LA MER

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet et Albert Lasry
Interprète Charles Trenet
Année 1943 (inédit 1946)

Le plus grand succès commercial de Trenet et l'archétype de ses chansons de chanteur-poète bourgeois (c'est-à-dire illustrant de façon "poétique" les beautés du monde et de la vie) fut d'abord enregistré, comme Que reste-t-il de nos amours ? et Douce France, par Roland Gerbeau (novembre 1945). La mer marque cependant la fin des hésitations de Trenet : le Fou chantant s'efface définitivement, avec ses rêves et son fantastique du quotidien, ce qui ne veut pas dire que son esprit ne réapparaîtra pas le temps d'une chanson, voire pendant plus longtemps, (ex.les années soixante-dix).

LA MER
(Intégrale Trenet : introduction du volume 5 ; Daniel Nevers ; 1998 ; Editions Frémeaux et Associés)

Ce diable de Gerbeau ne s'arrêta pas en si bon chemin et, vers la fin de 1945, soit trois ou quatre mois avant son Maître, il se surprend à enregistrer La Mer ! Certes, Charles lui avait presque fait cadeau de cette chose composée (il vaudrait mieux dire « improvisée ») en chemin de fer, lors d'un voyage menant de Montpellier à Perpignan, vers 1943. A en croire Gerbeau, Trenet lui-même n'avait guère confiance dans ce genre de chansons faites à la va vite. De fait, il semble que les quelques tentatives qu'il fit alors pour l'imposer au public ne furent point couronnées de succès. Louis Amade, futur parolier de Gilbert Bécaud, affirmait avoir entendu La Mer interprétée par son auteur peu après la Libération et avoir signalé à celui-ci que l'ensemble était peut-être un peu trop long. Trenet en convint et parla de la raccourcir... Toujours est-il que c'est quand même Roland Gerbeau qui, là encore, fut le premier à la confier à la cire chez Sofradi (Société française du Disque), firme de moyenne importance, sœur jumelle de la Sobedi, pour laquelle Trenet avait lui-même gravé quelques faces à Bruxelles en 1942 (voir vol. 4). Malheureusement, pas plus que la Sobedi, la Sofradi ne semble avoir conservé de feuilles de séances indiquant les dates exactes auxquelles celles-ci eurent lieu. On en est donc réduit aux approximations. Disons que la version Gerbeau de La Mer porte le numéro de matrice S 2394 et que six faces légèrement antérieures (de S 2382 à 2387), par le Quintette de l'accordéoniste Charley Bazin, furent enregistrées le 1er octobre 1945 (date certaine, cette fois). Ce qui laisse supposer que cette première Mer, pour laquelle le chanteur bénéficie du grand orchestre de Jo Bouillon placé sous la direction du pianiste et arrangeur d'icelui Pierre Guillermin, dut être emburinée vers novembre 1945. Mais comme l'on ignore à quelle cadence enregistrait la Sofradi en ces heures où la matière première faisait encore si cruellement défaut...

La Mer. On a déjà tant fait couler d'encre à propos de cette « petite » chanson (quatre-vingt-un mots seulement, dont aucun de vraiment compliqué : « oiseaux », « roseaux », « mouillé », « rouillé », « bercé », « mer », « danser », « golfes », « reflets », « pluie », « moutons », « bergère », « azur », « infinie », « étangs », « cœur », « vie »... ; une mélodie claire, fraîche, au moins tout aussi simple), qu'il peut paraître superflu d'en rajouter... Pourtant, et même si depuis peu La Mer ne figure plus parmi les dix œuvres de la SACEM les plus exportées (alors que l'on trouve toujours dans la liste le Boléro de Ravel, Fascination, La Vie en Rose d'Edith Piaf ou Comme d'habitude de Claude François), on ne peut décemment pas manquer de signaler que l'aria a connu depuis 1945-46 plus de quatre mille enregistrements un peu partout dans le monde (notamment par Renée Lebas ou Juliette Gréco, Frank Sinatra, Dean Martin, Django Reinhardt, Bing Crosby, Sarah Vaughan ou Barbra Streisand), ni que la radio japonaise l'utilisa comme indicatif durant des années. Trenet, quant à lui, demeure persuadé que ses séjours en Amérique furent décisifs : les Français, affirme-t-il, étaient davantage intéressés alors par son côté « swing » et une chanson gentille, poétique, comme La Mer, ne les passionnait pas. C'est seulement quand elle revint, auréolée en quelque sorte du prestige que lui conférait la caution américaine, qu'ils commencèrent à la remarquer... En somme, La Mer et ces Feuilles mortes (numéro quatre dans la liste des dix de la SACEM) de Kosma et Prévert dont il a été question plus haut, deux choses à peu près contemporaines, connurent un destin parallèle : il leur fallut s'exiler et plaire ailleurs pour être enfin admises en leur pays.

Il fallut aussi, au départ, que Raoul Breton, l'éditeur de Charles, oblige presque celui-ci, toujours aussi peu convaincu, à inclure durablement La Mer dans ses tours de chant et à en faire un disque. Breton qui, comme Trenet rentrait des Amériques, ne fut même, raconte Gerbeau, réellement enthousiasmé que par cette seule chanson, les autres lui semblant simplement bonnes. Ce jour-là, Léo Chauliac était malheureusement absent et ce fut Albert Lasry, le pianiste attaché à l'édition, qui releva la musique. Par la suite, il concocta les arrangements, non seulement pour La Mer, mais aussi pour tous les autres titres devant être gravés lors de la séance du 19 mars 1946 (ainsi par exemple, pour les deux version de My Heart Sings, il recase mine de rien le thème de Seul depuis toujours !), au cours de laquelle il dirigera également l'orchestre. Par la suite, Lasry deviendra pendant un bon moment l'accompagnateur régulier de Trenet lors de ses récitals.

La séance elle-même semble ne pas avoir été de tout repos. L'ingénieur Pierre Hamard ne parvint pas vraiment à établir une bonne balance (en mono, à l'époque !) entre le chanteur, les chœurs et l'orchestre. Pour comble de malchance, le matériel technique paraît bien fatigué et ne capte qu'imparfaitement le son ; souvent la voix est sourde et lointaine ; on ne comprendra jamais vraiment très bien les paroles de Seul depuis toujours... Trenet ne fut pas très content et ne l'envoya pas dire lorsque, quelque temps plus tard, le directeur du studio Jean Richard lui apporta en mains propres les épreuves d'usine. Furieux, Charles lui passa un bon savon et refusa tout net la sortie des disques. La maison décida alors de faire enregistrer La Mer par la chanteuse Lucienne Dugard, afin que le titre fût tout de même disponible. Ce fut pour la dame, qui avait pourtant prêté en 1938 une jolie voix à la Blanche Neige de Walt Disney, une rude épreuve. Lasry réutilisa son arrangement, le même orchestre, les mêmes chœurs et aussi, hélas, le même studio défectueux... La malheureuse, après un bon départ, accélère, déraille, détonne, force la voix pour se faire entendre et chante faux pour, finalement, s'engloutir corps et âme dans le flot des chœurs déchaînés ! La Mer est parfois traîtresse... Vous pourrez écouter ici les versions de Roland Gerbeau et celle de Trenet, bien entendu, mais nous vous avons épargné celle de la pauvre Lucienne qui n'avait pas mérité cela... Impressionné sans doute par ce naufrage, Charles finit par revenir sur sa décision et par accepter la sortie de son propre disque.

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