EN QUITTANT UNE VILLE, J'ENTENDS
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1938 |
Inspiré par le grand départ du jeune (dix-sept ans !) Trenet pour Paris (1930), un voyage en "train de nuit" (auquel l'auteur ajoutera un couplet dans une nouvelle version enregistrée en 1959), peuplé des "fantômes" souriants du passé à Perpignan, parmi lesquels "la voix des flots enchanteurs", "la chanson des oiseaux / Sur l'esplanade", "le ciel peuplé / De ses moutons blancs" et "la mer troublée, / Spectacle troublant", autant de souvenirs qui reviendront hanter de nombreuses chansons du Fou chantant.
LE DÉPART DE TRENET POUR PARIS
(Monsieur Trenet ; Richard Cannnavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)
Mais qu'importe au jeune Charles ces heurts avec son père : il écrit, multipliant les poèmes, les chroniques, il écrit, et peu à peu, de voir ses œuvres éditées en une du Coq lui semble presque banal : ce joies inouïes d'autrefois ont perdu beaucoup de leur sel. A vrai dire Charles commence à étouffer pour de bon dans cette province trop douce : l'audience perpignanaise ne lui suffit plus. Trenet, qui rêve d'un ailleurs, se sent de jour en jour pousser des ailes.
Et c'est ici que son pygmalion va montrer toute sa grandeur d'âme. Albert Bausil, qui pour lui-même s'était refusé la gloire et l'argent, et qui depuis longtemps va répétant : « J'ai découvert un garçon extraordinaire, c'est le petit Trenet, et vous verrez, je le mènerai au sommet de la gloire, j'en ferai une très grande vedette. C'est un très grand artiste », Albert Bausil donc va pousser son « disciple », son fils spirituel, il va l'encourager à monter à Paris, l'exhorter à tenter l'aventure. En cette année 1929 il écrit : « Maintenant Charles a seize ans. Il explose. Il hurle de vie, il éblouit, il assourdit ses compatriotes ; il les scandalise aussi un peu. Il ne peut pas passer comme cela avec son insolence, ses gestes, ses chansons, cette fleur à la bouche et cette lumière dans les cheveux devant les volets de la petite ville. Les bourgeois murmurent et les vieilles dames passent sur l'autre trottoir.
Il est temps de partir... »
Et Charles Trenet, en écho, lui répondra plus tard : « Je compris vite à Perpignan, au contact d'Albert Bausil, figure inoubliable et illuminante, que j'étais fait pour la vie imaginative et fleurie, avec par-ci par-là des inspirations musicales. Bausil me dit : " Ce n'est qu'en quittant Perpignan que tu le comprendras. Monte à Paris ! " J'avais dix-sept ans, un cahier plein de poèmes. C'était mon cœur... »
Trenet qui pourtant n'est pas dupe. Beaucoup plus tard il écrira, un peu cruellement, dans Mes jeunes années : « Tu cumules, Albert, le jour en Chantecler, le soir en duc de Reichstadt. Mais l'uniforme te va bien, tout blanc, moulant à souhait ton élégante silhouette. La salle frissonne à ton entrée. Ta phtisie artistiquement suggérée grâce à deux bâtons de fond de teint gras, oh ! que tu es pâle, se communique à toute la salle, qui devient ton reflet. Patapoum ! Crac ! Boum ! Le rideau tombe. Un triomphe. Le lendemain L'Indépendant titre : "Albert Bausil, la Sarah Bernhardt roussillonnaise. " C'est la gloire, la réussite totale. Et c'est aussi ton point faible, Albert, cette gloriole de préfecture, j'allais écrire cette gloriette puisqu'il s'agit de l'Aiglon. Depuis longtemps un aigle de plus d'envergure te maintient dans ses serres. Tu feins de ne pas le voir, de te moquer de lui, même de ne pas y croire. Pourtant tu sais qu'il existe et qu'il ne te lâchera plus, ce rapace appelé Province... »
En attendant, coincé encore à Perpignan, Charles écrit, il noircit des rames entières de papier, en vers, en prose. En 1930, rejoignant sa mère pour des vacances à Prague, il lui apporte le manuscrit de son premier roman, Dodo Manières, écrit à dix-sept ans et qui sera publié en 1939. Il écrit, il écrit, l'œil au-delà de l'horizon et le cœur à Paris déjà. Car cette fois sa décision est prise : au diable les études, le bac et l'architecture, il tentera l'aventure de la capitale ! Recommandé, une fois encore, par Albert Bausil, il décroche un contrat d'assistant décorateur aux studios Pathé de Joinville. Mais il hésite un peu à franchir le pas : ce n'est qu'un enfant encore. Aussi, lors de ce voyage à Prague va-t-il demander sa bénédiction à sa mère. Qui la lui accorde bien volontiers, à sa manière : élégante et discrète. Elle lui dit :
« Ne te crois pas comblé de dons. Dieu n'aime pas que l'on s'éparpille. Ton enfance s'éloigne, gardes-en le souvenir à portée de la main. Au cours d'une destinée normale, il est bon par la suite de se retremper dans ce bain de fraîcheur. Nous sommes tous à la merci d'une erreur de cheminement, j'en sais moi-même quelque chose... »
Quant à son père, Charles lui mentira, affirmant qu'il est inscrit aux Arts décoratifs. Le brave homme de ce fait n'hésitera pas à donner son accord, qui voit déjà son fils architecte. « En vérité, note Charles Trenet, je pensais devenir journaliste, artiste-peintre en atelier, acteur de cinéma, en un mot : parisien !... »
En octobre donc, adieu pays de ma jeunesse, un grand jeune homme blond au teint frais s'embarque en gare de Perpignan, destination la capitale.