IMPLORANTE LAPLANTE
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1971 |
Une chanson vengeresse contre les yéyés, incarnés par "Mam'zelle Laplante", un personnage déjà entrevu dans Le retour des saisons.
LES YÉYÉS
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)
Cette France du début des années 60, c'est la France de l'abondance. Le pays pourtant est déchiré une fois de plus, au bord de la guerre civile même du fait de ce « sale » conflit algérien qui traînera deux bonnes années encore son cortège de haine et de violence. Deux années secouées par la multiplication des attentats, des exécutions, des procès et de la peur.
Mais à l'aube de ces sixties la France découvre (enfin) les bienfaits de la société de consommation, et au comptoir des félicités en tout genre, superflu et gadgets, art de vivre et confort ménager, la population enthousiaste se presse. C'est l'apparition des supermarchés, grandes surfaces du rêve à vendre qui poussent au rythme des premiers grands ensembles, ces cités-dortoirs où bientôt s'éveillera l'ennui et, qui, excroissances grisâtres à la ceinture des villes, répondent aux impératifs nés du formidable baby-boom de l'après-guerre. Symbole de cette furia aveugle des bâtisseurs, Sarcelles, au nord de Paris, Sarcelles l'hydre, l'enfer des hommes, béton nu et façades aveugles, alignements rectilignes et sans âme.
La France, oui, en ces sixties balbutiantes, consomme tous azimuts. C'est le temps des talons aiguille et de la minijupe, des blousons de cuir et du scooter, le temps des santiags et du nouveau roman, c'est l'avènement du plastique, vinyle, bakélite et formica, le temps des juke-boxes, du blue-jean et du scoubidou. Le prêt-à-porter va déferler sur la mode, et envahir la rue : adieu Poiret, adieu Chanel... Jean-Luc Godard règne sur le jeune cinéma français, nouvelle vague faisant fi des complexes dans sa politique de la terre brûlée. Jeunesse encore...
Dans un monde oscillant entre détente et guerre froide, l'élection, à la Maison-Blanche, du sénateur John Fitzgerald Kennedy est encore, à sa manière, une victoire de la jeunesse : pour le monde entier il symbolise celle-ci, et puis le courage, la réussite et le bonheur. Il dira d'ailleurs, lors de la cérémonie d'investiture : « Que la nouvelle parte en ce moment et de ce lieu, vers l'ami aussi bien que vers l'ennemi, pour annoncer au monde que le flambeau est passé entre les mains d'une génération nouvelle... » A Jérusalem, ultimes soubresauts de la guerre, se déroule l'interminable procès Eichmann, qui s'achèvera, des années plus tard, dans le sang, toujours le sang. A Hollywood, dans cette mecque glauque du mirage, se forgent jour après jour deux destins d'exception, deux mythes qui marqueront la décennie tout entière de leur empreinte en venant se fracasser aux parois du réel, l'un dans une ultime et sauvage explosion de violence, l'autre dans un désespoir liquide et glacé : James Dean et Marilyn.
La France ? Eh bien, à mille lieues du djebel algérien, la France baigne dans une quiète torpeur, cette espèce de béatitude douce qui est la marque de l'abondance.
Ella va se réveiller d'un coup. Par la musique. Parce que ces premiers mois des sixties sont placés sous le signe d'une petite boîte magique, le transistor, qui, merveille technologique, vous accompagne partout, dans la rue comme chez vous, au travail ou sur le lieu de vos vacances. Ça va donc venir d'un seul coup, sans crier gare. Plus qu'une simple musique, plus qu'un rythme ou une pulsion soudaine : un véritable mode de vie, à l'image de cette époque en accéléré. Le rock ! Une invasion fulgurante, une révolution quasi culturelle qui va secouer le pays en profondeur.
Tout partira bien simplement, en souplesse, soirées copains dans un endroit sympa, le Golf Drouot, au cœur du neuvième arrondissement de Paris, le quartier des affaires. A l'origine, ce futur temple du rock français n'est rien d'autre que l'unique golf miniature couvert de la capitale, situé au premier étage d'un immeuble, au-dessus d'un grand café, le Café d'Angleterre (aujourd'hui évidemment rebaptisé Le Golf !). C'est ici que, chaque jour, au sortir du lycée ou du bureau, des jeunes, anonymes, de toutes conditions mais tous fous de musique, affluent, avec leurs guitares et leurs amplis, pour des « concerts » improvisés dans l'air électrique et surchauffé. Rapidement le parcours du golf sera remplacé par un podium : le fameux « tremplin » est né, qui en deux décennies verra défiler plus de deux millions de jeunes et 6 000 chanteurs ou orchestres de toutes nationalités et de tous horizons. Car le patron du lieu, Henri Leproux, figure à jamais légendaire du rock français, lui qui de sa vie n'a jamais fait de musique, est à l'écoute de ces enfants un peu éperdus qui viennent ici rechercher un climat, une ambiance, voire un second foyer. C'est Henri Leproux qui sera leur révélateur, c'est lui qui leur fera découvrir le rock'n'roll en remplaçant dans son juke-box les tubes guimauve du moment par quelques 45-tours venus tout droit des U.S.A. Très vite le Golf Drouot va devenir la boîte des jeunes musiciens français, avant d'être plus tard célèbre dans le monde entier. Tout mordu de musique se doit d'y « monter » un jour : c'est là qu'il faut être vu, entendu, écouté. C'est là qu'il faut se produire. En l'espace de quelques mois cette salle anodine résonnant de l'écho de tant d'instruments torturés va devenir un formidable vivier d'où jailliront bien des stars de ces temps éphémères, aujourd'hui oubliées. Le jazz était né dans les caves de la Rive gauche ; le rock allait voir le jour au premier étage d'un immeuble cossu de la Rive droite. Ainsi va le monde...
La folie. Car très vite le Golf Drouot va laisser filtrer vers l'extérieur ses torrents de décibels fracassants. Et, très vite, la chanson française va perdre son âme pour se vendre au dieu rock. Au dieu fric aussi, disons-le... Car il faut bien l'admettre : si les musiques cognent, si les musiciens sont d'enfer, les textes pour leur part sont généralement nuls, d'une nullité proprement hallucinante. Bien sûr il ne s'agit, pour une écrasante majorité, que d'adaptations hâtives de « hits » américains, des « classiques » de ces monstres sacrés qui ont nom Little Richard, Elvis Presley, Eddie Cochran, Buddy Holly, Bill Haley, Chuck Berry et autres Gene Vincent. N'empêche : emportée par cet ouragan prodigieux, la chanson française va perdre son âme, et son identité. Qu'on en juge : les noms de vedettes nationales de ces temps agités, alignés, dressent une stupéfiante affiche au parfum venu (nettement) d'ailleurs. La chanson française à l'époque, ce sont Frankie Jordan, Long Chris, Danny Boy, Ronnie Bird, Vick Laurence, Vince Taylor, Mick Harvey, Lucky Blondo, Billy Bridge, Johnny Halliday, Dany Logan, Rocky Volcano, Eddy Mitchell, Frank Alamo, bien d'autres... Petit jeu édifiant : de ces quelques noms relevés au hasard, combien subsistent aujourd'hui ? Plus subtil encore : combien ont laissé un souvenir, une trace, une griffure dans notre vie ?
Autant de noms donc, souvent abstraits, de silhouettes floues, souvenirs, souvenirs, quelques images en accéléré au détour de nos mémoires. Le temps a passé et bien des chimères ont depuis chaviré, ambition fracassée. Mais en ce début des sixties, l'oreille collée au transistor, la France des teenagers entame sa longue marche en avant, de son pas conquérant, irrésistible. Le mouvement yéyé en effet est un phénomène qui échappe à tout le monde, qui dépasse tout le monde : personne ne le maîtrise, personne ne le contrôle. Certains seulement, plus avisés sans doute, plus sensibles aussi aux fluctuations des esprits, savent flairer le vent, et mesurer la portée de l'impalpable. Ainsi sur Europe N°1, toute jeune station de radio qui compte déjà à son actif un bon coup de fouet donné à toute la profession, deux jeunes animateurs, Frank Tenot et Daniel Filipacchi, ont-ils l'idée de lancer une émission exclusivement destinée à cette jeunesse qui désormais donne sa couleur au siècle. Ce sera « Salut les copains » - un titre inspiré d'une chanson de Gilbert Bécaud, un « Monsieur 100 000 volts » à la tension soudain quelque peu dépassée !
C'est parti : le temps des copains va tout balayer sur son passage, et tout modifier dans son sillage. Un phénomène d'une puissance et d'une ampleur inconnues à ce jour. On se précipite à la sortie de tous les lycées de France pour ne pas rater le rendez-vous quotidien sur Europe N°1. La revue tirée de cette émission miracle atteindra le million d'exemplaires, et sera même doublée d'une petite sœur, Mademoiselle Age tendre, destinée plus spécialement aux jeunes filles. Le « Chouchou » hebdomadaire de Salut les copains devient personnage national. Pour satisfaire un public avide d'incessantes nouveautés, et parce que la formule est telle, et la demande si forte, Salut les copains doit se nourrir de sa propre substance, dévorant lui-même, pris dans cette espèce de tourbillon de vertige, les forces ô combien factices qu'il secrète : en un mouvement de ressac incessant, les idoles se bousculent au portillon de la gloire, qui naissent à l'aube pour disparaître au crépuscule, aussitôt remplacées. Qu'importe l'originalité, l'âme ou le style, qu'importe le talent, le tout est d'être dans le vent. C'est le temps de ces tempos écartelés, de ces danses d'un été qui sur les pistes font éclater les couples en un étrange simulacre de combat : twist, jerk, madison, pâles succédanés du rock roi, bâtards tristes. Reste le slow bien sûr, le slow éternel. On tangue et on pleure sur « Only you » des divins Platters pour se déchaîner l'instant d'après au rythme de « Brand new Cadillac » du sulfureux Vince Taylor. avec ses roucoulades et ses envolées sauvages, Elvis « the Pelvis » est le dieu vivant de toute une génération, et d'une industrie, le disque, qui commence à atteindre des chiffres de vente spectaculaires. C'est le temps des Teppaz, des surboums et du whisky-Coca, le temps des mirages et de la fureur de vivre. Tout va vite, très vite et la planète, en tout cas la jeunesse, semble brûler son énergie sans souci des lendemains - qui d'ailleurs s'annoncent prospères.