BARCELONE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1960

La cinquième et dernière chanson que Trenet consacre à une ville étrangère (cf. Rome) lui renvoie les échos familiers du "pays catalan", ce qui ne l'empêche pas de finir sur une nouvelle allégeance à Paris, "reine du monde" (cf. Autour du monde).

L'OCCITANIE : UN ÉTAT MANQUÉ ?
(L'Histoire n° 14 ; Pierre Bonnassie ; juillet-août 1979)

A priori, rien n'interdisait la naissance d'un Etat occitanAvant la Croisade albigeoise, plusieurs figurations s'en esquissèrent. Aucune pourtant ne put se concrétiser...

C’est entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIe que se dessinent en Europe les premières ébauches des États nationaux : alors naissent l’État anglo-normand, les États aragonais et castillan et - assez tardivement, pas avant Philippe-Auguste - l’État capétien. Que dans ce concert ne soit pas apparu un État occitan semble à première vue assez déconcertant : les pays d’oc en effet possédaient sur leurs voisins une avance certaine tant sur le plan économique que sur le plan culturel. Le renouveau des échanges y avait été plus précoce, l’infrastructure urbaine y était plus solide ; quant à la langue d’oc, illustrée dès les dernières années du XIe siècle par la poésie des troubadours, elle se haussait, au cours du siècle suivant, au rang de langue de culture dans toutes les cours européennes : Richard Cœur de Lion, pour ne citer que lui, s’il ignorait l’anglais, parlait et écrivait l’occitan.

L’espace occitan en l’an 1000

Il n’était donc pas inscrit dans le ciel qu’un État occitan dût obligatoirement avorter. En fait, plusieurs figurations s’en esquissèrent entre l’an 1000 environ et le début de la croisade albigeoise (1208) : avant de se demander pourquoi elles ne prirent pas corps, il convient d’apprendre à connaître ces Occitanies en puissance.
Vers l’an 1000, l’aire linguistique d’oc est plus étendue qu’elle ne le sera jamais par la suite. Elle inclut, en particulier, deux régions qui depuis se sont détachées du rameau d’oc, mais qui alors jouaient un rôle essentiel dans la vie de l’ensemble occitan : le Poitou et la Catalogne. Poitiers, résidence des ducs d’Aquitaine, non seulement parle la langue d’oc mais lui fournit le premier et l’un de ses plus grands poètes en la personne du comte Guilhem IX. Au sud des Corbières, la Catalogne ne fait point encore figure d’entité autonome, elle n’a même pas encore de nom (le mot Catalonia n’apparaîtra qu’au XIIe siècle). A Barcelone règnent des comtes qui sont issus du lignage comtal carcassonnais ; leurs épouses sont des Auvergnates ou des Languedociennes : pendant toute la première moitié du XIe siècle, c’est même une Carcassonnaise, Ermessinde (fille de Roger Ier de Carcassonne) qui domine la scène politique dans les comtés de Barcelone, d’Ausone et de Gérone. Ajoutons que l’idiome proto-catalan qui est parlé à l’époque ne se distingue que par des nuances des autres dialectes d’oc : de Barcelone à Poitiers ou à Nice, point de difficulté pour se comprendre.

En l’an 1000, ce vaste ensemble occitan ne possède, cela va de soi, aucune unité politique ; il se trouve même partagé entre plusieurs mouvances. A l’est du Rhône, la Provence appartient au fantomatique royaume de Bourgogne (dernier avatar de l’ancienne Lotharingie), avant de se trouver rattachée, en 1032, à l’Empire romain germanique. Au Sud-Ouest, la Gascogne, dont l’histoire est d’ailleurs très mal connue, jouit d’une totale indépendance sous des ducs autochtones. Tous les autres comtés, de Poitiers à Barcelone, sont inclus dans le regnum Francorum. Mais cette allégeance est toute virtuelle. De l’avènement de Hugues Capet (987) à celui de Louis VII (1137), l’audience des Capétiens en pays d’oc est nulle : en 1108 par exemple, aucun des princes méridionaux ne daigne prêter hommage à Louis VI. Cette vacance du pouvoir royal est parfaitement illustrée par un mot de l’abbé de Fleury-sur-Loire, Abbon, qui, se trouvant de passage à La Réole en 1004, déclare : « Je suis plus puissant ici que le roi de France, puisqu’en ce territoire personne ne craint son pouvoir. » Les comtes occitans sont donc, de fait, souverains.

Que sont ces comtés ? En droit égaux entre eux, ils diffèrent beaucoup de par leurs dimensions : certains (Provence, Auvergne) sont très vastes, d’autres (Couserans, Razès, Pallars...) ont des limites qui s’identifient aux horizons d’une vallée. Mais leur poids politique n’est pas fonction de leur étendue : les plus grands peuvent être aussi les plus faibles, par manque de cohésion. De fait, dans ce monde qui reste très marqué par l’empreinte romaine, le prestige d’une dynastie comtale est surtout lié au rayonnement de la ville qui lui sert de capitale. Ce sont donc trois villes qui vont constituer les principaux pôles des regroupements successifs à travers lesquels l’Occitanie cherchera son unité. Trois villes : Poitiers, Toulouse et Barcelone (1).

Les comtes de Poitiers ont pour eux d’avoir hérité du titre de ducs d’Aquitaine : même si cette dignité ne leur confère aucun pouvoir réel, elle les fait apparaître comme les successeurs des anciens rois de l’Aquitaine wisigothique ou carolingienne (le duc Guilhem Fierabras n’hésite pas à s’intituler en 984 « duc de toute la monarchie des Aquitains »). De plus, par d’habiles jeux d’influences ces comtes poitevins sont parvenus à dominer une grande partie du Nord-Ouest occitan : entre 993 et 1030 Guilhem V le Grand fait entrer dans sa vassalité les comtes de Limousin, de Périgord, de la Marche et même, mais très théoriquement, d’Auvergne et de Gévaudan.

A Toulouse règne une dynastie qui ne manque pas non plus d’atouts : ajoutant à leur titre comtal celui de marquis de Gothie, les comtes de Toulouse prétendent exercer une sorte d’hégémonie sur l’ensemble des terres sises entre Garonne et Rhône et, de fait, les comtés de Nîmes, Béziers et Narbonne sont administrés par des vicomtes qui théoriquement relèvent de Toulouse. De plus, une autre branche du lignage toulousain est implantée en Rouergue, Quercy et Albigeois. Les Toulouse-Rouergue ne manquent donc ni d’ambitions ni de revenus.
Mais les plus riches et les plus puissants des princes méridionaux sont assurément les comtes de Barcelone : dominant l’une des frontières de la Chrétienté, ils tirent de leurs relations avec l’Islam ibérique - volontairement pacifiques et même, au XIe siècle, cordiales - de très grands bénéfices, tant culturels qu’économiques. Ces bénéfices, ils vont tenter de les investir dans l’espace occitan.

La première Occitanie barcelonaise

Au cours des années 1050-1070, Barcelone connaît l’un des sommets de sa prospérité. Sans parler de la vive croissance agricole qui caractérise alors la Catalogne, on ne peut qu’être stupéfait par l’abondance de numéraire - et particulièrement de numéraire d’or - qui, pour l’heure, irrigue l’économie de la région. Cet or provient pour l’essentiel des tributs que versent au comte les émirs musulmans voisins (de Saragosse, de Lérida, de Tortosa) en contrepartie de sa protection. Venu des profondeurs de l’Afrique à travers le Sahara, le Maghreb et l’Espagne, cet or fait de Barcelone l’Eldorado de l’Occident. Il est aussi le moteur de sa politique occitane.

Jamais, en effet, Barcelone n’a été aussi étroitement liée au destin des pays d’oc. Raimond-Bérenger Ier, qui règne alors, est en relations constantes avec ses homologues du Nord des Corbières. Sa femme mène une politique plus active encore dans tout l’espace occitan : il s’agit d’Almodis, sans doute l’une des plus séduisantes figures de ce temps. Limousine de naissance, issue du lignage comtal de la Marche, elle a successivement épousé Guy de Lusignan et le comte Pons de Toulouse avant de se faire très volontairement enlever, dans des circonstances hautement romanesques, par Raimond-Bérenger Ier, dont elle devient en 1052 la troisième épouse. A Toulouse, elle a deux fils (les futurs comtes Guilhem IV et Raimond IV) et une fille ; à Barcelone, deux fils encore. C’est elle qui va organiser la première tentative d’expansion barcelonaise en Occitanie.

Celle-ci consiste pour l’essentiel dans l’achat des comtés de Carcassonne et de Razès. Achat permis par la mort sans héritier direct des deux titulaires de ces comtés, mais longuement négocié et surtout fort onéreux. Pour dédommager tous les ayants droit (le vicomte Raimond-Bernard Trencavel de Béziers, la comtesse douairière de Carcassonne, les comtes de Cerdagne, Foix et Toulouse), Raimond-Bérenger Ier et Almodis dépensent, entre 1068 et 1070, plus de 60 000 pièces d’or. Mais l’opération réussit et fait de Carcassonne - et pour longtemps - le pivot de la politique barcelonaise dans l’espace occitan : désormais, en raison de cet état de fait, ne cessera de se poser - jusqu’à la croisade albigeoise et même après - une « question de Carcassonne ».

Mais l’aire d’influence barcelonaise s’étend bien au-delà des rives de l’Aude : à la suite de cessions de droits diverses et confuses (mais toujours chèrement rétribuées), le Comminges, le Couserans et le comté de Foix entrent plus ou moins dans l’orbite barcelonaise. A Béziers, Raimond-Bernard Trencavel prête hommage au couple barcelonais et, à Melgueil, le comte épouse une fille d’Almodis. Il n’est pas jusqu’au nouveau comte de Toulouse, Guilhem IV, qui ne jure aide et fidélité à son demi-frère Raimond-Bérenger Ier. Du Llobregat à la Garonne et à l’Hérault, une Occitanie est bien en train de naître.

L’effondrement de ce premier édifice a généralement été expliqué jusqu’ici par une suite d’événements dramatiques, dans lesquels les historiens catalans ont toujours vu la main du destin. Il est bien vrai que la famille barcelonaise s’est mise, alors que tout semblait lui sourire, à se déchirer elle-même, en une sorte de vertige d’autodestruction. Qu’il suffise de citer, en 1071, l’assassinat d’Almodis par son beau-fils Pere, puis surtout, en 1082, le meurtre du comte Raimond-Bérenger II, perpétré par son frère jumeau (et cohéritier du comté) Bérenger-Raimond II. Il est certain que tous les comtes occitans qui s’étaient placés sous la tutelle barcelonaise se jugèrent déliés de leurs engagements et récusèrent un seigneur coupable de fratricide. En fait, bien d’autres explications peuvent être données à ce premier échec barcelonais. Retenons-en une, d’ordre économique : le tarissement des arrivées d’or à Barcelone, provoqué par l’installation à Valence d’un personnage bien connu tant par la légende que par l’histoire littéraire : le Cid Campeador, qui réussit à instaurer à son profit un véritable blocus des routes de l’or. En tout cas, les difficultés barcelonaises du dernier tiers du XIe siècle laissent le champ libre à d’autres tentatives.

L’Occitanie toulousaine de Raimond IV de Saint-Gilles

C’est Toulouse qui, la première, saisit sa chance. La conjoncture est favorable : si le Languedoc a connu jusque-là un certain retard sur la Catalogne dans son expansion économique, celui-ci est en train de se combler : l’essor des foires de Saint-Gilles, fréquentées par des commerçants venus de tout l’Occident, en est, entre autres, un témoignage. Saint-Gilles constitue justement le point de départ de l’aventure du comte Raimond IV. A vrai dire, celui-ci avait été défavorisé dans le partage de l’héritage paternel : c’était son frère, Guilhem IV, qui, avec le titre de comte de Toulouse, avait reçu l’essentiel du patrimoine. Réduit donc au départ à la portion congrue (Saint-Gilles, le comté de Nîmes et, venant de sa mère, Tarascon et des droits à faire valoir sur la Provence), Raimond parvient, par son intelligence politique et, aussi, par le double appui de Cluny et de la papauté (dont il joue à fond la carte), à renverser la situation en sa faveur. On le voit s’emparer du Rouergue, jusque-là détenu par une branche cadette de la famille, conquérir le comté de Narbonne, revendiquer le Gévaudan. Dès 1088, il s’arroge le titre de comte de Toulouse alors que son frère est encore vivant. En 1093, c’est l’ensemble du patrimoine toulousain qui lui échoit à la suite - du moins le suppose-t-on - de la mort de Guilhem IV. En même temps il acquiert, grâce au soutien de l’Église locale, la seigneurie éminente des comtés de Velay et de Vivarais. Il réclame l’Agenais comme dépendance du comté de Toulouse, cependant que le comte de Foix entre dans sa vassalité.

C’est aussi avec Raimond IV que s’effectue la première pénétration toulousaine en Provence. Par héritage, il tenait Tarascon et la terre d’Argence. Mais, dès 1088, il tend à élargir son champ d’action en prenant le titre de marquis de Provence. Les seigneurs de Châteaurenard, Castellane, Fos, Hyères entrent dans sa vassalité et, en 1091, on le voit siéger près de Draguignan pour trancher un litige entre l’abbé de Lérins et celui de Saint-Victor de Marseille. C’est bien de tout le pays provençal que Raimond devient à ce moment le chef.
Construction grandiose : de Cahors aux îles de Lérins, le comte de Toulouse domine la plus grande partie de la terre occitane. Son prestige est immense et se trouve consacré avec éclat par le voyage qu’effectue le pape Urbain II, en 1095-1096, dans les « États de Saint-Gilles », à l’occasion du lancement de la première croisade.

Mais l’édifice est fragile. D’abord, la question de Carcassonne n’est pas réglée : certes le comté, depuis 1082, n’est plus barcelonais, mais il n’est pas toulousain pour autant. Ce sont les vicomtes de Béziers qui maintenant le régissent : or ceux-ci ne sont autres que les célèbres Trencavel qui se montrent bien inquiétants tant par leur puissance territoriale que par les alliances qu’ils ont su nouer. D’autre part, le domaine toulousain ne possède pas d’unité organique : les multiples seigneuries qui le composent ne sont unies entre elles que par les liens personnels que leurs titulaires ont contractés envers Raimond IV (2). Ces liens risquent de se distendre en l’absence du comte. Or celui-ci quitte le pays en 1096 pour participer à la première croisade, dont il apparaît d’ailleurs comme l’un des principaux maîtres d’œuvre. C’est en Orient qu’il finira sa vie, construisant là-bas un nouvel État : le comté de Tripoli. Et c’est Tripoli - avec son célèbre château Saint-Gilles - qui, autant et plus que Toulouse, retiendra les soins de ses successeurs, Bertrand et Alfonse-Jourdain.

L’Occitanie aquitaine de Guilhem IX

L’absentéisme des comtes toulousains est naturellement mis à profit et par Poitiers et par Barcelone.
A Poitiers, en ces dernières années du XIe siècle, règne le duc-troubadour Guilhem IX qui déjà se trouve à la tête d’un domaine fort étendu. En effet, les comtes-ducs de Poitiers, qui dès l’an 1000 disposaient de la seigneurie éminente des cinq comtés d’Angoulême, Périgord, Limousin, Marche et Auvergne, ont accru considérablement leurs possessions en recueillant la succession de Gascogne. L’union des deux duchés d’Aquitaine et de Gascogne, amorcée en 1032, est effective à partir de 1058.

Fort de cet héritage, Guilhem IX va lancer offensive sur offensive vers ce qui constitue le cœur du domaine occitan, c’est-à-dire Toulouse et sa région. Il peut d’ailleurs revendiquer bien des droits sur Toulouse : d’une part, la ville a fait partie de l’ancien royaume carolingien d’Aquitaine dont il s’estime l’héritier ; d’autre part, lui-même a épousé une Toulousaine, Philippa, qui a bien des titres à faire valoir sur la succession des Toulouse-Rouergue. A deux reprises, Guilhem IX parvient à réaliser ses desseins : en 1097 et 1113. Sa première conquête de Toulouse est assez précaire puisqu’il ne garde la ville que deux ans (1097-1099). La seconde est plus durable (1113-1119) et s’accompagne d’une mainmise sur le Quercy et l’Albigeois. Pendant six ans donc, le poète Guilhem IX - fondateur de la lyrique occitane et admirable chantre de la « vertu d’amour » - étend son hégémonie des rives de la Vienne aux Pyrénées et du seuil de Naurouze à l’Océan. Mais, en 1119, il est obligé de s’incliner devant un retour offensif d’Alfonse-Jourdain, fils de Raimond IV, soutenu par une révolte des Toulousains eux-mêmes.

Que restera-t-il de cet intermède poitevin ? En fait, beaucoup de choses et essentiellement la formation d’un bloc territorial proprement aquitain (la future Guyenne-Gascogne) qui, tout en restant fidèle à son parler d’oc, évoluera indépendamment du reste du monde occitan. Cet ensemble aquitain passera par mariage (celui d’Aliénor, petite-fille de Guilhem IX, avec le roi Henry II) dans le patrimoine des Plantagenêts, autrement dit des rois d’Angleterre. Et ceux-ci ne renonceront jamais à leurs ambitions occitanes : le duc-roi Henry II attaquera encore Toulouse en 1159 et son fils, Richard Cœur de Lion, se conduira toute sa vie en prince gascon.

L’Occitanie catalano-provençale de Raimond-Bérenger III

Elle est le produit - comme l’Occitanie aquitaine de Guilhem IX - de l’affaiblissement momentané du comté de Toulouse. Elle résulte surtout de l’essor continu de la Catalogne en tant que puissance politique et économique. Barcelone, en effet, a surmonté avec Raimond-Bérenger III (qui règne depuis 1090) la crise lignagère qui l’avait un moment déchirée. Du nouveau comte, l’autorité n’est contestée par personne au sud des Corbières : il possède en propre cinq comtés (Barcelone, Ausone, Gérone, Cerdagne, Besalù) et les cinq autres (Roussillon, Ampurias, Urgell et les deux comtés de Pallars) sont dans sa vassalité. L’économie catalane, d’autre part, connaît une croissance spectaculaire, particulièrement dans le domaine commercial et maritime. Barcelone s’est maintenant dotée d’une flotte qui commence à commercer dans tout le bassin occidental de la Méditerranée. Elle se permet même de rivaliser avec les grands ports italiens, avec lesquels elle entretient des relations suivies : si Gênes lui est souvent hostile, Pise est et demeurera son alliée fidèle.

C’est dans cette conjoncture euphorique que se situe l’union de la Catalogne et de la Provence. En 1112, celle-ci est gouvernée par une femme, la jeune comtesse Douce : sans doute la plus riche héritière d’Occident. Lorsqu’il s’agit de lui trouver un mari, le choix de l’aristocratie provençale se porte tout naturellement sur Raimond-Bérenger III. Ce mariage, contracté en février 1112 et assorti d’un acte de donation du comté au prince barcelonais, inaugure une longue période de cent trente ans (jusqu’en 1245) de vie commune entre Provençaux et Catalans. Mais Douce n’apporte pas seulement la Provence. Si celle-ci constitue son héritage maternel, de son père elle tient le Gévaudan, les vicomtés de Millau et de Carlat, qu’elle remet aussi à son mari. Et à cela s’ajoutent encore des possessions en Rouergue, constituées de châteaux et de revenus divers.
A partir de bases aussi solides, la politique barcelonaise peut se développer largement dans l’espace occitan. Entre Montpellier et Barcelone, dont les intérêts commerciaux coïncident, se noue une alliance qui ne se démentira plus. Quant à Carcassonne et au Razès, il est bien évident que Raimond-Bérenger III n’y a pas renoncé. Il y renonce d’autant moins qu’il bénéficie de solides sympathies dans la population carcassonnaise : à deux reprises, celle-ci se soulève même en sa faveur contre le vicomte Bernard Aton Trencavel (1107 et 1120). Même si le vicomte peut, avec l’aide du comte de Toulouse, reprendre la ville sur ses sujets insurgés (1124), il apparaît bien que c’est vers le sud que regarde naturellement Carcassonne.

Entre 1112 et 1130 s’est donc reconstitué un ensemble compact de possessions barcelonaises dans l’espace occitan, ensemble plus vaste encore que celui qui s’était formé deux générations plus tôt. Raimond-Bérenger III est plus particulièrement le maître de toute la façade méditerranéenne des pays d’oc : en 1127 par exemple, il fait état de son pouvoir de lever un droit d’ancrage sur toute nef touchant la côte entre Nice et la pointe de Salou (au-delà de Tarragone). Cette « union maritime » s’était d’ailleurs déjà concrétisée dans l’expédition menée en commun en 1114-1115 contre l’île musulmane de Majorque par les flottes barcelonaise, montpelliéraine, provençale et pisane. Quant aux sentiments personnels que le comte barcelonais pouvait éprouver à l’égard de la terre d’oc, ils ne souffrent pas d’ambiguïté : né lui-même à Rodez (lors d’un pèlerinage que sa mère effectuait à Conques), c’est encore le Rouergue qu’il salue du nom de patrie (« notre patrie ruthénoise ») dans son testament de 1131.

L’Occitanie déchirée

On comprend aisément que la constitution d’un vaste État barcelonais s’étendant des Alpes aux confins de l’Auvergne et au voisinage de l’Ebre ait été ressentie comme une menace de mort par la maison toulousaine. C’est donc la guerre. Celle-ci va durer, sans grandes interruptions, pendant quatre-vingts ans ou presque (1120-1198). Elle opposera bien évidemment les comtes de Toulouse (Alfonse-Jourdain, puis Raimond V) aux comtes de Barcelone (Raimond-Bérenger III, Raimond-Bérenger IV et Alfonse Ier), mais on peut dire que tous les barons du Midi s’y trouveront impliqués, y compris les ducs d’Aquitaine (rois d’Angleterre à partir de Henry II). C’est ce déchirement grave, prolongé et sans issue, qui explique, plus que toute intervention extérieure, la faillite de l’Occitanie. En effet, non seulement il a rendu impossible l’unification des pays d’oc mais il en a accru les divisions, et cela de deux façons. D’une part, les multiples retournements de situation auxquels il a donné lieu ont distendu les liens de vassalité qui unissaient soit à Toulouse, soit à Barcelone les seigneuries de moindre envergure (ainsi la seigneurie des Baux-de-Provence, la principauté d’Orange ou, plus encore, la vicomté de Trencavel). D’autre part, chaque parti, recherchant à tout prix des alliances, a provoqué l’intervention de puissances extérieures (rois d’Angleterre et maison capétienne).

De 1120 à 1148, malgré des phases d’opposition violente (en 1120-1125 et 1131-1134 principalement), la guerre est encore intermittente. Les campagnes militaires sont suivies de la négociation de compromis, parfois sous l’arbitrage de princes étrangers (roi de Castille, par exemple). Le plus important de ces compromis aboutit, en 1125, à un partage de la Provence, avec la Durance pour frontière : le nord (marquisat de Provence) revient à Toulouse, le sud (comté) reste à Barcelone. Mais les trêves qui suivent ces accords boiteux ne sont que relatives et c’est d’ailleurs pendant la plus longue d’entre elles que se déroulent les combats qui désolent le plus le pays provençal, à savoir les guerres « baucenques ». Celles-ci, dont le souvenir reste très vivant dans la mémoire des Provençaux, consistent dans la lutte des seigneurs des Baux, activement soutenus par Toulouse, contre le comte barcelonais ; elles se terminent, après une douzaine d’années de guérilla sanglante, par la défaite des Baux et donc, indirectement, de leur protecteur toulousain.

A partir de 1148, le conflit change de nature et aussi de dimension. D’abord, il devient permanent : c’est la « grande guerre méridionale » qui dure cinquante ans, jusqu’en 1198. Ensuite, il s’internationalise. Il a des implications dans la péninsule ibérique, dans la mesure où le comte de Barcelone a acquis par mariage (1151) la couronne d’Aragon. Il en a aussi en Aquitaine et jusqu’en Angleterre, en raison de l’alliance contractée, contre Toulouse, entre Barcelone et les Plantagenêts. Il en a même dans l’empire et en Italie : Raimond V de Toulouse en effet trouve l’appui de l’empereur Frédéric Barberousse, lequel lance ses amis génois contre le littoral provençal. Enfin les Capétiens eux-mêmes - et pour la première fois - sont sollicités d’intervenir en pays d’oc et ils le sont par le comte de Toulouse lui-même : Raimond V, pris dans l’étau catalano-aquitain, en appelle à Louis VII, dont il a d’ailleurs épousé la sœur.

Les deux grands conflits du XIIe siècle - Toulousains contre Barcelonais et Capétiens contre Plantagenêts - sont donc étroitement liés. Leurs implications réciproques apparaissent très nettement dans ce qu’on peut considérer comme le point culminant de la lutte : la grande attaque anglo-catalane de 1159, menée conjointement par Henry II et Raimond-Bérenger IV. Le Quercy est ravagé par les troupes des coalisés et le siège est mis devant Toulouse ; Raimond V n’est sauvé que par l’arrivée de l’armée de Louis VII. Sauvetage lourd de menaces pour l’avenir : selon le mot de Charles Higounet, cette première intervention capétienne a montré le chemin du Languedoc à la royauté française.

La désunion persiste

Pendant cinquante ans donc, ce ne sont que batailles d’un bout à l’autre de l’espace occitan. Guerre fraîche et joyeuse, exaltée par les troubadours, lesquels, également répartis entre les deux camps, chantent les exploits des guerriers, stimulent leur bravoure et fustigent dans leurs sirventès les vilenies du parti adverse. Mais aussi guerre cruelle, désastreuse pour le petit peuple occitan puisqu’elle n’est qu’occasion de rapines et d’exactions pour les barons et leurs escortes de routiers. Guerre enfin sans résultat décisif.

A la fin du XIIe siècle et même à la veille de la croisade albigeoise, les positions n’ont guère changé. L’Ouest des terres d’oc, de Poitiers à Bayonne, reste dominé par les Plantagenêts. Partout ailleurs demeurent face à face les deux blocs barcelonais et toulousain. Le premier, avec ses trois grandes composantes - Catalogne, Aragon, Provence -, est plus que jamais impressionnant. Il étend même maintenant son influence dans la zone des Pyrénées occidentales : en 1154 en effet, les barons béarnais, réunis à Canfranc, ont décidé de porter leur hommage au prince barcelonais et, bientôt, le comté de Bigorre se détache à son tour de l’ensemble gascon pour entrer dans l’orbite catalano-aragonaise. Le bloc toulousain, centré sur le quadrilatère Toulouse-Agen-Cahors-Rodez, apparaît davantage sur la défensive, bien qu’il conserve son annexe de Haute-Provence et bénéficie de sympathies en Comminges et dans le pays de Foix. De Carcassonne à Béziers enfin, les Trencavel bâtissent leur propre principauté en pratiquant un savant jeu de bascule entre Toulouse et Barcelone.

Finalement la paix est signée en 1198 à la conférence de Perpignan. Paix tardive et ambiguë. Tardive, car sont déjà en place les maîtres de demain : à Paris, Philippe-Auguste ; à Rome, Innocent III. Ambiguë car rien n’est réglé. La vraie réconciliation ne s’effectuera que dans la tourmente de la croisade albigeoise, et pas instantanément. En 1208 encore, alors que la croisade a déjà été prêchée et que les terres méridionales sont « exposées en proie », Raimond IV de Toulouse et Raimond-Roger Trencavel continuent à s’opposer, cependant que, depuis Barcelone, Pierre d’Aragon observe. Ce n’est en fait qu’en 1213, alors que le drame est pratiquement accompli, qu’on se décide à oublier les discordes du passé. Pierre d’Aragon est accueilli à Toulouse en souverain et les troubadours le saluent comme nostre reis aragones (3). Mais il n’est venu que pour se faire tuer sur le champ de bataille de Muret, aux côtés de ses anciens ennemis toulousains et face aux troupes de Simon de Montfort.

L’État occitan est donc mort avant d’avoir vécu. Mort assassiné ? C’est ce que proclament tous les nostalgiques d’une patrie occitane et, si l’on songe aux atrocités commises sous le couvert de la croisade, le mot d’assassinat n’est sûrement pas trop fort. Mais il est tout aussi certain qu’une Occitanie unanime et bien soudée aurait pu résister à la tempête venue du Nord. En réalité, le pays d’oc n’a jamais su ou pu choisir entre les différents pôles d’attraction qui s’offraient à lui : Poitiers et surtout Toulouse et Barcelone. Trop riches de potentialités, les comtés occitans sont restés désunis.

(1) Il conviendrait d'ajouter Arles et Narbonne qui sont à la fois des métropoles religieuses et d'importants centres économiques. Mais comme il s'agit de villes archiépiscopales, le pouvoir s'y trouve constamment partagé entre l'autorité ecclésiastique (l'archevêque) et l'autorité laïque (le comte ou le vicomte) : de ce fait, elles n'ont joué qu'un rôle passif dans les regroupements politiques qui se sont effectués aux XIe-XIIe siècles.

(2) Il est impossible de décrire ici l'arrière-plan social des événements évoqués. Qu'on sache pourtant que le monde occitan est déchiré au XIe siècle par des luttes internes qui sont la traduction des tensions qui marquent l'avènement du féodalisme. Non seulement donc les seigneuries ou châtellenies qui composent l'« État toulousain » de Raimond IV ne sont pas unies entre elles, mais elles s'opposent en des guerres lignagères quasi permanentes. Sur ce sujet, je me permets de renvoyer au rapport que j'ai présenté au congrès de Rome d'octobre 1978 : « Du Rhône à la Galice : genèse et modalités du régime féodal » et à la discussion qui a suivi. A paraître en 1979 dans Féodalisme et structures féodales dans l'Occident méditerranéen (Publication de l'École française de Rome, Éditions de Boccard).

(3) Nostre reis aragones val mal de totz los proz : « Notre roi aragonais vaut mieux que tous les preux » (Raimond de Miraval).

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