SANS FLEURS NI COURONNES
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 2013 |
Après Salomé (1991) et Lola (2008), Sans fleurs ni couronnes (une allusion à Fleurs et couronnes, le poème de Prévert ?) est la troisième chanson que Lavilliers consacre à un membre de sa famille, dans des circonstances tragiques cette fois, puisqu'il y évoque, en onze couplets sans refrain soutenus par une mélodie dominée par la guitare, les obsèques de sa mère, incinérée une fin d'après-midi d'hiver sous la neige : "J'écris la chanson promise, pas la valse des regrets / Comme le cœur sous la chemise / Avant que ma voix se brise."
INFLUENCES FAMILIALES
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion )
C’est à Saint-Etienne, le 7 octobre 1946, que naît Bernard René Fernand, fils de Claudius Oulion, secrétaire administratif à la Manu (la Manufacture française d’armes) et de Georgette Oulion, née Berlier, assistante sociale (on disait jadis « dame assistante ») qui, bien plus tard, deviendra commerçante en chaussures, spécialisée en « grandes tailles et pieds sensibles ». Bernard est le deuxième enfant : Jean-Claude est son aîné de trois ans ; viendront ensuite Marie-Hélène, en 1954, et Christian, en 1958.
Le grand-père paternel, chauffeur sur les locomotives à vapeur, était de droite, homme très moraliste, très puritain, style « Travail, famille, patrie ». Mais toute la famille n’est pas ainsi : « Quand on a enterré ma grand-mère, mon père est resté avec son drapeau rouge à la porte de l’église. Il n’est pas rentré, ma mère si. Je crois que ma grand-mère a été la première militante CGT de Saint-Etienne. » (1) D’obédience communiste, le papa est cégétiste et anticlérical convaincu. « De toute façon, ouvrier à Saint-Etienne, y avait pas le choix : c’était le Parti ou les curés. Personne ne s’occupait des jeunes, n’organisait quelque chose. Tous les bénévoles qui essayaient de toucher à la culture étaient communistes ou curés. » (2) On ne sait quelle fut la réaction paternelle quand Bernard, pour son seul rôle au théâtre, qui plus est en vedette, prendra un jour la noire tenue d’un curé, certes résistant à l’occupation nazie… Extrêmement cultivée, la maman semble être d’un autre milieu social.
La famille habite pour l’heure place Villebœuf, en centre-ville. La légende est belle et tenace qui veut que, Bernard étant alors malade et ne pouvant fréquenter l’école, c’est sa maman qui lui apprend à lire… à quatre ans. Mme Oulion est une passionnée de Baudelaire. Les Fleurs du mal est son livre de chevet, qui toujours traîne sur la table de nuit. « Donc, le premier livre que j’ai lu, c’est Les Fleurs du mal. Effectivement, pour un gamin de six ans, c’est un peu hardcore. Je ne comprenais pas grand-chose, mais ça me plaisait. La mélodie de Baudelaire me plaisait… J’ai toujours aimé Baudelaire depuis. J’ai compris bien plus tard, évidemment. » (3) Chez les Oulion, le livre tient une place prépondérante : « De toute façon, tout le monde lit dans la famille. Mes parents lisent beaucoup. Bien souvent, ça vient de là. Il y avait des livres tout le temps. De poche : c’était moins cher, évidemment. Mon frère Jean-Claude lisait beaucoup. Ma sœur, qui a fait des études, qui est prof de lettres mais n’a jamais enseigné, lisait énormément. Des auteurs russes, tout ça… Christian, mon petit frère, pareil… On est tous accros à la lecture. » (4) Jacques Prévert comme Louis Aragon, Jack London comme Jules Verne… Bernard voyage déjà, parfois très loin, par le truchement de romans d’aventures dont il est pour le moins friand. Parfois plus près, à la lecture de poignantes chroniques sociales : « Très vite, j’ai lu Les Misérables, parce que ça a un côté feuilleton épique : c’est du cinémascope ! Hugo était un auteur impressionnant, tant dans la production, dans l’engagement politique que dans le côté prodigieusement en avance sur son temps. » (5)
Pour les parents Oulion, la culture est à prendre avec sérieux : c’est tant un droit qu’un devoir. Comme l’est la musique. La maman apprécie particulièrement Johannes Brahms et sa Valse des regrets. Et Erik Satie, qu’elle joue au piano : « Ça m’a bercé, ça et la musique cubaine. Mon père en écoutait, donc j’ai commencé à aimer. On appelait ça du vrai mambo. » (6) Les rythmes cubains sont les premiers que Bernard apprend à aimer. Les congas, les maracas, la musique qui balance, qui a une chaleur, tout ce qui fait fête. A cette époque, on entend beaucoup de « typique » à la radio. Bernard et son paternel prennent leur pied à écouter ça. Si les disques d’opérette sont coutumiers à la maison, ceux de chansons le sont tout autant. A l’évidence, l’artiste que Bernard deviendra trouve pour partie ses racines dans ce bain des plus propice : « On chantait tous dans la famille, ma mère, mon père, mon grand frère… J’étais tout môme et j’adorais chanter. Comme cette chanson de Dalida, qui disait : "D’où viens-tu gitan ? / Je viens de Bohême… " J’avais une jolie voix. Je chantais ça dans les repas de famille. Attention, on répétait à la maison ! Je chantais les trucs qui passaient à la radio. A une époque, c’était une chanson de Bécaud : "Mes mains dessinent dans le soir / La forme de l’espoir / Qui ressemble à ton corps…" Je devais avoir six ans et mon père me disait : "quand même, tu exagères, tu es un peu précoce." Sûrement que je l’étais. » (7) Cinquante ans plus tard, Bernard enregistrera, sur le disque collectif Ma chanson d’enfance (2001), deux chansons qui ravivent ses souvenirs de gosse : La complainte de Mandrin et Le Loup, la Biche et le Chevalier (Une chanson douce) d’Henri Salvador : « J’aurais pu prendre aussi Le galérien : mes parents avaient acheté un disque des Compagnons de la chanson où il y avait ce titre et Ce sacré vieux soleil, sur la face B. C’était un 78 tours, en bakélite… bien avant qu’on ait les 45 tours. » (8)
Je m’souviens ma mère disait (…)
Ne traîne pas dans les ruisseaux
Te bats pas comme un sauvage.
(Le Galérien ; Maurice Druon ; 1942)
Si la maman, aussi, est portée vers l’afro-cubain et le papa vers Django Reinhardt, c’est ensemble qu’ils chantent Les feuilles mortes : « Quand vous prenez le texte "Je voudrais tant que tu te souviennes / Des jours heureux où nous étions amis / En ce temps-là la vie était plus belle / Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui", si vous mettez ça en fin de guerre, ce poème qui est un peu sentimental et qui a l’air simpliste, prend tout à fait une autre couleur. » (9) Bernard perpétuera ce tendre souvenir en interprétant lui-même la célèbre chanson de Prévert et Kosma, en 2001, sur son disque Arrêt sur image. Souvent Lavilliers reviendra sur ses souvenirs musicaux de gosse : « La première chanson qui m’a ému, c’était Quand un soldat de Lemarque. Interprétée par lui ou par Montand, on les aimait autant l’un que l’autre. A la maison, mes parents chantaient Les feuilles mortes et, je ne sais pour quelle raison sournoise, Besame, besame mucho ! Collé sur ce texte assez ringard, il y avait une ambiance de quai de gare, de séparation peut-être définitive ressentie par des gens qui avaient connu la guerre… On suivait aussi les débuts d’un Brassens dont le côté sulfureux nous réjouissait. Et puis, il y a eu Ferré. Forcément. » (10) Les premiers artistes qu’il voit en scène sont Charles Trenet et les Compagnons de la chanson, sur le podium d’une étape du Tour de France, dans la capitale du cycle qu’est Saint-Etienne : « Trenet, c’est pas n’importe qui. Il chantait tous les soirs, à chaque étape. Nous, on ne voulait pas rater ça. C’était gratuit, place de l’Hôtel-de-Ville. Le vélo, c’était vraiment une fête populaire. » (11)
Au-delà du strict cercle familial, la chanson est une tradition intimement chevillée à l'âme de Saint-Etienne, rare ville dont les chansonniers purent rivaliser, au XIXè siècle, avec ceux de Paris. Le Caveau stéphanois, né en 1869 pour assurer la promotion des poètes et des chanteurs du cru, suite à l'interdiction par Napoléon III des goguettes et autres cafés chantants, était des plus célèbre. Très longtemps, il fut un acteur majeur de la promotion des artistes locaux. C'est dans la chanson ouvrière que les paroliers stéphanois s'illustrèrent, sans surprise, à travers des titres évoquant les luttes, notamment et surtout celles ayant pour cadre la mine : Salut à vous mineurs de France, La Vierge des opprimés ou encore La Fusillade du Brûlé, ce dernier tiré d'un événement tragique, à La Ricamarie, qui inspira une scène fameuse du Germinal d'Emile Zola. Mineurs ou passementiers, conducteurs de tramway ou « manuchards », chaque corps de métier suscitait couplets et refrains. La condition ouvrière, dont Lavilliers se réclamera, fut ici une inépuisables source d'inspiration : « Oui, mais le problème de la chanson ouvrière est qu'elle a des mélodies assez faiblardes. On en a vite fait le tour. C'est plus de la critique sociale, du chansonnier », objecte le chanteur (12).
Dans les acquis d’enfance qui seront constitutifs du Lavilliers que l’on sait, il y a le cinéma : « Mes parents nous emmenaient à la séance du dimanche après-midi. Les débuts du technicolor et Les enfants du paradis, Prévert, Carné, Gabin, Morgan… Ce cinéma-là parlait du quotidien des gens sans populisme, d’une façon poétique et drôle. Je me rappelle encore d’un film sur les pilotes de la Royal Air Force. Et surtout de Robin des Bois avec Errol Flynn. La belle Marianne, le félon, tout le gang était là ! » (13).
L'enfance de Bernard est ordinaire, sans heurts ni trop de fil à retordre, dans une grande harmonie familiale, bien loin, en tout cas, des Quatre Cents Coups de François Truffaut, film qui marque tant la nouvelle vague que l'esprit de Bernard : « L'usine des parents était un lieu mythique dont on ne passait pas les grilles. On attendait comme au théâtre que mon père sorte, le vélo à la main, plaisantant avec d'autres inconnus, et revienne avec nous. Se mêler au flot montant de la Grand-Rue, à pied, en direction du haut de la ville, devenait un moment secret où mon père n'était plus qu'à nous, les autres ayant disparu progressivement par les rues adjacentes vers leur destin » (14).
(1) Forum Fnac Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.
(2) Chanson n°22, novembre 1976, propos recueillis par Lucien Nicolas.
(3) Forum Fnac Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.
(4) Idem.
(5) Idem.
(6) Idem.
(7) Idem.
(8) La Tribune-Le Progrès, novembre 2001, propos recueillis par l'auteur.
(9) Forum Fnac Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.
(10) La Tribune-Le Progrès, novembre 2001, propos recueillis par l'auteur.
(11) RTL, La Tête dans les étoiles, mai 2009, propos recueillis par Laurent Boyer.
(12) La Tribune-Le Progrès, novembre 2001, propos recueillis par l'auteur.
(13) Télérama, novembre 1991, propos recueillis par Anne-Marie Paquotte.
(14) Solidaritude, texte de Bernard Lavilliers pour L'Humanité, février 1995.