VOYAGEUR

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 2004

Le titre (Carnets de bord) et le visuel de la pochette (un dessin de profil qui fait ressembler Lavilliers à Corto Maltese) laissent deviner que le dix-septième album de l'auteur célébrera de nouveau les voyages, sources d'inspiration inépuisables pour les poètes et les rebelles. La première des onze chansons du disque, Voyageur, confirme cette impression : Lavilliers, désormais davantage témoin des événements qu'il relate qu'aventurier (même s'il endossera encore volontiers le rôle), y rapporte, en cinq couplets (des quatrains, dont le troisième est parlé) et autant de refrains (des quatrains eux aussi, dont le dernier est bissé), les uns et les autres présentant l'originalité d'être presque tous composés d'heptasyllabes, des images diverses du monde ("Voir passer les caravanes / Mélanger l'ocre et le sang / Ecouter près des chamans / Les origines du temps") et peut affirmer, en vieux sage qui a beaucoup vécu, "Pas moi qui ai fait les voyages / C'est les voyages qui m'ont fait". Voyageur est également marquée par la brève apparition des premiers rythmes orientaux dans une chanson de Lavilliers.

LAVILLIERS ET LE MYTHE DE SON AMITIÉ AVEC HUGO PRATT
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Si, de toute évidence, Lavilliers aurait aimé connaître de leur vivant ces illustres auteurs-aventuriers dont il tente d’assurer la filiation, tels Cendrars, il en est un, Hugo Pratt, dont la rencontre s’avérait possible. C’est donc sans surprise qu’on apprend qu’il en a été un grand copain. L’histoire ne dit pas ce que Bernard, relatif inconnu encore, faisait parmi toutes les stars de la BD lors de la remise des prix du Salon de la bande dessinée d’Angoulême, mais c’est là, en janvier 1976, qu’il est censé l’avoir rencontré. Hugo Pratt y reçoit un trophée pour son album La Ballade de la mer salée. Pratt et Lavilliers sympathisent de suite, se mettant à converser en portugais pour « emmerder » les autres : « Je le connaissais très bien. Quand il a entendu San Salvador, il m’avait dit : "Putain, c’est étonnant cette chanson !" Je suis allé le voir aussi à Venise. Je devais faire la musique d’un film qu’il voulait faire. » (1) Car, confirme le chanteur lui-même, « il y a une réelle proximité, une ambiance. Lui et moi avons vu l’Amérique du Sud de la même manière. Les ambiances de Pratt sont aussi les miennes. Jorge Amado raconte les mêmes histoires que Pratt. Pratt dit s’en être beaucoup inspiré. Il y a les mêmes personnages, on ne peut pas dire qui a commencé. Pratt adorait comme moi Blaise Cendrars, Jack London… C’est une culture commune qu’on a. Il y a une école, qui remonte sans doute à la nuit des temps. Il y a toujours eu des gens qui ont été voyageurs et auteurs. Particulièrement des poètes. »

La légende, tenace, veut aussi que, lors de son emménagement à Saint-Malo, en 1979, Bernard acquière un bateau, qu’il baptise comme par hasard d’un nom illustre, sur lequel il prend souvent la route de l’Eire… « J’en avais un, le Corto Maltese, amarré à un corps-mort de la Rance, en Bretagne, où je louais une baraque, une malouinière, une maison de corsaire très belle, un peu déglinguée. Il suffisait de passer les écluses du barrage hydro-électrique pour prendre la mer. Je me débrouillais pas mal. Quand on navigue seul entre Saint-Malo et l’Irlande, on peut aller partout. Guernesey, les îles Scilly, le sud de l’Irlande… » (2)

Au petit jour on quittait l’Irlande
Et derrière nous s’éclairait la lande.
(On the road again – Bernard Lavilliers, 1988)

Aucune trace, hélas, ne semble subsister de ce monocoque, ni dans les archives des capitaineries ni ailleurs…

Quant à l’amitié supposée entre ce géant de la BD qu’est Hugo Pratt et notre chanteur, on peut émettre quelques doutes. Certes, Pratt n’a dessiné que peu de pochettes de disques. Mais quand même. Il l’a fait pour Endrigo, Lio, Marc Robine, Paolo Conte et Nino Ferrer ainsi que pour le Trio Esquina. Mais bizarrement pas pour son « ami » Lavilliers. C’est en revanche un autre très grand du 9è art, Jacques Tardi, qui signe en 1984 la pochette de Tout est permis, rien n’est possible. Lavilliers a préféré Tardi à Pratt, trouvant le trait du dessinateur d’Adèle Blanc-Sec « plus efficace »… Et Bernard n’a été vu dans le cénacle de la BD qu’est le Salon d’Angoulême qu’en 2001, précisément à la sortie de L’or des fous, album illustrant une poignée de ses chansons, pour une séance de dédicaces.

Il semble, en réalité, que Bernard et Hugo Pratt ne se sont jamais rencontrés, ni dans la Cité des Doges, ni dans celle de la bande dessinée, ni ailleurs. Et que toute cette histoire est à mettre simplement au crédit du mythe.

Les romantiques que sont Bernard Lavilliers et Corto Maltese portent tous deux un anneau à l’oreille. A l’oreille gauche pour Corto, signifiant ainsi qu’il est dans la marine marchande. A l’oreille droite pour Bernard, comme dans la marine de guerre : faut-il y voir un clin d’œil à celui qui fabriquait jadis des machines de guerre à la Manufacture d’armes de Saint-Etienne ?

Il est autre chose que Pratt et Lavilliers partagent : leurs vies liées. « J’ai treize façons de raconter ma vie, dit Hugo Pratt, et je ne sais pas s’il y en a une de vraie, ou même si l’une est plus vraie que l’autre. Pessoa disait que nous avons deux vies, celle que nous prenons pour la réalité et celle de nos rêves, qui est la vie que nous voulons vivre et qui est peut-être la plus authentique. Comme le poète portugais, comme Calderon, mon opinion est que la vraie vie est un songe. » (3)

Le compagnonnage, même virtuel, entre Pratt (décédé en août 1995) et Lavilliers attendra 2009 pour trouver, au-delà de leurs œuvres respectives aux troublantes ressemblances, un lien tangible, réel. C’est en effet Bernard Lavilliers qui préfacera, en 2009, Sandokan, le tigre de Malaisie, paru chez Casterman, adaptation de Hugo Pratt et de Mino Milani, tirée d’un roman d’Emilio Salgari, édition jusqu’alors inédite en France. Belle reconnaissance pour notre Stéphanois qui « intègre » ainsi l’œuvre de l’un de ses maîtres d’aventures.

(1) Le Progrès, 24 décembre 1998, propos recueillis par l'auteur.

(2) Chorus, Les Cahiers de la chanson n°37, automne 2001, propos recueillis par Marc Legras.

(3) Hugo Pratt in Le désir d’être inutile, entretiens avec Dominique Petitfaux, 1991, Robert Laffont.

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