SAN SALVADOR
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1974 (inédit 1975) |
Si Lavilliers a dit dès 1967 son aversion pour la Rive gauche (ex.Pauvre Rimbaud) comme pour le show-business (ex.La frime), s'il a commencé à introduire du Brésil dans sa musique dès 1968 (ex.Eurasie), il faut attendre 1974 et San Salvador (qui ne sera publiée qu'en 1975 dans Le Stéphanois) pour qu'il invente la troisième voie dont il rêvait, celle de "la chanson d'aventure", souvenir de lointains voyages ("Voguant autour des îles de la mer Caraïbe / Les tams-tams vaudous firent se lever les vents / Découvrant des récifs où des corvettes anglaises / Gisaient depuis longtemps dans leur manteau de glaise"). Lavilliers ne cessera plus dès lors d’arpenter cet univers et de multiplier les variations sur les deux personnages qui en font la singularité romantique : l’aventurier (dédoublé ici entre le canteur qui cherche "l'île perdue dans la Caraïbe" et "un déserteur légionnaire français" qui trafique "du côté de Belém") et la femme énigmatique (dédoublée elle aussi entre la "conscience" du déserteur restée en France et l’indigène "Qui sait lire dans les yeux du sort / Aussi dans les flammes").
LAVILLIERS ET SA MYTHOLOGIE BRÉSILIENNE
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
La pièce prépondérante de la dramaturgie Lavilliers tient en ce voyage quasi initiatique au Brésil, à la mi-1965. Par la musique cubaine et brésilienne que semble écouter son papa à la maison, aussi celle d'Orfeu negro, le film de Camus, Bernard est comme présensibilisé à cet éden sud-américain dont il se fait une image extrêmement positive et poétique : « Même si ce pays ne cesse de changer, l'intemporel du film demeure : la musique des favelas, le sens de l'oubli, la transformation des êtres, le fatalisme. » (1) Un voyage qui débute là où il ne l’attend pas, un soir, dans un bar du centre-ville de Saint-Etienne, par la rencontre avec une hôtesse de l’air qui s’amourache de Nanar : « J’avais dix-huit ans, elle en avait trente, l’idéal quoi ! Elle venait me cherche à l’usine. » (2) C’est avec elle que notre héros – coup de foudre ou froid calcul – s’enverra en l’air pour Rio de Janeiro et l’aventure, comme un impossible rêve qui, hasard du destin, devient soudainement réel.
Mais l’idylle fait long feu et la belle hôtesse quitte la vie d’un Bernard à nouveau seul, sans argent, ayant même vendu son billet de retour, ne parlant pas un mot de portugais. Qui plus est pendant une période par définition peu propice au tourisme ou à l’insertion… Car le Brésil vit en effet depuis plus d’un an, et au triste unisson d’autres pays d’Amérique latine, sous le joug d’une violente dictature militaire soutenue par les Etats-Unis, via son ombre portée qu’est la CIA. Il faut à tout prix empêcher la contagion d'idées communistes sur le continent, la révolution cubaine de Fidel Castro pouvant faire tache d'huile. Tortures, meurtres, singulières restrictions des libertés publiques, c'est le lot commun des dictatures... De Rio à São Paulo, sur l'ensemble du territoire, de nombreux groupes armés révolutionnaires organisent la résistance. Voilà pour le paysage, qui en refroidirait plus d'un. Mais pas le jeune Bernard Oulion. « C'est un défi. Il ne faut pas renoncer mais, au contraire, survivre et rester. » (3) La survie, toujours... On lui refuse de partout l’embauche comme docker. Être blanc et sans finances est paradoxal aux yeux des autochtones. Pis, c’est on ne peut plus suspect. Alors Bernard taille la route, direction Salvador de Bahia, où, lui a-t-on dit, on peut trouver du boulot. C’est à 1650 kilomètres de là, une paille dans ce pays dix-sept fois plus grand que l’Hexagone. Nanar y vivra, dit la légende, dans un coupe-gorge, sorte de cour des miracles irriguée de sang, de sperme et de mauvais alcools, no man’s land grouillant de personnages hauts en couleur, labyrinthe tellement dangereux que la junte ne s’y aventure pas. Bernard, lui, y reste un an – excusez du peu – en compagnie, il est vrai, d’une de ces superbes métisses que seul le Brésil sait engendrer.
J'aime le sang bleu des métisses
Et le triangle entre leurs cuisses.
(Fauve d'Amazone - Bernard Lavilliers, 1977)
Elle est veuve, peintre, de surcroît fille d’une macumbera organisatrice de cérémonies vaudou… Cela rajoute singulièrement au tableau. Enfin docker, Bernard travaille sur les quais, comme l’ex-boxeur qu’interprète Brando dans le célèbre film de Kazan. C’est là que, dans un lieu de totale perdition, sombre boxon ou bar louche, notre héros rencontre un Français, ancien de la Légion étrangère, qui « vend de tout en se procurant tout grâce à des combines d’enfer » (4), des réfrigérateurs comme du bois précieux, des téléviseurs comme des flingues. De la nitroglycérine peut-être ? « Son comptoir était en fait une sorte de grand supermarché où il vendait de tout : des outils pour travailler la terre mais aussi des machines agricoles, des voitures et des armes. Il possédait en plus une usine de bois. Je surveillais donc le fret entre Belém et chez lui, ou conduisais des camions chargés de bois en direction de Sao Paulo » (5). On retrouvera cet étrange personnage dans la chanson San Salvador, sur le disque Le Stéphanois, en 1976. Un personnage qui n'est pas sans faire songer à Rogovine, vendeur de pacotilles et aventurier dont le jeune Blaise Cendrars deviendra un temps le commis.
Aux lisières des forêts, du côté de Belém,
Vivait un déserteur légionnaire français.
(San Salvador - Bernard Lavilliers, 1976)
« C’était une sorte de facho, mais c’est difficile à expliquer parce que c’est tellement différent de tout ce que tu peux imaginer en France. » (6) Le Français engage Nanar comme chauffeur de camion - souvenons-nous que dans une autre vie Lavilliers fut conducteur d'engins de travaux publics sur l'autoroute en construction entre Gisors et Saint-Etienne... - expert dans une mécanique automobile des plus approximative où la débrouille doit pallier la cruelle carence de pièces de rechange : « J'ai eu la chance d'être mécano, j'ai trouvé à conduire sur les pistes du Nordeste. Finalement, la mécanique est, avec la musique, un des traits d'union qui me lient au monde. J'admire ces Africains, ces Vietnamiens, tous ceux qui, là-bas, sont obligés d'être les rois de la bricole et assurent à nos épaves automobiles une vie éternelle : la dynamo d'une Mercedes sur un moteur de 504, ça, c'est de la mondialisation, mais pas celle des marchés boursiers et du village global. » (7)
Il se retrouve donc à nouveau au volant de « gros-culs » dans un commerce tordu mais florissant, fleurant bon le cambouis et la mélasse, qui épouse le tracé d’une Transamazonienne apportant la civilisation à mesure qu’elle détruit l’environnement et nie le droit d’exister aux populations locales : « Tu partais pour deux semaines avec 7500 km à parcourir sur des pistes qui ne pardonnaient pas la moindre erreur et sachant que tu ne pouvais dépasser les 40 ou 50 km à l’heure. Là, pas de contrôle kilométrique journalier, tu étais ton maître à bord avec tous les risques que ça comportait. » (8)
Nanar, qu’on imagine déjà en marcel trempé de sueur et muscles saillants, conduit des semi-remorques (« dont il faut passer les vitesses à coups de lattes » (9), empruntant à tombeau ouvert les routes les plus improbables (« de la tôle ondulée ! »), parfois même des sentiers. Fondrières et voleurs de camions interdisent de fait la conduite de nuit, trop périlleuse. « Se méfier des auto-stoppeurs… Rouler et ne ralentir qu’en conservant un pied sur l’accélérateur, au cas où… Parfois, cependant, il y avait des endroits où on pouvait s’arrêter, dormir, en ayant bon espoir de retrouver le camion le lendemain matin… C’était vraiment dangereux et l’on jouait sa peau : un genre de Salaire de la peur. Il m’arrivait aussi d’assurer la surveillance du fret qui transitait par bateau de Belém jusqu’au comptoir de mon employeur, un énorme entrepôt au nord de Manaus, le plus grand centre de l’Amazonie. Quinze cents kilomètres sur des bateaux qui s’arrêtaient toutes les trois heures, en panne » (10)
« J’avais un copain qui roulait beaucoup dans le Sertão et, un jour, il a vu dans ses phares une fille à poil, allongée sur la route. Il a ralenti… ralenti… et puis il a aperçu des fusils qui brillaient, alors il lui est passé dessus » (11)
C’est chacun sa peau. Ou la leur… La misère est telle qu’on peut difficilement en vouloir aux braqueurs. Quand on n’a pas le choix, il faut bien se battre ! La nuit, comme ce serait folie de rouler, on gagne une taverne où, contre quelques pesos, un gamin montera la garde près du camion, armé et prêt à tout pour défendre le fret.
Des anecdotes sur le Brésil, Bernard en a à la pelle. Qui ont toutes l’odeur du vraisemblable. Il peut vous en entretenir avec passion des heures durant, des nuits entières… C’est de l’épique. Comme cette fois où, en pleine forêt, une mouche le pique. Il tombe malade, fièvre hurlante et corps desséché. Il délire et se voit trépasser. La médecine blanche est impuissante dans cette jungle. Son boss fait alors venir un sorcier du cru au chevet de l’agonisant, qui brandit un des ces « médicaments » étranges qu’est le peyotl. La singulière pharmacopée que voilà, drogue hallucinogène qui « te permet de te comprendre jusqu’au plus profond de la moelle de tes os, de te renforcer et de comprendre qui tu es par rapport à l’équilibre du monde » (12). Pour notre plus grand bonheur, Bernard revient en ce bas monde.
(…)
Pourquoi donc Nanar quitte-t-il un beau jour ce Brésil qu’il aime tant ? Il dit qu’il y était devenu indésirable, persona non grata à qui la junte militaire, énervée, offre autoritairement le billet de retour. Il dit aussi que c’est à la suite du massacre d’un camp américain par des Indiens, aux représailles tout aussi sanglantes des Yankees outragés qui organisent alors de funestes safaris, des chasses à l’Indien, et du scandale international qui s’ensuivit, qu’il doit partir en toute hâte. Il dit enfin que « le gouvernement brésilien, directement impliqué, mit tout le monde en cabane. Moi y compris. Les biens de mon patron furent confisqués. Alors que nous n’y étions pour rien, nous sommes allés en prison. Au bout de deux mois, j’ai pu mettre les bouts du Brésil » (13), regagnant Paris après, semble-t-il, un long détour par les Caraïbes, l’Amérique centrale, le Mexique, les Etats-Unis et le Canada.
Tout en essayant de rentrer à l'heure pour coller au plus juste avec ses futures aventures et quelques points incontournables de son état civil et de son actualité discographique. A savoir, pêle-mêle : rencontrer celle qui lui donnera son premier enfant, se marier, se faire jeter au moins un an en QHS, monter à Paris et s'y faire remarquer comme chanteur, enregistrer trois 45 tours en 1967 et un LP en 1968, juste avant de vivre les événements d'un certain mois de mai. Cela fait beaucoup pour un seul homme dans un laps de temps aussi limité : à peine trois ans, le séjour brésilien inclus ! C'est dire si on aimerait lui faire grâce de son emploi du temps stéphanois, objectivement surchargé, entre travail salarié à la Manu, conservatoire, répétitions et représentations de Mourir, cette chance avec le théâtre des Trois-Coups et ses fréquents concerts dont la presse ligérienne garde d'indéfectibles traces, précisément datées, imprimées noir sur blanc. A moins en effet d'être « Tarzan l'ubiquité », on ne saurait être simultanément au Brésil et à Saint-Etienne, sauver les Indiens d'Amazonie et se mettre une junte militaire à dos et, simultanément, comme si de rien n'était, se marier, à la mairie de Béziers. Si une bonne partie du passé stéphanois de Nanar est tombée dans l'oubli, si les dates en sont devenues si fantaisistes dans sa mémoire, c'est bien parce que la réalité fait obstacle à ce personnage « bouffé au mythe » qu'est Lavilliers. Or celui-ci se doit d'exister. Il lui faut l'espace spatial et temporel pour s'y réaliser...
(1) Le Nouvel Observateur, 27 septembre 2001, propos recueillis par Laure Garcia.
(2) Cosmopolis n°20, avril 1984, propos recueillis par Patrick Geay et Catherine Roubaud.
(3) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(4) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(5) Propos rapportés par le site voleurdefeu.skyrock.com/
(6) Rock & Folk, décembre 1976, propos recueillis par Jacques Vassal.
(7) Géo n°323, janvier 2006, propos recueillis par Pierre Sorgue.
(8) France-Routiers n°11, septembre 1981, propos recueillis par Marie-Alice Gadea.
(9) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(10) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(11) Rock & Folk, décembre 1976, propos recueillis par Jacques Vassal.
(12) In Bernard Lavilliers - Itinéraire d’un aventurier, propos rapportés par Dominique Lacout.
(13) Propos rapportés par le site voleurdefeu.skyrock.com/