n'avaient pu surgir qu'à la faveur d'une mode, comment peut-on caractériser les autres, ceux dont on se souvient encore parfois ? On dira que Pills et Tabet furent les plus célèbres, les plus durables et aussi les plus "lisses", Bill et Jim furent les plus bizarres, Gilles et Julien les plus libertaires, Charpini et Brancato les plus folles. Quelques année plus tard, Patrice et Mario seront les plus gnangnan et Roche et Aznavour les plus rive-gauche... A Charles et Johnny incombait donc la tâche d'être les plus swing. Leur commune passion pour le jazz, les airs américains, la musique de Gershwin les y inclinait tout naturellement. Certes, le simple soutien d'un seul piano (tenu par Johnny) ne facilitait pas les choses et l'on peut regretter qu'il n'existe que trois faces offrant l'exemple d'un accompagnement plus étoffé. Néanmoins, le jeune homme s'en tire tout à son honneur, n'hésitant pas parfois à se laisser aller au petit jeu des citations (telle celle de I Saw Stars, grand tube jazzeux du moment, au début de Parfois triste).

Parce qu'André Breton ne goûtait guère la musique, le surréalisme n'aima pas la musique. Pourtant l'on sait que, pris séparément, les membres du groupe n'avaient en général rien contre les fugues, les rythmes, les arpèges et les doubles croches. Et même, nombre d'entre eux semblait éprouver un faible certain pour le jazz, à leurs yeux musique antibourgeoise par excellence. De fait, jazz et écriture automatique, nés à peu près à la même époque, possèdent bien des éléments en commun, à commencer par la rigueur poétique. Duettistes swing, Charles et Johnny se devaient d'associer à leur amour du rythme le goût du risque verbal. Allitérations, jeux de mots laids ou beaux, scats en délire, à peu près joviaux, tendres n'importe quoi, se marient, se battent en duel, se bousculent au portillon de la plupart de ces chansons sur lesquelles le temps qui fuit n'a aucune prise. Outre Sur le Yang-Tsé-Kiang et le jazzifiant Sous le lit de Lily, on se contentera de citer le charmant Dans le lit d'Aline, le méchant Hôtel borgne, le génial Tout est au Duc, le délirant Fils de la Femme-Poisson, ou encore le facétieux Augustin et Augustine *, qui inspira peut-être, une trentaine d'années plus tard un certain Pierre Vassiliu (Alain, Aline, Ma Cousine)... Ajoutez à cela l'extrême liberté de ton, alliée à une ironie souvent sarcastique, apanage de la belle jeunesse ! Dans Paris, y'a une Dame, J'Vous aime pas, Le Duel, Rengaine d'Amour, Le Diable au Village, Les jolies Demoiselles, Le Fiancé, regorgent de cette saine virulence... Et puis, ajoutez encore ce je-ne-sais-quoi de nostalgie fraîche et déjà incurable (Quand on est Cheval de Fiacre, L'Ecole buissonnière, Adieu Paris, Le petit Noël, Parfois triste, Rendez-Vous sous la Pluie, Les petits Punis, Le petit Oiseau), cette tristesse douce et rayonnante (Le petit Pensionnaire, Maman, ne vends pas la maison et surtout la si émouvante Vieille Marquise), et vous aurez en main tout ce qui fait que, dans la chanson française, après Charles et Johnny, rien ne sera plus tout à fait comme avant.

* En réalité Augustine et Augustin.

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