EVE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1947 (inédit 1948)

Presque totalement absente au temps du Fou chantant, la religion n'a pas tardé à envahir le répertoire du Trenet chanteur-poète bourgeois : après "le bon Dieu" (Chacun son rêve), saint Pierre (Ding ! Dong !) et Marie (Marie Marie), voici Eve, traitée à la mode crooner.

LA VÉRITÉ SUR ADAM ET EVE
(Les Collections de L'Histoire n°5 ; Jean Bottéro ; juin-août 1999)

Dans la Bible, l'acte d'amour, loin d'être condamné, est présenté comme une activité saine, allègre et enrichissante. Et le péché originel, la faute commise par Adam et Ève, n'a rien à voir avec la sexualité.

Que nous le voulions ou non, pour l'avoir lu nous-mêmes ou l'avoir entendu raconter au cours de notre enfance, c'est encore le récit liminaire du premier livre de la Bible qui fournit à beaucoup d'entre nous l'imagerie essentielle des origines de notre race : cette vieille aventure d'Adam et Ève, du « premier couple humain », à l'autre bout de l'interminable lignée dont nous formons les mailles dernières.

Au temps où la Bible passait pour le Livre de Dieu, écrit ou, pour le moins, dicté par Lui aux fins de nous offrir un catéchisme aussi véridique que son Auteur, des torrents d'éloquence et des rivières d'encre ont été déversés pendant près de vingt siècles pour défendre le mot à mot de cette relation : épiloguer sur la Femme, « os surnuméraire de l'Homme », comme le disait, paraît-il, Bossuet, expliquer comment s'arrangeait le Serpent lorsqu'il ne serpentait pas encore, et déplorer ce trop bref Age d'Or primitif, révolu par la faute de nos premiers parents. Tout cela était proclamé historique - c'est-à-dire véritablement arrivé comme c'est raconté - et sa vérité « événementielle » garantie par Dieu en personne : anathème - et plus d'une fois, hélas ! carrément jeté au feu - quiconque révoquait en doute le récit !

Pour l'essentiel, on en était encore là autour de nos années 1950. Certes, on voulait bien admettre, dans le narré de cette histoire, quelques traits ambigus ou obscurs souffrant des interprétations différentes que chaque théologien échafaudait et défendait pour son compte. Encore fallait-il sauver à toute force la « vérité historique » des linéaments essentiels du récit : l'existence du premier couple et la réalité d'une faute condamnant sa progéniture entière à un état et un comportement radicalement dépravés, et à une existence remplie de contrariétés et de peines.

Comment un historien doit-il comprendre ce récit ? Avant de le juger, il lui faudra d'abord le remettre à sa place dans le temps et la propre pensée de son « auteur ». Dans ce but, il rappellera donc que la partie proprement narrative de la Bible, en particulier ses six premiers livres, de la Genèse à Josué, qui forment une certaine unité littéraire, est en réalité - comme on s'en est avisé, depuis un bon siècle, par l'analyse de la langue, du vocabulaire, de la phraséologie et de l'idéologie - composée par l'entrelacement de plusieurs présentations originales de l'histoire biblique, que l'on avait voulu dévotement préserver en les tressant en une corde unique. Ce qui explique, par exemple, dans le texte traditionnel, les nombreux récits doubles, et parfois divergents, du même événement.

De ces œuvres antiques, nous ne connaissons naturellement pas les auteurs, dont il n'est du reste pas dit s'il s'agissait d'individus plutôt que de chapelles. Aussi les identifions-nous, pour abréger, par des dénominations arbitraires tirées de quelque marque de leur style ou de leur optique. Le plus vieux récit, que l'on appelle Yahwiste parce qu'il emploie volontiers le terme de Yahwé pour désigner Dieu, trahit l'état des choses et le monde de pensées qui prévalaient, en Israël, autour du IXe siècle avant notre ère, et en particulier une notion encore bien concrète, figurative et « naïve » du monde surnaturel et de Dieu, que l'on imaginait volontiers intervenant par lui-même ici-bas et mettant, pour ainsi parler, la main à la pâte.

Le récit le plus récent, dont l'esprit « théologique », clérical et méticuleux, transparaît tout du long - et que l'on nomme pour cette raison Document sacerdotal -, est plus jeune de trois bons siècles et enregistre la profonde évolution mentale et religieuse provoquée par les événements responsables du grand Exil et par cet Exil même : alors, le monothéisme absolu s'était à jamais imposé en Israël, avec sa haute conception de la Transcendance radicale de Dieu, bien au-dessus des choses de ce monde, même s'il en demeurait le Souverain et le Responsable suprême.

Yahwiste et Document sacerdotal figurent seuls dans le récit biblique de la Création du Monde et de l'Homme.

Le plus fameux morceau, que tout le monde a plus ou moins en tête parce qu'il commence notre Bible (Genèse, I-II, 4a), fait partie du Document sacerdotal . Il se met d'emblée sur un plan élevé, cosmique et pour ainsi dire abstrait : Dieu crée, par sa seule parole, l'Univers et les grands Ensembles qui le composent et le meublent, sans s'occuper le moins du monde des individus. A la fin, après les espèces animales, il crée l'espèce humaine comme telle : composée de « mâles et femelles » (I, 27), ainsi qu'il se doit.

Le Yahwiste , lui (II, 4a-fin de III), voit les choses d'une tout autre manière, beaucoup plus ingénue, concrète, matérialisée et centrée sur l'Homme. Le Monde que Dieu « fait »« fabrique » comme une sorte d'artisan, ce n'est pas le Cosmos, c'est « un jardin » : le cadre de vie d'un paysan, comme il y en avait tant en Israël à l'époque. Après quoi, il « modèle » d'argile un homme unique et seul. Pour qu'il ne le demeure pas, Dieu « modèle » de même, ensuite, les animaux.

Que pouvait bien cacher le fruit défendu ?

Mais, aucun d'eux n'ayant été capable de fournir à l'homme le véritable complément nécessaire pour rompre sa solitude et se propager, Dieu « édifie » une femme, qu'il tire, pour le coup, de cet homme, légitimant ainsi, par une telle identité d'origine « d'os et de chair » (II, 23), la future recomposition d'« un seul corps » (II, 24) par l'un et l'autre, unis, évidemment, dans l'acte d'amour : l'accouplement suppose le couple. Et parce que, du temps du Yahwiste , la cellule première, l'unité fondamentale de la société, c'était, en Israël - nous le savons fort bien par ailleurs -, le couple monogame, ce vieil auteur, tout au rebours de l'« abstrait » Document sacerdotal , ne pouvait guère imaginer autrement que comme un couple primitif les premiers représentants et parents de notre race, de même qu'il n'imaginait pour eux d'autre situation que celle du paysan.

Reste l'autre point, qui a depuis toujours piqué la curiosité des fidèles et des lecteurs de la Bible : la « faute » commise par ce premier couple et qui aurait empiré le destin des hommes, voire, selon la théologie chrétienne traditionnelle, désorganisé leur nature. De tels effets paraissant hors de proportion avec ce qui nous est matériellement présenté comme un acte de gourmandise et de curiosité, on s'est naturellement demandé ce que pouvaient bien cacher cet « Arbre » et ce « Fruit » défendu (II, 17), cette intervention du Serpent (III, 1 et suiv.), cette faiblesse de la Femme et cette séduction de l'Homme (III, 6).

Le premier qui semble avoir pensé à un délit d'ordre sexuel est le théologien juif Philon, dit d'Alexandrie, qui vivait aux alentours de notre ère. Deux ou trois grands docteurs chrétiens antiques l'ont suivi, tel, vers 200 de notre ère, Clément, également d'Alexandrie, qui supposait un usage prématuré du mariage. La théologie chrétienne, il faut le dire à son honneur, n'a jamais accordé de réelle importance à une interprétation aussi naïve ; ainsi, dans sa Somme théologique (I, article 2 de la question 98), le plus grand théologien de l'Église catholique, saint Thomas d'Aquin, établit que l'homme pouvait naturellement, avant sa « faute », faire un usage normal de ses capacités sexuelles. Mais maintenant qu'a sévi cette rage puérile de la psychanalyse et ce pansexualisme débile qu'elle propage - faute de mieux -, il était inévitable qu'au moins chez les non-professionnels de la Bible et de l'orientalisme, on soit si volontiers tenté par une vision « érotique » du récit de la « faute originelle ».

Or, c'est là ne rien entendre, non seulement à ce récit mais à l'optique propre à ses auteurs et lecteurs antiques, lesquels n'avaient pas du tout, de la sexualité et de son exercice, les mêmes appréhensions et censures que nous, héritiers du discrédit et du soupçon dans lesquels le christianisme pastoral traditionnel nous a durablement appris à les tenir : en Israël, comme à Babylone qu'il suffise de renvoyer au Cantique des cantiques, faire l'amour, pourvu qu'en le faisant on ne lésât personne, était une activité saine, allègre et enrichissante, et le Yahwiste se serait fâcheusement contredit s'il y avait vu un « péché » après nous avoir dépeint l'homme et la femme ajustés, pour ainsi dire, d'emblée l'un à l'autre par leur Créateur en personne, pour le faire.

« Discerner le bien et le mal »

En réalité, et si l'on prend le texte dans le droit fil de la pensée de son auteur, la matérialité de la « faute » d'Ève et d'Adam : la consommation d'un fruit interdit mais « agréable à manger et tentant au regard » (III, 6) est tout a fait secondaire. L'essentiel - et ce point, exégèse et théologie traditionnelles l'ont fort bien vu -, c'était la transgression de la volonté divine qu'un tel acte constituait ; et ce, dans un esprit de démesure : pour se hausser au-dessus de la condition qui nous avait été assignée d'origine ; pour « être comme Dieu et capable de discerner le Bien et le Mal » (III, 5), et se trouver ainsi « rendu [plus] intelligent » (III, 6).

Mais, surtout, cette transgression première de l'Homme avait précisément pour effet de rendre compte de son état - constant depuis la nuit des temps, mais qui, dans la pensée du Yahwiste, ne pouvait pas être originel. Si l'Homme, après sa faute, est devenu « [plus] intelligent », cela veut dire que désormais il connaît et peut discerner, « outre le Bien, le Mal » . Or, aux yeux des Sémites anciens, « connaître » impliquait toujours une certaine complicité : ce n'était pas seulement voir, discerner, c'était goûter, participer, s'impliquer dans ce que l'on connaissait.

En d'autres termes, l'Homme a acquis de la « malice », comme nous le dirions d'enfants un peu trop avancés et au courant des choses des adultes : il connaît les potentialités mauvaises des êtres et des actions ; il a conscience d'impulsions troubles et vicieuses auxquelles il peut se laisser aller désormais. C'est pourquoi il a honte aussitôt de cette attitude indécente, choquante, toujours prohibée dans la tradition sémitique, et particulièrement en Israël, qu'était la nudité (III, 7 s).

De plus, en voulant « devenir comme Dieu » et exhausser sa condition première, il l'a, en fait, et par sa faute, dépréciée et ravalée. N'est-il pas, en effet, anormal - sans parler du problème que pouvait poser, à des esprits encore étonnés devant les curiosités du monde, l'étrangeté de présentation et de comportement du Serpent (III, 14 s) - que l'élan spontané qui porte chaque femme vers son homme ne soit en fait - c'était du moins la tradition dans le monde sémitique ancien, où la femme ne représentait, en droit, guère plus que l'« objet » de son époux - qu'aveugle soumission à une façon de tyran ? Et que, disposée par tout son corps pour mettre des enfants au monde, elle n'y parvienne qu'entre les plus cruelles douleurs (III, 16) ? Et que l'Homme n'arrive pas à subsister et vivre sans des efforts harassants et constants, avant de devoir inéluctablement, à la fin, se retransformer par la mort en cette même terre dont il avait été tiré (III, 17 s) ?

Notre triste destin

Une pareille situation, d'une certaine manière absurde, posait à l'esprit un problème. Nous autres, avec nos disciplines scientifiques, notre maniement des concepts, des abstractions et des « lois », nous avons le moyen d'y répondre sur le plan des principes et des notions générales. Des esprits encore incapables, comme les Proche-Orientaux antiques, Israélites compris, de faire appel aux idées pures, mais seulement à l'imagination, n'avaient guère qu'un recours : précisément l'imagination. Mais une imagination « calculée » : imaginer, combiner, aux fins de rendre compte d'un état de choses problématique, une suite d'épisodes aboutissant à cette propre situation - un peu comme les fabulistes construisent leurs historiettes en vue de la moralité qu'ils en veulent tirer. C'est ce que l'on appelle un mythe. Toute la littérature de l'ancien Proche-Orient est remplie de tels mythes, et le récit des aventures du premier couple en est un. C'est-à-dire qu'il n'entend pas relater, mais expliquer.

On le comprend beaucoup mieux si on réinsère ce mythe dans les préoccupations du Yahwiste . Son véritable but est de retracer, ab ovo, l'histoire de son peuple. Ce peuple, Yahwé se l'est constitué et réservé lorsqu'il a suscité dans ce but Abraham, son Ancêtre et son premier Père (Genèse XI, 27 s), après avoir été en quelque sorte découragé par le reste des hommes, chez qui Mal et « malice » n'avaient cessé de croître depuis Caïn, assassin de son frère (IV), et Lamek, une plus sombre brute encore (IV, 23 s) ; puis, « la méchanceté humaine devenue si grande, ici-bas », il lui avait fallu anéantir par le Déluge cette race corrompue (VI et suiv.), laquelle, aussitôt reconstituée à partir d'une nouvelle souche (IX), avait repris ses méfaits, prétendant même, à la fin, « escalader le ciel » et s'égaler à Dieu (XI).

Quelle pouvait donc être l'origine première d'un Mal aussi endémique et paraissant comme connaturel et inné en l'Homme ? Dans la conviction du Yahwiste , comme dans celle de tous les dévots de son Dieu, il était impensable que l'on imputât à ce dernier une condition humaine qui ne fût point d'emblée irréprochable et parfaite. C'est donc en l'Homme lui-même qu'un tel Mal devait avoir sa source, et ce, dès les tout premiers temps de son apparition sur terre, dès le premier couple, tant il semblait faire partie de notre nature, profonde et archaïque.

Tel est le sens foncier de la « faute du premier couple », du « péché originel » : mythe conçu pour rendre compte de l'universelle propension des hommes au Mal, en même temps que de la manifeste déchéance de leur condition par rapport à ce qu'elle eût été si le Créateur en avait été le seul responsable : par rapport à ce qu'elle avait dû être tant qu'il en avait été le seul responsable. Le premier couple n'est pas seulement l'origine de notre nature, mais aussi de nos faiblesses et de notre triste destin.

Les mythes reflètent souvent une antique sagesse et une philosophie profonde, même lorsqu'ils les traduisent naïvement. Pour ma part, on ne m'empêchera pas d'admirer et de suivre ce vieux penseur d'Israël qui, voici près de trois millénaires, avait déjà si bien compris que l'Homme n'a jamais cessé, et ne cessera sans doute jamais, de faire son propre malheur.

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