LA DAME DE BÉZIERS

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1965 (inédit 1966)

Béziers (cf. Le petit pensionnaire), un seigneur qui part "pour la croisade", son épouse qui le trompe avec "un page rieur", les époux qui se séparent, la "grande dame" aujourd'hui "presque fanée" : une chanson où Trenet mêle Moyen Age et temps présent pour livrer à mots couverts un portrait aigre-doux de sa mère.

AUX FEMMES LA PATRIE PEU RECONNAISSANTE
(Les Collections de L'Histoire n°61 ; Yannick Ripa ; décembre 2013)

On le sait, au travail comme au foyer, la guerre a ouvert aux femmes des bastions jusque-là masculins. Correspond-elle pour autant à un bouleversement des rapports de sexe ? Pas sûr.

Les stéréotypes ont la vie dure : malgré les nombreux travaux sur les femmes durant la Grande Guerre, la mémoire collective semble ne se souvenir que de quatre figures emblématiques : la munitionnette, tourneuse d'obus qui se substitue aux mobilisés, l'« ange blanc », infirmière qui panse les blessures des poilus, la marraine de guerre, plume bénévole qui, de ses lettres, soutient le moral des soldats sans famille, la veuve, hiératique sous ses voiles noirs, qui pleure son mari, mort pour la patrie. De manuels scolaires en livres d'histoire vulgarisateurs, leurs silhouettes singulières illustrent, encore et toujours, la guerre au féminin ; et les légendes d'ajouter bien souvent que le conflit mit les Françaises au travail pour remplacer les travailleurs retenus au front.

Pourtant, voilà près de trente ans qu'il a été prouvé que cette entrée dans le monde du travail concernait uniquement les bourgeoises. Les femmes du peuple ont, elles, toujours travaillé : les ménagères populaires étaient aussi des lingères, des couturières, des domestiques, des blanchisseuses, des marchandes de quatre saisons... L'industrialisation de la France du second XIXe siècle avait prolétarisé une partie d'entre elles, tout comme elle avait accéléré l'entrée des paysannes dans le monde salarié de l'usine. Puis la tertiarisation offrit aux filles des classes moyennes des emplois de col blanc, dans les magasins et les bureaux.

La guerre ne les introduit donc pas dans le monde du travail. En revanche, elle les déplace d'un secteur à l'autre et leur ouvre les portes de bastions jusque-là masculins. Ce simple constat invite à s'interroger sur les effets de la guerre sur la différence des sexes.

LA GUERRE PERTURBE MÊME LE GENRE

Champ de bataille masculin, la guerre renforce d'emblée le genre. La mobilisation proclame : aux hommes, les armes et la défense de la patrie ; aux femmes, les larmes et l'attente au foyer. A peine déclaré, le conflit remet chaque sexe à sa place, en une étonnante unanimité : alors que le 5 juillet 1914, 6 000 suffragistes manifestaient à Paris pour leurs droits, les associations féministes suspendent en août leurs revendications au nom de l'union sacrée des sexes. Seules quelques voix, celle de Jeanne Mélin ou de Jeanne Alexandre (1), s'élèvent, en vain. Aucune Française ne participe au Congrès international des femmes pour la paix de La Haye en mars 1915 (2).

Le consensus est pourtant rompu un mois plus tard par la création du Comité de la rue de Fondary, future section du Comité international des femmes pour une paix permanente. Réuni par Gabrielle Duchêne, il s'interroge sur les moyens de « servir le féminisme et [de prévenir] le recommencement de la guerre », position que condamnent les féministes réformistes - majoritaires. Les mêmes déploreront la plaidoirie de l'institutrice syndicaliste Hélène Brion. Accusée en novembre 1917 de défaitisme pour avoir diffusé des brochures pacifistes, elle se déclare « ennemie de la guerre parce que féministe ».

Si l'idéologie renforce les rapports de sexe traditionnels, l'économie de guerre, elle, les modifie. Recourant à un vocabulaire guerrier, le président du Conseil, René Viviani, en appelle aux Françaises : les moissons, en cet été 1914, réclament leurs bras. Contre toute attente, le conflit se prolonge ; bientôt elles doivent remplacer « sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille ».

La guerre perturbe ainsi le genre qu'en fin de siècle la marche soutenue des femmes vers davantage d'égalité avait déjà malmené. L'identité masculine était alors entrée en crise, par peur de la féminisation de la société. Les événements accélèrent ces changements qui inquiètent les hommes : à l'arrière, au travail, mais aussi au foyer, les mères exercent au quotidien l'autorité paternelle et deviennent juridiquement « chefs de famille », à partir du 3 juin 1915, en l'absence des hommes.

Si les combats séparent les sexes, le soin aux blessés, prodigué par les infirmières de métier et par les nombreuses bénévoles de la Croix-Rouge et des Dames de France, introduit de la mixité au plus près du front.

REMPLAÇANTES... OU VICTIMES

Cette courageuse présence féminine, bien qu'indispensable, rencontre les résistances masculines : celle, ouverte, du gouvernement, qui retarde même l'action de Marie Curie, obligée de batailler pour imposer des postes fixes et mobiles de radiologie, placés sous sa direction, pour mieux soigner les blessés ; celle, plus subtile et plus indulgente, d'une opinion publique qui métaphorise les soignantes en « anges blancs » afin de rendre acceptables les contacts entre des mains féminines et des corps masculins dénudés. Cette désexualisation apaise aussi les craintes des épouses susceptibles de soupçonner les infirmières d'inavouables motivations.

D'autant que l'enlisement du conflit accentue les affres de l'éloignement. Les frustrations des couples se lisent dans les courriers, se fredonnent même dans les cafés-concerts et au théâtre des Armées : les poilus y ovationnent une Eugénie Buffet ou une Yvette Guilbert, ces chanteuses qui pour les réconforter bravent le danger. Chez les hommes, l'envie se transforme en besoin impétueux dont les prostituées tirent profit, échappant au contrôle sanitaire. Attachée à l'image du soldat vertueux car régénéré par la guerre, l'armée n'ouvre des « bordels de campagne » dans la zone de l'avant qu'à partir de mars 1918. Si les femmes, elles, réclament leur homme et non un homme, leurs mots murmurent des exigences qui écornent les représentations de la sexualité féminine, censée être plus procréatrice que jouissive. Bien des convenances cèdent sous le choc de la guerre...

En cela aussi, elle est totale ; de fait elle envahit tout. Ainsi, la distinction soldats/civils est estompée, voire gommée, par l'invasion d'abord, puis par les bombardements qui ne distinguent ni les êtres ni les sexes. Dans les régions envahies, les femmes subissent la violence sexuelle des ennemis. Il faut attendre le renouvellement historiographique de la fin du XXe siècle pour que cesse le silence qui entourait ces viols et la déportation féminine dans des camps de travail, désormais objets de recherche. Pourtant, en plein conflit, des maires dénoncent cet enfermement. L'enfant de l'ennemi fait, lui, débat : son existence ne révèle-t-elle pas des amours adultères, la double trahison d'une Française - envers son époux et envers la nation ? Quel comportement adopter face à des grossesses contraintes et haïes ?

La justice se montre indulgente à l'égard des victimes qui ont eu recours à l'avortement, voire à l'infanticide, et l'abandon du bébé par leur mère est facilité. Mais, en ce qui concerne les grossesses abouties, l'hécatombe démographique invite à élever les enfants du « Boche » dans leur famille maternelle, en pariant que l'éducation française l'emportera sur la « Kultur » allemande. Le devenir de cette génération préoccupe les autorités bien plus que la souffrance des violées ; elle est pourtant instrumentalisée pour barbariser un ennemi qui « s'en prend même aux femmes ».

DEVOIRS ÉMANCIPATEURS

Victimes ou remplaçantes, l'existence de toutes ces esseulées est bouleversée. Ces expériences ont-elles accéléré la décomposition du genre et profité à l'émancipation féminine ?

La mobilisation des femmes leur révèle rapidement leurs capacités et sape l'argument de leur faiblesse innée, fondement de la domination masculine. Pourtant, le patronat continue de rémunérer faiblement les travailleuses. Face à cette injustice, munitionnettes et midinettes se mettent en grève au printemps 1917 et obtiennent, alors que l'inflation s'affole, une augmentation de leurs salaires. A l'évidence, leur apport à l'économie de guerre leur a, au moins en partie, révélé la spécificité de leur exploitation.

De plus, aussi lourdes que soient les nouvelles fonctions sociales et familiales des femmes, elles accroissent leur autonomie, leur assurance et leur esprit d'initiative : travail et bénévolat débarrassent les filles de la bourgeoisie de leurs chaperons et la ville s'ouvre à elles, les interdits tombent. L'horizon des paysannes dépasse le bout du champ, les plus aisées refusent le diktat du muscle et mécanisent les exploitations ; les infirmières abandonnent les pudibonderies jusqu'alors de bon aloi ; institutrices et professeures enseignent indifféremment aux deux sexes. Ni éligibles ni électrices, des villageoises participent à la gestion des municipalités...

Pour d'autres, la séparation est synonyme de soulagement : mal mariée, souffre-douleur de son conjoint, ou amoureuse d'un autre et empêchée de le rejoindre, elles trouvent grâce à la guerre l'audace de quitter le domicile conjugal.

Toutes ces métamorphoses se traduisent sur les silhouettes féminines : jupes et cheveux raccourcis, corsets oubliés, pantalons adoptés - bien que toujours réservés par la loi aux hommes (3) - affichent cette liberté.

UNE TROP JOYEUSE SOLITUDE

Mais cette évolution n'est pas du goût de tous, et surtout pas des soldats : oublieux des difficultés matérielles et de la solitude de la plupart des femmes, ils s'offusquent de cette joyeuse indépendance quand eux souffrent et meurent ; ils s'inquiètent de la fidélité de leurs épouses et fiancées et appréhendent de ne pas retrouver leur statut une fois la paix revenue.

Aux temps des louanges succède celui des critiques qui atteignent même les marraines de guerre qui sont accusées de chercher des aventures érotiques, à en croire certaines lettres anonymes et les caricatures. Et l'armée de suspecter que le costume de soignante ne cache des Mata-Hari ! Non sans misogynie, la presse et la littérature prennent parti pour la préservation des prérogatives masculines : elles rappellent aux femmes leurs devoirs mais surtout le caractère temporaire de leur situation ; elles annoncent aussi, en filigrane, que la fin des hostilités sonnera le glas de cette émancipation, que toutes devront rendre leurs places aux seuls et vrais héros de cette atroce guerre, les poilus.

Aussi est-ce sans surprise qu'en janvier 1919 la démobilisation des femmes est officialisée. Dans sa hâte à recomposer le genre d'avant-guerre, le gouvernement en oublie que les 1 300 000 tués au combat laissent autant d'emplois disponibles et que leurs 600 000 veuves ne pourront vivre du maigre pécule que l'État leur attribue - pas plus que la pension de pupille de la nation ne suffira à élever les orphelins de guerre. Aucune attention n'est portée aux nombreuses célibataires, contraintes, elles aussi, de travailler pour vivre, et moins encore aux désirs des femmes. Pourtant, celles-ci rentrent au foyer, sans dénoncer cette décision réactionnaire et populationniste. Le soulagement de la fin de guerre expliquerait-il l'obéissance féminine ? Cependant, nécessité faisant loi, les années 1920 voient les femmes revenir sur le marché du travail.

Mais le retour à la « normale » dans les ménages ne s'impose pas, lui, par décret : pour la première fois, les hommes demandent majoritairement le divorce face à un domicile vide, à un enfant qui n'est pas le leur, ou déçus par une épouse devenue étrangère.

In fine, la France d'après-guerre, masculiniste, se montre vite ingrate envers sa population féminine qu'elle n'avait pas autorisée à prendre les armes : l'époque des décorations des héros et des héroïnes (4) révolue, monuments aux morts et stèles pérennisent la seule mémoire du combattant ; il faut attendre 1927 pour que soit honorée de manière posthume Louise de Bettignies dans sa ville natale de Lille. Qui se rappelle qu'elle fut membre de l'Intelligence Service et que, incarcérée, elle paya son engagement de sa vie en septembre 1918 (5) ?

La translation des cendres du soldat inconnu conclut cette entreprise de restauration du genre : si le 11 novembre 1920, une veuve est symboliquement présente à l'arrivée du cercueil, le 28 janvier suivant, la cérémonie militaire à l'Arc de triomphe de Paris est réservée aux hommes ; les femmes viendront se recueillir ensuite. Un demi-siècle plus tard, des féministes s'en souviendront : le 26 août 1971, elles décident de rendre hommage à « plus inconnue que le soldat inconnu, sa femme » . Facétie de l'histoire ou juste retour des choses ? Ce slogan et ce dépôt de gerbes sont l'acte de naissance du Mouvement de libération des femmes, le MLF !

(1) Cf. I. Vahé, « Jeanne Mélin (1877-1964). Un parcours singulier dans la mouvance féministe et pacifiste en France », doctorat d'histoire contemporaine, Paris-VIII, 2004 ; C. Weis, Jeanne Alexandre. Une pacifiste intégrale, Presses universitaires d'Angers, 2005.
(2) Cf. K. Offen, Les Féminismes en Europe, 1700-1950, PUR, 2012.
(3) L'ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800), qui interdit aux femmes de s'habiller en homme, n'est officiellement supprimée qu'en janvier 2013. Cf. C. Bard, Une histoire politique du pantalon, Seuil, 2010.
(4) 10 000 seraient concernées, selon Léa Bérard-Camourtères, Au service de la France. Les décorées de la Grande Guerre, Belle-Garde, SADAG, 1919.
(5) Sa maison à Saint-Amand-les-Eaux deviendra prochainement un musée.

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