LA POULE ZAZOU
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1941 (inédit 1942) |
Une autre incursion de Trenet, bien moins suspecte de maréchalisme que Terre !, dans le monde paysan : une histoire aussi folle que celle de Fermier Isidore mais où la linéarité du récit est remplacée par une suite quasi ininterrompue d'onomatopées. La poule zazou se signale aussi à l'attention d'une autre façon : elle fait partie des huit chansons que Trenet enregistra à l'insu de son producteur habituel pendant un séjour à Bruxelles (fin mai, début juin 1942) et des deux qu'il ne réenregistra jamais par la suite, l'autre étant Souvenir.
LES ZAZOUS, ENFANTS TERRIBLES DE VICHY
(L'Histoire n°165 ; Emmanuelle Thoumieux-Rioux ; avril 1993)
Les zazous portaient des vestes trop longues et des pantalons trop courts ; ils arboraient des coiffures excentriques et se réunissaient pour écouter du jazz. Ils répondaient par la dérision aux mots d'ordre du régime de Vichy, Ces enfants terribles ont été la cible d'une campagne de presse sans merci : il fallait à tout prix, dans le climat d'ordre moral qu'avait instauré la Révolution nationale, se débarrasser d'eux.
« Zazou » ! Ce mot peut paraître futile et dérisoire, et ne recouvrir qu'un épiphénomène dans les temps tragiques d'une situation de guerre à la fois mondiale et civile. Néanmoins, la nébuleuse des zazous vaut la peine que l'on se penche sur elle. Car s'intéresser à ce groupe minoritaire composé de jeunes gens qui cultivent leur différence à une époque où il était dangereux de le faire, c'est aborder un sujet d'histoire qui n'a guère été traité par les historiens de la Seconde Guerre mondiale.
Le zazou, ou « petit swing », se reconnaît à son habillement : les vestes sont trop grandes, trop longues et agrémentées d'audacieuses martingales ; les pantalons et les jupes trop courts ; les chaussures plates et épaisses. Le garçon porte des cravates fines et très serrées ; la fille un vaste sac en bandoulière. Tous arborent un parapluie Chamberlain, qu'ils n'ouvrent jamais, et, le plus souvent, des lunettes noires. Le zazou a les cheveux frisés et gonflés sur le front, longs dans le cou ; sa compagne les porte sur les épaules - jamais attachés - et très souvent blonds platine à la manière des stars d'Hollywood.
Être zazou c'est également avoir un genre de vie et des distractions propres. Les « swings » fréquentent les cafés et plus particulièrement, à Paris, ceux du Quartier latin - le Pam pam, le Dupont latin, le Grand et le Petit Cluny -, et ceux des Champs-Elysées et des rues adjacentes, le Colisée étant la véritable vitrine de leur petit monde. Le second lieu de prédilection des zazous est le domicile de certains d'entre eux : ils s'y retrouvent lors de « surprises-parties » - celles de Boris Vian par exemple (1) - où ils écoutent du jazz et dansent le jitter-bug, inventé par le musicien américain Cab Calloway et qui se danse en brandissant l'index.
Les termes « swing » et « zazou » apparaissent dans la presse française - ce que l'on peut considérer comme une reconnaissance du phénomène - l'un au printemps 1941, l'autre au début de l'année 1942. Ces deux termes sont d'origine américaine et ont, tous les deux, rapport à la musique de jazz.
On a coutume de dater l'apparition de la musique swing aux États-Unis de la seconde moitié des années 1930 et de la considérer comme une nouvelle forme de jazz. Avec des musiciens tels Cab Calloway, Benny Goodman - le « roi du swing » -, Lionel Hampton, Ziggy Elman et bien d'autres encore, l'« ère du swing » bat son plein entre 1935 et 1939. En fait, plutôt qu'une musique, le swing est une manière de jouer : « Le verbe anglais to swing veut dire littéralement "se balancer". [...] Le swing, voyez-vous, c'est tout simplement ce balancement musical qui donne irrésistiblement envie de danser dans le rythme qu'affectionnent les Noirs des États-Unis. » (2) Le mot swing apparaît semble-t-il en 1929 avec l'enregistrement, par le pianiste noir Jelly Roll Morton, du morceau Georgia swing, qu'il aurait composé dès 1907. C'est en 1929 également que Duke Ellington enregistra son fameux Saratoga swing. En tout cas, lorsque le mot « swing » parvient pour la première fois aux oreilles du grand public français, au début de 1938, avec l'arrivée de l'orchestre de Benny Goodman il est tout de suite assimilé à une nouvelle musique. Le mot « zazou », lui, semble faire référence plus précisément à Cab Calloway et à son orchestre du Cotton Club. Il l'aurait inventé dans Zaz Zuh Zaz - morceau qui date de 1933 - et le terme aurait traversé l'Atlantique avec son inventeur lors de ses tournées en Europe. Ce qui est certain, c'est que l'on retrouve cette onomatopée dans la chanson Je suis swing écrite par le chanteur français Johnny Hess en 1938.
En tout cas, l'amalgame des termes « swing » et « zazou » va de soi pour la presse qui cherche les origines de cette mode qui bat son plein en 1941. Car mode il y a. Et qui prend toute sa signification lorsque l'on songe que la jeunesse est un enjeu important du régime du maréchal Pétain. Pour le chef de l'État français, qui souhaitait procéder à une « redressement intellectuel et moral », il fallait bâtir une nouvelle France sur des bases saines et solides. Dès le 12 juillet 1940 existe un service spécialisé pour s'occuper de la jeunesse, rattaché au ministère de la Famille puis à celui de l'Instruction publique. En septembre 1940, Georges Lamirand est nommé au poste de secrétaire général à la Jeunesse, qui va dépendre directement du secrétariat d'État à la présidence du Conseil - avant de réintégrer à nouveau l'Instruction publique en janvier 1941. Le gouvernement reprend en outre à son compte des initiatives individuelles comme les Chantiers de jeunesse du général de La Porte du Theil, qui naissent officiellement le 30 juillet 1940, les Compagnons de France fondés le 25 juillet 1940, l'École des cadres de Gannat ouverte en août et transférée à Uriage dès le 3 octobre. Cet effort d'encadrement n'a qu'un but : faire de la jeunesse de France le pilier et la force d'avenir de la Révolution nationale. Pour cela, elle doit être virile, sportive, responsable ; connaître sa terre, son pays, ses traditions (3).
Les zazous, avec leurs extravagances et leur goût immodéré pour une musique qui n'a rien de « français », ne peuvent évidemment être tolérés par les adeptes de la nouvelle Europe. Une campagne de presse antizazous apparaît donc au cours de l'année 1941, se développe considérablement en 1942, puis se poursuit, mais avec une intensité qui faiblit, jusqu'à l'été 1944.
Les premiers articles s'intéressant au phénomène paraissent dans l'hebdomadaire de Gaston d'Aubagnat Jeunesse. Organe de la génération 1940. Mais il faut attendre un article signé par Edith Delamare le 22 juin 1941 dans Jeunesse pour que le qualificatif « swing » apparaisse, et, pour ce qui est du terme « zazou », l'article de Raymond Asso dans La Gerbe du 18 décembre 1941. En cette année 1941, même si certaines condamnations sont déjà assez violentes (essentiellement dans Je suis partout qui commence à consacrer des articles aux zazous au mois d'août), le phénomène n'inquiète pas vraiment. Edith Delamare écrit même : « Certes les inconscients qui se targuent de ce qualificatif étranger en ignorent la signification exacte. Le jour où ils combleront cette lacune, ils seront bien étonnés : "dire que je me suis flatté pendant un an de pendiller !"... Un an, parce que la vogue de l'adjectif swing ne durera pas plus. [...] Le swing ne persistera pas en France, ni en Europe. Venu d'un pays outrancier, il ne peut subsister que dans son lieu d'origine. Sa vogue va déjà décroissant : dans un an, on n'en parlera plus. » (4)
L'année 1941 apparaît comme une sorte d'âge d'or. Nos jeunes zazous peuvent écouter du jazz, s'habiller à leur guise, aller où bon leur semble, traîner dans les cafés en sirotant des jus de fruits et se promener sans risquer quoi que ce soit. Mais bientôt, la vie du zazou va changer du tout au tout. Ce changement est lié au déroulement de la guerre d'une part, à l'évolution du régime de Vichy d'autre part.
Le premier événement important dans l'évolution de ce phénomène est, sans doute, l'engagement des États-Unis dans le conflit le 8 décembre 1941. A partir de ce moment là, tout ce qui a trait à l'Amérique, que ce soit le cinéma, la littérature ou, à plus forte raison, le jazz, est regardé avec davantage de suspicion. Si Charles Delaunay, le fondateur du Hot Club de France, n'a pas souvenir d'une quelconque interdiction du jazz, il se rappelle toutefois que les organisateurs des tournois de jazz très en vogue à l'époque, étaient obligés de disqualifier les concurrents qui annonçaient un morceau étranger. La prudence de Delaunay, qui, dès le début de l'année 1941, avait conseillé de rebaptiser tous les classiques du jazz avec des titres bien français, était récompensée !
Il devient en outre évident, des le début de l'année 1942, que la Révolution nationale ne remporte pas tous les succès escomptés : l'État français n'est qu'un jouet entre les mains de Hitler. Le 18 avril 1942, l'Allemagne impose Pierre Laval comme chef du gouvernement. Le 11 novembre, la Wehrmacht envahit la zone libre pour « défendre » le pays des Anglo-Américains qui viennent de débarquer en Afrique du Nord. Après la perte de son empire et le sabordage de sa flotte, l'État français n'a plus de marge de manœuvre. La France participe comme toutes les autres nations conquises à la « guerre totale » proclamée par Hitler le 13 janvier 1943.
Avec le retour au pouvoir de Pierre Laval, la France entre dans une période de surenchère vis-à-vis de l'Allemagne. Il s'agit de montrer qu'elle est un pays qui mérite de participer à la Nouvelle Europe autrement que comme un pays vaincu. Pour cela, il faut savoir régler seul et fermement les problèmes intérieurs français. Les zazous sont une cible visible et accessible. Ils vont donc devenir l'objet d'une importante campagne de dénigrement, menée essentiellement par la presse parisienne, et surtout par le plus violent de ses journaux, l'hebdomadaire animé par Jean Lestandi de Villani (5) et dont la haine des Juifs est la raison d'être : Au Pilori.
Le premier article sur les zazous paru dans ce journal date du 22 janvier 1942. Pendant les deux ans et demi que dure cette campagne de presse (6), Au Pilori va publier soixante-deux articles sur le sujet : vingt-sept en 1942, vingt-cinq en 1943, dix en 1944. Le journal va même jusqu'à créer en octobre 1942 une rubrique intitulée « Art zazou ». La régularité des articles antizazous d'Au Pilori va s'interrompre en septembre 1943 pour reprendre étonnamment à l'été 1944. Il est alors le seul journal à s'intéresser encore au phénomène.
Mais en quoi consistait cette campagne ? Il faut d'abord remarquer qu'elle vise les swings-zazous - les deux termes étant interchangeables - et non la musique swing - nuance qui a son importance et sur laquelle insistent les différents journaux concernés : « Que l'on ne s'y trompe pas. Nous ne sommes pas contre le swing, mais contre les swings. Le swing c 'est encore du jazz, [...] du jazz décadent, sans doute, mais de la musique allègre. Les swings sont une race aigrie, qui naît à quinze ans avec des trépidations politiques stupides, un cœur de vieille trompette bouchée qui veut singer le clairon de Déroulède. » (7)
C'est donc bien aux zazous que l'on en veut, et cela pour de multiples raisons. La première est, sans doute, leur allure même : costume, coiffure, maquillage... Rien à voir avec l'uniforme de la LVF (Légion des volontaires français) ou l'uniforme allemand, et les cheveux courts de rigueur ! Ce qui choque dans la tenue des zazous, ce n'est pas tant l'excentricité que la débauche de tissu, à une époque où les restrictions se font de plus en plus draconiennes. Les vêtements et les chaussures ne sont-ils pas rationnés, tout comme les denrées alimentaires et le tabac ? Ne faut-il pas, à partir de l'automne 1941, une carte pour se les procurer ? En avril 1942, les dirigeants de l'industrie textile décident de réglementer la confection des vêtements : « La fabrication des vêtements masculins pour hommes, jeunes gens et garçonnets par tailleur sur mesures ou en confection est réglementée comme suit : vestons, sont interdits : 1) les dos à soufflets, à plis creux, à empiècement, à martingales ; 2) les poches à soufflets ou à plis creux sauf pour les vêtements militaires ; 3) les pattes pour poches plaquées, exception faite pour les poches de vareuse. Pantalons, sont interdits : 1) les pantalons pour enfants et garçonnets au dessous de quinze ans ; 2) les tirants latéraux ; 3) les bas relevés dits "anglais ". La largeur maximum du bas du pantalon est limitée à 26,5cm. » (8) La coiffure est également réglementée : à partir de l'arrêté promulgué le 26 mars 1942, les cheveux sont récupérés chez les coiffeurs et servent ensuite à la confection de... chaussons.
Mais si l'allure du zazou est une provocation pour le simple citoyen et une transgression des lois de l'État français, ses distractions le sont aussi. Piliers de bars, les zazous apprécient les jus de fruits mais également l'alcool. Or son débit et sa consommation sont l'objet de lois précises. Le privilège des bouilleurs de cru est supprimé le 7 août 1940 ; le 24, les apéritifs de plus de 16 degrés sont interdits ; interdiction également d'en servir à des jeunes de moins de vingt ans (9). La danse est aussi condamnée car on ne danse pas quand le pays souffre ! Mais les dancings clandestins aménagés dans les arrière-salles de bars ou dans les écoles de danse ne désemplissent pas.
Pourtant, dès novembre 1941, les cours de danse avaient été réglementés : « Les cours de danse autorisés à fonctionner devront satisfaire aux prescriptions énumérées ci-après : 1) le nombre des couples sera limité à quinze au maximum pour chaque séance. Seuls devront être admis à suivre ces cours les élèves ayant souscrit un abonnement de six mois pour chaque séance au moins ; 2) chaque élève sera porteur d'une carte nominative et un registre des élèves sera tenu soigneusement à jour par le directeur du cours ; 3) aucune personne autre que les parents des élèves ne sera admise dans les locaux où se donnent les cours de danse ; 4) aucune consommation ne sera servie dans les locaux ; 5) la musique d'accompagnement sera produite par un piano ou un phonographe, à l'exclusion de tout orchestre ; 6) les heures limites d'ouverture et de fermeture des cours de danse seront les mêmes que celles qui sont réglementairement imposés aux autres établissements ouverts au public. » (10)
Il y a plus grave : être zazou, c'est manifester un état d'esprit totalement opposé à celui de la Révolution nationale, l'« esprit swing ». « Être swing : ne prendre aucune chose au sérieux, ne rien faire comme les autres, ne rien faire en général, fréquenter les bars assidûment, être ignare, tenir des propos plats ou dénués de sens, être immoral, être incapable de fixer la ligne de démarcation entre ce que l'on peut faire et ce que l'on ne doit pas faire, n'avoir aucun respect pour la famille, nier l'amour, n'aimer que l'argent, surtout paraître désabusé et, avec tout cela, essayer de passer pour un type Intelligent, ce qui semble alors bien compliqué ». (11)
Cet « esprit swing » a, pour la presse, une origine bien précise : la république, et plus précisément la Troisième, qui a conduit la France à la défaite de 1940. Les zazous sont le fruit de la démocratie décadente. On va même jusqu'à comparer le phénomène au mouvement né, selon la légende, au café Terrasse à Zurich le 8 février 1916 : Dada. Dada qui s'attaquait aux fondements de la société, à son langage et à sa logique ; Dada, né du premier conflit mondial comme les zazous du second ; Dada, exemple du déclin du régime républicain, responsable de l'effondrement de la France tout comme les zazous le sont de l'échec de la Révolution nationale.
Les zazous sont alors chargés de toutes les tares liées au régime républicain : ils sont tristes, égoïstes, antisportifs, oisifs et fainéants ; ils nient la famille et se comportent de façon immorale. Si le jeune zazou peut s'habiller à la dernière mode swing, passer ses journées au café et ses nuits en surprises-parties et autres dancings clandestins, c'est qu'il en a les moyens : fils de bourgeois, il a de l'argent. La presse va même jusqu'à faire remarquer que l'on peut rencontrer des zazous en grand nombre, le dimanche, dans les beaux quartiers, à la sortie... de la messe.
A partir de l'été 1942, les zazous sont présentés non seulement comme des « snobs » et des «fils-à-papa », mais aussi comme des « planqués ». Tout d'abord, ils se font exempter de Service rural. Puis c'est la Relève, dont le principe a été accepté le 16 juin 1942, et le STO (Service du travail obligatoire) instauré le 16 février 1943, dont ils se dispensent. Et sur ces deux derniers points, la presse collaborationniste se fait particulièrement virulente. Pire encore, les zazous sont des traîtres. Comment se fait-il que ces tout jeunes gens possèdent autant d'argent ? L'appartenance aux classes aisées de la société ne saurait être une explication suffisante. La réponse est évidente : ils font du marché noir, cette plaie de l'Occupation. Ce sont des affameurs qui saignent à blanc les ménages.
Mais c'est surtout sur deux points bien particuliers que la presse collaborationniste se déchaîne à partir de janvier 1942, illustrant ses nombreux articles de caricatures expressives. Le zazou serait anglophile, d'où son goût immodéré pour la musique anglo-saxonne et son vocabulaire : « Quand deux zazous se rencontrent, ils se disent "A l'eau ! A l'eau !" [...] Quand ils se séparent, ils se disent "Baille, baille". Quand ils sont satisfaits, ils disent "Hoquet". » (12) Et de l'anglophilie au gaullisme, voire même à la Résistance, il n'y a qu'un pas. La presse signale pourtant que les zazous sont bien trop lâches pour véritablement faire de la Résistance. Leur patriotisme se manifeste par la pose de graffiti ou par le port d'un insigne gaulliste... sous le revers de leur ample veste.
Le 18 juin 1942, Au Pilori publie un article intitulé « Les Français libres parlent aux zazous » dans lequel un certain général Youplallah s'adresse à eux. L'allusion est claire : les zazous sont de mèche avec les Juifs, quand ils ne sont pas Juifs eux-mêmes. Cette association est faite dès janvier 1942. Les caricatures antizazous s'agrémentent alors de personnages au profil suggestif. Mais c'est surtout au mois de juin et durant l'été 1942 que ce thème fait recette, comme en témoigne cet article de Pierre Ducrocq intitulé « Swing qui peut » et publié dans Au Pilori le 25 juin : « Avenue des Champs-Elysées ! L'un des plus beaux paysages du monde avait été adopté d'enthousiasme avant-guerre par toute la pègre juive du cinéma. Sur leurs tabourets de bar encore tièdes, les "jeune France" 42 se sont hissés. Pour compenser leurs cheveux crépus, ils ont fait anneler les leurs ; pour cacher leurs braves yeux de petits Français, ils portent des lunettes fumées ; pour prouver qu'ils manquent eux aussi de goût, ils s'habillent comme des clowns. »
LA CONTAMINATION ZAZOU
Lorsque le 7 juin 1942 l'ordonnance relative au port de l'étoile jaune pour tous les Juifs de zone nord entre en vigueur, comme certains Parisiens abordent des étoiles en carton où ils ont inscrit « bouddhiste », « goï » ou « victoire », des zazous exhibent eux, des étoiles ornées du mot « swing ». Leur sort est alors scellé : « La bonne méthode, c'est celle qui consiste à envoyer dans les camps de Juifs les quelques zazous qui portent une étoile jaune de leur confection. C'est aussi le meilleur moyen de les convertir. Nous ne leur donnons pas quinze jours pour devenir d'enragés anti-Juifs. » (13)
Il ne suffit plus alors de dénoncer les zazous : il faut leur donner la chasse, les contraindre à disparaître. Surtout que le swing semble être contagieux. On parle de « maladie », d'« épidémie », de « microbe » ; le pays risque d'être entièrement contaminé, d'autant que les zazous quittent la capitale pour les vacances : on les retrouve à Pau, sur les plages de la côte atlantique... A partir de juin 1942, et jusqu'à l'été 1944, la campagne antizazou va donc se durcir.
C'est dès lors une véritable répression qui s'organise : « Le remède le plus pratique pour se débarrasser du zazou consiste soit avec un ciseau à lui couper la veste-pardessus, soit avec une tondeuse à lui enlever le toupet, ce qui non seulement le démoralise, mais encore le prive de tous moyens d'action. P.S. : puisque la jeunesse énergique paraît se rassembler sous l'étendard PPF, nous lui signalons spécialement cette chasse aux zazous. » (14) Des zazous sont molestés et rasés sur le boulevard Saint-Michel ou aux Champs-Elysées. A partir de juin 1942 également, des rafles sont effectuées dans leurs bars préférés et dans les bals clandestins qu'ils fréquentent. Les zazous arrêtés sont généralement envoyés à la campagne pour aider les agriculteurs à renter les foins et à faire la moisson. L'ampleur de cette répression est cependant difficile à mesurer, faute d'archives - celles de la Police nous ont été interdites.
Reste à savoir si ces accusations reposent sur des faits exacts ou s'il s'agit uniquement d'une cabale montée de toute pièce par la presse. Il apparaît que les zazous n'étaient guère appréciés dans le milieu jazz et même rejetés par les dirigeants du Hot Club : « Les zazous, se souvient Charles Delaunay, c'est une jeunesse qui cherche à faire scandale. Lors des concerts, ils jetaient des boules de gaz, hurlaient, apostrophaient les musiciens. » Comme il avait recommandé de rebaptiser les classiques du jazz avec des titres français, il donne alors des directives aux jeunes amateurs qui souhaitent participer aux concours de jazz organisés par le Hot Club de France : « Nous recommandons spécialement aux concurrents de réaliser dans le mesure du possible la plus grande uniformité vestimentaire (ex. complet bleu marine, chaussures de couleur uniforme et cravate couleur) afin de ne pas nuire à la bonne représentation de notre manifestation. » Il récuse également l'assimilation des termes « swing » et « zazou » : les swings seraient les vrais amateurs de jazz qui utilisent ce mot pour se reconnaître, les zazous de simples caricatures. C'est la presse qui, en faisant un amalgame des deux termes, aurait mêlé les deux phénomènes, créant ainsi une confusion nuisible au jazz. On considère aussi souvent les zazous comme des enfants de bonne famille. Or il semble qu'il y ait eu des zazous dans toutes les classes sociales : certains étaient ouvriers, d'autres fils d'épiciers ou fils de médecins - Hubert de Givenchy, le futur grand couturier, par exemple, était zazou et a dessiné de nombreux costumes swing. Ni systématiquement grands bourgeois, ni forcément lycéens frondeurs, ces adolescents viennent de tous les milieux.
UN PHENOMENE SANS IDÉOLOGIE
On peut estimer que le zazou naît vers seize ou dix-sept ans, lorsque l'adolescent commence à avoir un peu de liberté, et ne dépasse guère la vingtaine d'années. On n'était donc zazou que fort peu de temps. Ainsi, après l'instauration du STO en février 1943, ne restaient zazous que ceux qui étaient encore trop jeunes pour être recrutés. On peut peut-être alors les considérer comme un phénomène propre à une partie d'une classe d'âge précise : des jeunes gens et jeunes filles nés en 1924 ou 1925 et qui ont atteint leurs dix-sept ans en 1941 ou 1942.
Être zazou, c'était avant tout, pour ces jeunes gens, une manière de s'amuser, à une époque où le régime politique cherchait à responsabiliser la jeunesse par des slogans tels que « Travail, famille, patrie » et « Vous devez tenir les promesses des autres ». Être zazou, c'était également une réaction vis-à-vis des parents, et là encore, quoi de plus naturel pour des adolescents que le désir de choquer sa famille par son habillement et la musique que l'on écoute ? Il n'est même pas certain qu'ils se soient rendu compte que leur allure avait un côté « Résistance ».
Il semble également que les zazous étaient des citadins et même essentiellement des Parisiens. On trouvait certes de ces excentriques jeunes gens en zone sud comme en zone nord, à Marseille, Toulouse, Bordeaux, Lyon, Vichy... Mais on ne trouve nulle trace de zazous dans les campanes, sauf ceux qui ont été victimes de la campagne « les zazous aux champs ». A ce caractère urbain, il faut ajouter leur petit nombre. Si on les a remarqués, c'est en effet à cause de leur excentricité et non pour leur importance numérique. Leur existence ne semble d'ailleurs pas avoir gêné la population : on ne connaît aucun exemple d'hostilité spontanée vis-à-vis des zazous.
En revanche, on ne peut que faire des suppositions en ce qui concerne le recours au marché noir et la Résistance des zazous. Il est vraisemblable qu'ils aient eu affaire au marché noir à un moment ou a un autre pour récupérer, acheter ou confectionner leurs costumes ou se procurer les dernières nouveautés du disque. Mais aucun document ne permet de confirmer ou d'infirmer une telle supposition. Pour ce qui est de la Résistance, il ne semble pas qu'elle ait eu un lien quelconque avec les zazous en temps que tels. On ne trouve pas trace de zazous engagés dans les réseaux ou les maquis. Pourtant, certains d'entre eux, réfugiés en zone sud après avoir atteint l'âge du STO, en ont fait partie ; mais ils avaient alors abandonné leur « uniforme », ils n'étaient plus zazous. Et lors de leur retour à Paris, plus question de le redevenir : ils avaient passé l'âge.
On dira donc « phénomène » et non pas « mouvement ». Une sociologie peu marquée, une idéologie inconsistante et même un refus délibéré des idées et des enjeux qui ensanglantent le monde en guerre et la France occupée : les zazous n'ont pas de substance sociale, ne peuvent et ne veulent pas en avoir. Mais cette mode qu'ils propagent, acquiert une étonnante force symbolique. A défaut de savoir comment la masse des Français reçut l'image de ces adolescents qui niaient la guerre par la dérision, nous avons pu saisir comment et pourquoi ceux qui croyaient aux vertus de la Collaboration ou de la Révolution nationale ne s'y sont pas trompés : le zazou révélait à leurs yeux une résistance de la société à l'encadrement idéologique.
Le mot « zazou » peut même se dispenser d'avoir à désigner strictement des jeunes aux cheveux longs et aux pantalons courts : les chantres de l'Ordre nouveau l'accolent à tout ce qui choque, à tout ce qui trouble la marche de la guerre. Les zazous feront dès lors surtout carrière dans l'imaginaire social et politique. Boucs émissaires, assurément. Mais plus encore visages à travers lesquels les forces de l'ordre découvrent qu'une société civile n'est pas tout à fait morte au plus fort des combats.
(1) Boris Vian, Vercoquin et le plancton, Paris, Le Livre de Poche.
(2) Hugues Panassié, La Musique de jazz et le swing, Paris, Corréa et Cie, 1943, p. 13.
(3) Cf. Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy. Folklore et révolution nationale (1940-1944), Presses universitaires de Lyon, 1989.
(4) « Assez singé les nègres ! », La Gerbe, 21 août 1941.
(5) De septembre 1940 à octobre 1942.
(6) Le dernier numéro de Au Pilori date du 9 août 1944.
(7) Pierre Ducrocq, « Swing qui peut », La Gerbe, 4 juin 1942.
(8) Décisions prises par les dirigeants du CGO du vêtement au sein du Comité général d'organisation de l'industrie textile, le 15 avril 1942. Cette loi entre en application le 25 avril.
(9) Cf. Journal officiel, 24 août 1940, p. 4765.
(10) « Le préfet de Police réglemente les cours de danse », L'Œuvre, 24 novembre 1941.
(11) Yves Ranc, « Swing ou pas swing », L'Œuvre, 4 mars 1942.
(12) « Qu'est-ce qu'un zazou-zazou ? », Au Pilori, juin 1942.
(13) « Les zazous aux camps », Au Pilori, 9 juillet 1942.
(14) « Qu'est-ce qu'un zazou-zazou ? », art. cit.