JEUNESSE PLUMÉE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1962

La première chanson où Trenet évoque ouvertement les jours "vert-de-gris" de l'Occupation, bousculant la chronologie pour les faire correspondre à un sujet plus habituel chez lui : la nostalgie de son adolescence et de ses amourettes.

LES RUTABAGAS SONT ARRIVÉS
(L'Histoire n°129 ; Jean-Pierre Rioux ; janvier 1990)

Après le grand éparpillement de l'exode, les Français sont rentrés chez eux. La vie reprend, d'autant plus difficile que les prélèvements des « Chleuhs » épuisent les ressources du pays. Dans les villes on manque de tout : pain frais, beurre, viande, charbon et essence sont rationnés. Le vélo devient le roi des transports et le rutabaga celui du repas quotidien. Pour survivre, on improvise grâce au « système D » et au marché noir. Et l'hiver s'annonce particulièrement rude.

Le lundi 2 septembre 1940, les petits Français reprirent précocement le chemin de l'école, après de trop longues et tristes vacances. Au tableau noir, le maître ou la maîtresse avaient inscrit, bon gré mal gré, la belle phrase du Maréchal : « Je fais à la France le don de ma personne » et les enfants durent s'en réjouir en modulant leur propre refrain : « Je prends la résolution de travailler de toutes mes forces dès maintenant pour que la France redevienne le grand et beau pays que j'avais appris à aimer ici, que je commençais à connaître et que j'aimerai encore davantage depuis qu'il est dans le malheur. »

La classe et la « récré », pourtant, furent sans doute assez mornes ce lundi-là, malgré cette tendresse qui noyait l'œil bleu du Chef dont le portrait ornait la salle et les toniques démonstrations de la méthode Hébert sur le « plateau » de gymnastique. Trop de pères tués, disparus ou prisonniers, trop de mères rongées par les soucis, trop d'aînés accablés ou cyniques : le malheur était décidément bien lourd ; il pesait sur cette jeunesse en blouse promise aux biscuits vitaminés et à la rédaction de lettres d'amour au vieux Gaulois de Vichy. Nonobstant ses états d'âme, elle fut néanmoins mobilisée dans toute la France au pied des hêtres, avec instituteurs et familles, dès le dimanche 20 octobre pour une « Journée nationale du ramassage des faînes ». La grande sortie collective n'eut pas le rendement escompté, mais les jeunes cervelles enregistrèrent au moins dès ce jour-là que la France aurait à ajuster sérieusement ses ambitions régénératrices à l'humble réalité : si la terre de France ne ment pas, comme Pétain l'avait dit, il faudra néanmoins que ses fils apprennent sans trop tarder à en aimer les faînes.

La « rentrée », à vrai dire, était générale, après le grand éparpillement de la défaite, de l'exode et de l'armistice. Cahin-caha, le pays va retrouver une assiette en septembre. Les Allemands, fort occupés par la bataille d'Angleterre, ont, il est vrai, vigoureusement poussé à l'apaisement. La France, selon eux, devait devenir au plus tôt un garde-manger pour la population du Reich, une usine d'armement pour ses troupes et un vaste Luna-Park pour ses permissionnaires. Ils le firent savoir sans détour, en appliquant avec férocité la clause 18 de la convention d'armistice qui leur permettait de vivre plus que « korrectement » sur le pays vaincu, tout en abandonnant à Vichy le poids des mesures impopulaires qui favoriseront le retour à la normale puis organiseront une vie à la petite semaine.

Sur les bords de l'Allier, on a su entendre - et jusqu'à la collaboration offerte à Montoire en octobre - cet impératif du vainqueur, et l'on a habilement joué sur l'accablement des « quarante millions de pétainistes ». Les débuts de la Révolution nationale furent orchestrés avec une fureur réglementaire inouïe dans un pays qui avait pourtant connu bien d'autres délires de l'État. De leur côté, les organisations internationales de secours et de charité, américaines et suisses notamment, firent de leur mieux pour aider la France à reconstruire ses ponts détruits et à alimenter ses nourrissons. Quant aux Français, « sonnés » mais prudents, ils demandèrent à voir, tout en prenant, dans le secret de la famille « élargie » du temps, dans la solidarité de la « boîte », de l'immeuble, du quartier, du village ou du zinc, quelques dispositions intimes qui excitaient déjà les inventeurs du concours Lépine et qui généraliseront un pugnace « système D ».

Aux premiers jours de septembre, on a déjà bon espoir d'effacer bientôt les traces de l'exode et les commotions du combat. Pendant plus de dix semaines, la presse, largement réfugiée, elle aussi, en zone non occupée, s'était emplie de petites annonces de la détresse : tel cherchait désespérément à reprendre contact avec ses fillettes hissées sur un camion-citerne à Tours et perdues de vue, tel autre avec l'aïeule qui avait franchi le pont en serrant sur son cœur les bijoux de famille, tel encore avec une famille qui rongeait son frein au fond de la Creuse ou du Gard. Mais on a accompli des prouesses pour rassembler les éléments de l'affreux puzzle. Les préfets et les élus locaux, fort soucieux de se débarrasser des « évacués » parqués dans leurs départements, ont su se pendre au téléphone, ouvrir des camps et des centres d'accueil, puis les vider en assez bon ordre. Les postiers et les cheminots sont restés fidèles au poste. L'administration, qui a gonflé à proportion de l'égarement collectif, du chômage (du personnel « temporaire » ou intérimaire est recruté sur le tas) et de l'autosatisfaction que l'État français sait flatter en elle, a multiplié les formulaires, timbrés avec constance, compensant son assiduité à fouiller des décombres l'affolement qui l'avait saisie au fort de la bataille.

C'est ainsi que la ligne de démarcation est franchie chaque jour, dès ce mois de septembre, avec sévères contrôles franco-allemands dûment administrés, par 35 trains et 4 000 voitures. La moitié environ des 6 000 ouvrages d'art détruits ont déjà été retapés. Les convois ferrés circulent normalement sur les deux tiers du réseau. Les routes ont été déblayées et leurs fossés nettoyés des innombrables épaves de l'exode. Les ports et les canaux sont débloqués. La poste et le téléphone fonctionnent là où l'occupant n'en mobilise pas trop l'usage en priorité. Dès le 16 août, avaient transité par la capitale près de deux millions de soldats démobilisés et de réfugiés, Parisiens et banlieusards regagnant leur gîte ou provinciaux transvasés du Sud au Nord.

Rentrant par petits paquets ou par trains entiers, administrations et administrés ont retrouvé leur toit. Ce ne fut pas aisé : qu'on songe, par exemple, que les services de la mairie d'Orléans et nombre d'habitants du Loiret s'étaient égayés entre la Dordogne, la Corrèze, la Gironde, l'Aveyron et même les Landes ! Mais, au prix d'un acharnement qui tint sans doute à la fois du « lâche soulagement » et de la rage au ventre, la vie a pu reprendre presque partout d'août à novembre, avec de l'électricité, de l'eau, du gaz, des journaux, des écoles, des médecins, des services municipaux et même, dès octobre, des bibliothèques. Trop d'hommes, trop de services, trop de biens manquent encore à l'appel, mais la transfusion est en place et le pays s'ébroue. L'avenir est incertain, mais la guerre est bien finie. « Ouvert » : le mot fit chaud au cœur quand il reparut sur les vitrines et les bâtiments.

A ce tableau apaisé, il faudrait naturellement introduire plus que des nuances entre les zones qui démembrent le territoire. Au fond du village épargné de la zone Sud, on souffre déjà du manque de main-d'œuvre, de matériel agricole ou d'engrais, on observe avec attention l'installation des hérauts de la Révolution nationale, on « espère » les prisonniers, mais les travaux et les jours n'ont pas encore changé de couleur. Dans les grandes villes de la zone occupée, en revanche, on s'inquiète déjà, à bon droit, pour la pitance et le travail. Dans le Nord-Pas-de-Calais, le régime militaire imposé depuis Bruxelles, l'anglophilie et la force des sociabilités locales qui protègent les populations du désarroi ont tendu l'atmosphère, qui devient nettement plus dure encore en Alsace-Moselle, où la nazification est lancée, ou dans la zone réservée, quadrillée par la Wehrmacht : destructions, vexations, racisme, prélèvements massifs, tout contribue à faire monter, près des frontières violées, une inquiétude du lendemain autrement oppressante.

Partout, sitôt rentrés, les Français ont courageusement fait face aux ravages de la guerre : les dégâts matériels sont nombreux, les pillards de tous poils ont parfois œuvré avec constance, mais les ruines seront relevées. Renouer les liens familiaux, civiques et sociaux demanda du temps et de la peine, mais un tissu social de survie fut tant bien que mal reprisé. Les indispensables et proliférantes « démarches » administratives mobilisèrent passablement les ménagères et les chefs de famille, mais sans grognements trop intempestifs. En revanche, ils ont vécu aussitôt dans l'inquiétude pour leur travail. Hormis les fonctionnaires, les professions libérales et la plupart des détaillants, qui pouvait être assuré de le conserver ?

LES PETITS BOULOTS TEMPORAIRES DES CHÔMEURS

Usines démontées par l'Allemand, repliées depuis l'exode, privées de matières premières, reconverties ou réquisitionnées à la hâte pour satisfaire l'occupant ou contribuer à l'« effort national », commerces sans fournitures, employés sans services à rendre : la main-d'œuvre, en effet, a subi en quelques semaines à la fois un turn over et un appauvrissement. On délesta derechef, sur ordre de Vichy, en prolongeant les congés d'été ou en mettant à pied les femmes mariées dont les époux étaient employés dans la même entreprise, on freina l'embauche des jeunes, on activa les départs en retraite, mais rien n'y fit : l'économie de pénurie demandait décidément encore moins de bras.

Maigre l'absence de près de deux millions de prisonniers tragiquement retirés du circuit économique national, on dénombre ainsi, pour la seule Région parisienne, au bas mot 400 000 chômeurs à la fin de 1940 et plus de 1 100 000 sans doute pour l'ensemble du pays. A eux les maigres indemnités ou les petits boulots temporaires, gérés par un « Commissariat au chômage » installé le 29 octobre : ils repeignent des salles de classe ou ensemencent des espaces publics dans les grandes villes, partent en province pour fertiliser la jachère, irriguer la Crau, faire du charbon de bois ou construire un barrage et déjà, pour les plus jeunes, examinent l'offre tentatrice du départ vers les usines du Reich.

Les femmes sont particulièrement touchées, dans le marasme qui a saisi le textile, la confection, le monde des bureaux et celui du « personnel de maison » : de juillet à octobre, la fonction publique et les entreprises sont sommées à plusieurs reprises par Vichy d'avoir à dégraisser fortement leur main-d'œuvre féminine. Malgré les allocations familiales et une prime pour la « mère au foyer », il faudra donc bien se contenter des rations du ravitaillement, sans pouvoir recourir au marché parallèle, dans toutes les familles ainsi privées d'un salaire par le chômage, sauf à respirer un peu quand on y sait bichonner un bout de jardin ou flatter dans le bon sens le cher cousin campagnard qui enverra des colis.

Les Français avaient donc renoué, avec courage ou en faisant contre mauvaise fortune bon cœur, avec le train-train quotidien, en évitant le plus souvent de se prononcer sur les enjeux d'une guerre qui se poursuit ailleurs ou sur les chances d'une Révolution nationale qui veut leur imposer un ordre dont la rigueur outrepassera bientôt, à leurs yeux, le contenu du « maréchalisme » auquel ils s'étaient massivement ralliés. Mais l'affreux doute qui les tenaillait depuis le printemps désastreux devient triste constat à l'automne : « l'avant » ne reviendra pas. Et dans cette intériorisation d'une rupture au tréfonds de la vie nationale, les difficultés de la vie quotidienne ont joué un rôle sans doute fort important.

On doit certes se garder de pousser le tableau trop au noir. La France avait des réserves qu'elle put consommer, et les Français, après tout, ignoraient à la fin de 1940 que le pire était devant eux. Pourtant, la conjoncture est déjà nouée, qui entraînera une pénurie généralisée : le « temps des restrictions » est là, lisible dans les calculs des statisticiens et enregistré avec colère ou découragement à la table familiale. Les données du problème sont tragiquement simples : l'offre n'est plus à la hauteur de la demande car l'année a été médiocre, les approvisionnements extérieurs sont taris, l'Allemand est vorace et une répartition autoritaire ne peut pas augmenter la part de gâteau attribuée à chacun.

1940 fut, il est vrai, une mauvaise année pour les récoltes, déjà peu prometteuses avant mai puis mal levées dans le chaos de l'été. Pour toutes les grosses productions - céréales, fourrage ou vin -, le déficit oscille en moyenne entre 10 et 20% d'après les calculs officiels. La perte pour la viande et les laitages est chiffrée, elle aussi, entre 10 et 25%, jusqu'à atteindre 37% pour le veau. L'indice général de la production agricole, végétale et animale, donne une indication du même ordre : il chute à 82 contre 100 en 1938 et 104 en 1939.

A cette baisse d'un cinquième des disponibilités brutes, il faut ajouter l'isolement maritime qui prive le pays de la meilleure part de ses importations habituelles de l'étranger ou de l'Empire colonial : son effet, difficilement mesurable dès 1940, est dramatique pour le sucre, les légumes secs, les fruits et les corps gras, dont le taux d'importation avant la guerre oscillait de 15 à 60% de la consommation. Une approximation grossière estime à 15% ce déficit dû au « blocus ». L'Amirauté a beau faire escorter quelques convois, les Italiens tolérer un trafic restreint depuis l'Afrique du Nord, le passage de Gibraltar et le parcours de l'Atlantique sont aléatoires. C'est un triomphe quand arrive un bateau des Antilles, de Dakar, d'Indochine ou d'Alger : oranges, vin de la Mitidja, bananes, dattes, cacao, café, riz, huile, viande d'Argentine, blé canadien, rhum, oléagineux, caoutchouc, phosphates, cuivre, nickel, produits pétroliers seront de plus en plus rares. Parfois, c'est l'aubaine : ainsi, dans la région de Bordeaux, en novembre, sept navires déversent 125 000 quintaux de morue inattendus, aussitôt dérivés d'ailleurs vers les circuits du marché noir.

Mais il convient d'ajouter à ces pertes la part des prélèvements, prévus ou non par les conventions d'armistice, qu'effectuent les Allemands, avec un appétit qui leur vaudra le surnom mérité de « doryphores » : portant surtout sur la viande et les corps gras, ils affectent 15 à 20% des ressources alimentaires. Les gros organismes de la « kollaboration » économique ne se mettront en place qu'en 1941, mais divers courtiers ou « délégués spéciaux » dans les entreprises acheminent déjà vers le Reich non seulement ces produits de l'agriculture mais tout ce qui peut alimenter la machine de guerre allemande. Charbon, minerais, métaux, textiles, cuir, machines, outils, produits de luxe, tout est bon pour le vainqueur.

TABAC ET LINGERIE FINE : LES PRODUITS DU MARCHÉ NOIR

Le commandement allemand ayant arbitrairement fixé le cours du mark à 20 francs, soit pratiquement le double de sa valeur réelle, et ayant imposé aux Français, malgré les protestations à la commission d'armistice, des rations alimentaires plus faibles d'un bon tiers que celles des civils d'outre-Rhin, les troupes d'occupation font sans vergogne, de leur côté, de solides emplettes à usage privé ou familial. Les permissionnaires arpentent nos quais de gare chargés comme des baudets, tel officier rafle 30 paires de gants et 100 paires de bas, tel groupe de bidasses en goguette exige de l'aubergiste des omelettes de vingt œufs par homme, tel commandant de place se fait livrer 300 caisses de bénédictine et de cognac pour meubler ses soirées. Et tout à l'avenant. Dans l'entrefaite, des réseaux de marché noir s'organisent, qui fricotent aussi avec les « Frisés » et aident à acheminer vers l'Allemagne produits de luxe, tabac, chaussures, lingerie fine, vêtements, conserves, puis tout ce qui peut tomber sous le charme du mark. Quelques commerces d'articles « parisiens » ou l'industrie de la mode sont gagnants dans l'opération, mais les Français, eux, ne reverront pas de sitôt jolies chaussures de cuir et foulards de soie.

Si bien que, tous comptes faits, c'est pratiquement la moitié des denrées alimentaires habituelles ou des produits d'entretien de première nécessité (le savon, notamment) qui fait défaut aux Français de 1940. Et la géographie de la guerre aggrave les premiers effets de la pénurie : la coupure de la France en deux zones isolant des régions hier complémentaires, le Nord de la Loire, gros producteur de blé, de pommes de terre, de sucre de betterave, de lait et de charbon n'aide plus guère le Sud, pays du vin, de l'huile, du savon, des primeurs et des fruits. Partout les stocks, heureusement, ne sont pas épuisés, mais on en voit déjà le fond à l'entrée de l'hiver. Ce n'est pas encore la famine, mais une sérieuse crispation d'estomac est ressentie dans les villes. Et surtout, on sait bien désormais que l'avenir est noir.

Face à cette situation, le gouvernement de Vichy, pressé par l'occupant d'avoir à gérer au mieux tous ces manques, n'eut qu'un but : répartir la pénurie sans injustices trop criantes. « La première tâche du gouvernement, a annoncé Pétain le 13 août, est de procurer à tous, dans les mois qui vont venir, une alimentation suffisante. » Quelques experts en agriculture convinrent deux ans plus tard que ce fut une erreur : répartir, c'était nier tacitement que la guerre, en se prolongeant, pût installer une pénurie durable, alors qu'on aurait pu, en 1940, mieux user des stocks encore disponibles et construire de toutes pièces une nouvelle économie de la restriction qui aurait évité aux Français les affres des dernières années de la guerre. Quoi qu'il en soit (ce raisonnement des bureaux n'omet qu'un détail : on ne planifiera jamais les exigences allemandes), le premier réflexe fut autoritaire, réglementaire et misérablement gestionnaire. Non seulement les mesures de rationnement et de contrôle édictées depuis septembre 1939 furent dans l'ensemble maintenues, mais on les renforça, en bénissant les préfets de l'exode qui avaient su se montrer fermes dans la collecte et la distribution des secours, en multipliant décrets et circulaires émanant de services papivores, qui harcelèrent les organisations professionnelles et les entreprises et entassèrent leurs formulaires sur les bureaux des administrateurs. La machine à calculer sut moudre un grain qui se fit plus rare, mais elle tourna, souvent à vide, avec constance.

Les brochures de propagande détaillent avec satisfaction l'ampleur de l'action réglementaire de 1940. Ses grandes lignes ? « Fixation, contrôle et maintien des prix à la production, enquête très stricte sur les stocks, sur les possibilités de l'agriculture, sur les réserves de l'élevage ; organisation et répartition des produits essentiels à la vie du pays ; répression des fraudes ; restrictions alimentaires, sanctions sévères contre les accaparements, etc. : telle est, dans ses dures modalités, l'œuvre entreprise et poursuivie avec une volonté farouche par le maréchal Pétain et ses collaborateurs pour que la France puisse échapper au double danger de l'asphyxie et de la famine », affirme un plumitif vichyssois.

On n'entrera pas dans les détails - surabondants - qui traduisent cette « volonté farouche ». On notera néanmoins que les Français se voient interdire dès le 1er août l'usage du pain frais dont ils feraient trop gourmande consommation (les boulangeries ne pourront le mettre en vente que 12 heures au moins après sa cuisson) et sont réduits à évoquer leurs souvenirs à propos des croissants, brioches et autres fantaisies (le 26 novembre, pour couper court, les pâtisseries ne seront autorisées à ouvrir que les vendredi, samedi et dimanche, pour offrir des gâteaux sans « importante proportion de graisse, de sucre et d'œuf ») ; la vente de la viande est déjà limitée à trois jours par semaine ; des coupons et des tickets ont été alloués pour le sucre, les pâtes, le riz, le savon de Marseille, la margarine, et il est fermement conseillé de les faire honorer chez un commerçant fixe, dont le client devient une sorte d'obligé couché sur registre ad hoc.

Le 23 septembre, les premières cartes de rationnement apparaissent pour le pain, la viande et le fromage, avec des tickets détachables qui s'ajoutent aux précédents coupons et gonfleront désormais le porte-monnaie : le Maréchal tiendra à exhiber fièrement sa carte n° 50.084 T. Le 14 octobre, c'est le tour du lait (cartes rouges pour les moins de six ans, bleues jusqu'à quatorze ans et vertes pour les femmes enceintes ou qui allaitent), puis, le 2 novembre, celui des pommes de terre. Stricte mise en vente de la volaille, du lapin et du gibier, contingentement du savon de ménage et à barbe, des conserves, de la charcuterie, des biscuits et des confitures, heures d'ouverture des magasins restreintes par les préfets, unification des prix dans chaque département : le carcan est encore alourdi à la veille de Noël.

La consommation de toutes les boissons titrant 16 degrés et plus ayant été interdite par une loi du 23 août dont le régime attendait la prompte régénération de la race, le vin étant déjà attribué avec parcimonie, les Français n'ont même plus la tentation de noyer leur chagrin, sauf à passer dans la clandestinité des gargotiers ou à consommer en solitaires quelques larmes de leurs bouteilles personnelles : « Encore une que les Chleuhs n'auront pas ! » devient un cri de ralliement, une ligne Maginot mentale et un formidable slogan, bientôt, pour les trafics de tous les marchés noirs.

Les services du Ravitaillement ont, des octobre, réparti la population en grandes catégories, dont on affinera la ventilation en sous-ensembles jusqu'en 1942 : E pour les enfants de moins de trois ans, J pour les jeunes (on en viendra aux J1 jusqu'à six ans, J2 jusqu'à treize et J3 jusqu'à vingt et un ans), A puis M pour les adultes, T pour les travailleurs de force, C et P pour les producteurs, V pour les aînés. A chaque population mise en lettre est attribué à partir de septembre l'équivalent en tickets et coupons de 350 g de pain par jour (on passera à 275 g en avril 1941, en attendant mieux ; mais on peut acheter 80 g de farine avec son pour 100 g de pain), de 360 g de viande, 300 g de café, 100 g de riz (réservé aux enfants), 100 g de matières grasses, 50 g de fromage par semaine, 500 g de sucre, 300 g de café « mélangé », 250 g de pâtes et 125 g de savon par mois. Tout bien pesé, les tickets proposent, à l'entrée de l'hiver, les deux tiers d'une ration calorique normale à un adulte, à peine un peu plus aux enfants et aux vieillards. C'est dire que cette stricte répartition oblige la France entière à courir la chance d'une vente « libre » qui vire au noir, de la débrouille individuelle et du troc en voie d'organisation. Avec l'œil bien ouvert sur le portefeuille, car la loi de l'offre et de la demande est féroce : partout, les denrées disparaissent dès qu'elles sont taxées ou contingentées, mais leur prix grimpe en flèche si leur vente est encore libre.

UN COSTUME POUR UN QUART DE COCHON

Se prennent des lors d'étranges habitudes : passer systématiquement chez sa manucure pour prendre livraison du camembert normand, rafler tout bonbon visible à l'œil nu chez le pharmacien (les médicaments, eux, restent accessibles), sacrifier un costume encore « mettable » contre un quart de cochon, un bon quintal de patates ou deux sacs de boulets, troquer un kilo de clous contre du lard, user du paquet de Gauloises ou de « gris », de la livre de beurre ou du kilo de sucre comme meilleure monnaie d'échange. Tout ce circuit parallèle du troc n'est pas encore rodé, les « mercantis » du marché noir qui vendent au prix fort n'ont pas encore pignon sur rue, mais on glisse déjà insensiblement sur la pente.

Les campagnes, bien sur, observent une quiète réserve et, en attendant mieux, s'empiffrent assez consciencieusement, livrant le moins possible de leurs produits à la réquisition des autorités et n'étant pas encore visitées avec constance par les citadins démunis (les statisticiens noteront une « surconsommation » paysanne dès l'hiver 40-41 !). Mais dans les villes où tout commence à manquer, la pression monte. Le vieux tube d'aspirine bricolé devient un « tire-gaz » qui ranimera la flamme vacillante de la cuisinière, la Samaritaine vend des gilets chauds à base de papier journal et des poussins d'élevage pour balcons, on fouille à la fraîche le poussier des poubelles dans l'espoir d'y cueillir un morceau d'anthracite encore à peu près combustible, les « marmites norvégiennes » font fureur pour cuire la soupe sans feu, on se bourre à tout hasard de saccharine « 300 fois plus sucrée que le sucre », on vanne la farine dans les couvercles de lessiveuses, on traite l'orge ou des glands au grille-pain et on récupère les mégots après avoir « essayé » la fane de carottes ou la feuille de marronnier.

Un légume « libre » à l'odeur pisseuse et à la chair cadavérique, le rutabaga, dont on avait avant la guerre prudemment réservé l'usage aux seuls bestiaux, a débarqué mystérieusement chez les détaillants. Il ne tient guère au corps et entretient le pessimisme, flanqué sur les étals de quelques raves douteuses et autres scorsonères : dès la fin de l'an 40, il symbolise les malheurs du temps des « doryphores » et des tickets.

Le manque s'installe aussi en d'autres domaines. L'essence a pratiquement disparu, réservée à la Wehrmacht et aux « prioritaires », distribuée par deux pompes sur cent. A Paris, 4 500 autos roulent encore, contre 350 000 avant la guerre. Partout, ce n'est qu'un cri : le gazogène est-il au point ? Démarrant dans un bruit de sirène d'alarme, encrassant les moteurs, produit médiocre de mille saloperies péniblement menées au point de combustion, il découragera les meilleurs et les voitures non équipées de ses bouteilles pourriront sur cales, après vente ou échange de leurs précieux pneumatiques et de la batterie aux chanceux qui « roulent » encore. Paris et les grandes villes retrouvent alors une qualité de silence très « Belle Époque » qui enchanta Léon-Paul Fargue, avec sabots des chevaux, ahan des vélos-taxis et roulement des charrettes à bras.

Le vélo, cette conquête du siècle, devient tout naturellement le roi des transports : surveillé jalousement (les vols se multiplient), orné de plaques jaunâtres par les autorités, rafistolé avec amour (le pneu, le patin de frein, la selle de cuir et l'antivol sont, on l'imagine, organes de choix qu'on traite avec égards), pourvu de mille variétés de remorques, sacoches et porte-bagages, il sera bien longtemps le compagnon fidèle. La presse, dont la lecture devient obligatoire pour se repérer dans le méandre des « jours sans », des heures de distribution de la pitance et de la chronologie des « démarches », s'emplit de publicités flatteuses pour l'appareillage électrique (le courant ne manque pas encore), les produits de beauté sans graisse, les dentifrices au plâtre, les savons qui durent, le calfeutrage « Superhermit » des portes et fenêtres ou la selle de vélo « Sanchoc », brillante invention française à « membrane thermostatique ».

Tant de privations subies ou prévisibles ont fait monter à feu doux une certaine nervosité dans les villes. La « queue », où l'on tient salon, toute bruissante de « bobards », jérémiades, cancans et bonnes blagues, qu'il fallut apprendre à gérer au mieux en ne la prenant ni trop tôt (les « attroupements » ne sont tolérés qu'une demi-heure avant l'ouverture) ni trop tard (la voiture du détaillant peut être désemplie en un quart d'heure), quand une occasion peut se présenter, qu'on subit plus douloureusement, tricot à la main, pliant sous les fesses ou en se relayant, chez le crémier, le boulanger et le boucher du coin auquel le sort d'une famille gloutonne est désormais rivé, gronde déjà assez souvent, malgré (ou, selon l'humeur du jour, à cause de, car on peut louer un poupon ou passer au culot) l'instauration des cartes de priorité.

« Les longues files d'attente portent un coup au moral de la population qui commence à se ressentir de la sous-alimentation... Il faut les éviter par tous les moyens », concluent à juste titre, par exemple, les gendarmes de Martigues au début de décembre. D'autant que, par malchance, l'hiver s'annonce particulièrement rude. Ce sera même le plus dur de toute l'Occupation, avec 70 jours et nuits de gel, des moins 15 degrés fréquents et beaucoup de neige : c'est assez pour faire pester les citadins contre le manque de charbon, les jeter dans tous les lieux publics mieux chauffés (bibliothèques, théâtres, cinémas, musées, métro sont pris d'assaut) ou les contraindre à s'enfouir de bonne heure sous leurs couvertures en attendant la suite.

Noël 1940 fut donc passé aux tisons, sans grosses flammes. Les petits écoliers qui avaient écrit au Maréchal avec application trouveront dans leurs chaussures moins de panoplies guerrières que l'année d'avant. En revanche, « retour à la terre » et obsession alimentaire aidant, le père Noël apportera force épiceries et fermettes-modèles, avec images de chocolat, simili-gaufrettes, cochons de plomb bien gras et vaches normandes accortes. La presse maréchaliste a recommandé aussi pour la circonstance aux parents civiques un jeu de société, « Les richesses de la France ». Rien ne prouve que cette « réclame » ait été accueillie avec le sourire par les petits et les grands.

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