ROCK CITY

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1980

Le septième album de Lavilliers, O gringo, marque un net recul du rock, qui dominait largement les opus précédents (Les Barbares ; 15è round ; Pouvoirs) au profit des musiques brésiliennes bien sûr, mais aussi, et c'est nouveau, d'autres rythmes tropicaux. Il va de soi que cet élargissement de la palette sonore de l'auteur sert à merveille son personnage d'aventurier solitaire qui parcourt le monde (l'album a été enregistré à Kingston, New York, Rio de Janeiro et Paris) pour en dénoncer les injustices et les aliénations. O gringo commence ainsi par un réquisitoire antiaméricain dans la lignée de C.I.A. et de Urubus en constatant que le matérialisme de l'american way of life engendre son lot habituel de "détresse" (la solitude, la "frangine cocaïne") à New York, "la capitale du rock".

1979 : PREMIERS VOYAGES A L'ÉTRANGER
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Fayard)

Destination Jamaïque : Bernard s’envole pour Kingston en compagnie d’Evelyne. Et en revient avec deux chansons. « Remarque, j’aurais pu ne rien rapporter du tout. Je n’étais pas parti pour faire un disque mais pour partir. Avec les tournées en France, je n’avais pas bougé depuis trop longtemps. J’avais envie de respirer. Besoin d’autres énergies. » (1) N’empêche, notre héros s’est mis en tête de glaner à travers le monde la matière de son prochain album. Et d’enregistrer in situ. Mais sa maison de disques refuse de la suivre sur ce terrain-là, qui lui semble caprice d’artiste désireux de s’offrir des vacances en fumant de l’herbe à bon compte. « Faut voir… Là-bas, l’herbe est tellement forte qu’il vaut mieux éviter d’en prendre si on veut travailler. J’aurais eu tort de faire le rasta, moi un Blanc de Saint-Etienne. Le but était de réaliser quelque chose, surtout pas du tropicalisme, mais une œuvre personnelle, sans copier ni dénaturer. » (2)

Le reggae déferle alors sur la planète. Bob Marley, au sommet de son art, vient de sortir Survival. On ne compte plus le nombre de chanteurs et de formations qui se réclament de ce rythme jamaïcain et de ses dérivés. En France, cette géniale et vieille canaille qu’est Serge Gainsbourg va se refaire ainsi une santé, accédant du même coup au statut de star incontestée, avec une Marseillaise reggae qu’il s’en est allé enregistrer à Kingston, après avoir pris soin de tour régler depuis Paris.

La démarche de Lavilliers est autre. C’est de son propre chef qu’il atterrit de nuit à Kingston, en plein orage tropical. Ça fait tout de suite roman d'aventures, épique et d'époque, genre Docteur Justice, une BD qui paraissait alors dans Pif-Gadget... Car Bernard et sa compagne vivent d'emblée leur première (més)aventure, mauvaise pioche d'un taxi dont le conducteur est plus soucieux d'amener ses clients dans un endroit tranquille pour les braquer que de les acheminer à bon port. Mais le chauffeur n'excelle pas au volant et, à cause de la pluie battante et d'essuie-glaces défectueux, la voiture se retrouve sur le toit et le conducteur, bien que sonné, s'enfuit dans demander son reste. « Je crie à Bernard : "Vite, coupe le moteur, la voiture va flamber !" On était là, on n'avait rien. Moi qui m'étais acheté pour l'occasion des petites chaussures chez Sacha et une combinaison de Cerruti, nous étions dans la boue jusque-là ! », se remémore Evelyne (3). Nos héros s'en sortent en tout cas indemnes et les voici tout ruisselants, avec guitare et bagages, à tenter l'auto-stop pour rejoindre la capitale et un hôtel qui, malgré leur état, daignera les accepter. L'aimable automobiliste qui les prend à son bord leur expliquera qu'ils ont eu de la chance, nombre de touristes étant découverts morts le lendemain en de lointains no man's land. A peine un fait divers... Bernard : « Plus tard, j'ai retrouvé le mec, je l'avais bien photographié. Finalement, c'est devenu mon tacot et il m'a trouvé l'hôtel que je voulais : L'Indies Hôtel. » (4)

De cet hôtel où ils se sont réfugiés, Bernard va, par petites touches et avec beaucoup de patience, chercher d’abord à se faire accepter puis remonter la piste du reggae. Ça prend des semaines, rien que pour essayer de comprendre « comment ça marche »… Lavilliers se balade, armé de volonté. Il se rend dans le ghetto chez un nommé Lee, dont les parents tiennent un bazar de disques, de casseroles et de chaussures, et qui manage les Gladiators, des musiciens qu’on dit être parmi les meilleurs. C’est par leur entremise que Bernard et Evelyne croisent Bob Marley. La rencontre, qui est d’importance aux yeux du Stéphanois, lui permet illico d’embarquer quelques pointures dans son aventure artistique. Le temps de louer un studio (L’Aquarius, moins chic mais moins onéreux que le mythique Tuff Gong cher à Marley) et d’écrire les chansons, voilà deux nouveaux titres à l’actif de l’artiste qui connaîtront un grand succès.

Trop beau pour t’expliquer
Ce qui s’passe dans l’reggae.
(Stand the Ghetto – Bernard Lavilliers, 1980)

Retour en France. Chez Barclay, tout le monde trouve ça formidable. Les réticences initiales s’estompent d’autant plus vite qu’une tournée d’été puis la fête de L’Humanité sur la grande scène cette fois, prouvent que Stand the ghetto et Kingston fonctionnent à merveille. Et Lavilliers peur repartir, désormais financé par son producteur, pour enregistrer du rock et de la salsa à New York. Et, tant qu’à faire, de la musique brésilienne à Rio.

Il s’envole pour la « Grande Pomme » accompagné de Jean Fernandez, qui était il y a encore peu directeur de Barclay aux Etats-Unis, histoire de faciliter les contacts artistiques. De son côté, fidèle à sa façon d’entrer en résonnance avec une ville et avec ceux qui la peuplent, Bernard fréquente les bars, plus que de raison et nuitamment de préférence. Il cherche à capter l’énergie particulière de Manhattan, mais son ressenti s’apparente à la froide radiographie d’une ville de grande solitude et de détresse où le dollar règne en maître et où multivitamines et sœur cocaïne se substituent au bonheur.

Lentement je vois cet univers-là glisser vers le froid
[…]
Que veux-tu que je sois dans cette société-là ?
(Traffic – Bernard Lavilliers, 1980)

Traffic est né de la vision de la 42è Rue, de ses dealers et de ses prostituées, de ses flics et d’un film de Bergman, L’Œuf du serpent, alors à l’affiche dans cette artère… « New York est une ville profondément moraliste. Tu vis perpétuellement dans une fausse énergie, une fausse gaieté, une fausse folie… » (5) La chaleur est à rechercher ailleurs qu’à Manhattan. Dans l’antre latine de New York, le South Bronx, où Bernard se déniche un agréable guide, en la personne d’une fiancée portoricaine, qui l’emmène partout. Gainée de bas résilles avec porte-jarretelles, c’est elle qui, dans l’esprit et la chanson de Lavilliers, personnifie La salsa, musique entre toutes charnelle aux « reins cambrés au bon endroit ». C'est elle, Raquel, qui lui fait rencontrer un mac portoricain qui tient tout un quartier : « Toujours sapé comme un prince, il avait un rasoir monté dans un truc en bois encastré dans sa manche. Un drôle de mec... » (6) Il sera le Pierrot la lame qu'on connait, sur une musique qui n'est pas sans faire songer aux polars américains des années soixante et sur une trame qui rappellera aux amateurs quelques standards. Pierrot la lame semble en effet être une libre et jolie adaptation de Pedro Navaja (qu'on peut traduire par « Pierre le poignard »), célèbre titre du chanteur de salsa Ruben Blades paru en 1978 sur l'album Siembra (un million d'exemplaires vendus), lui-même inspiré par La Complainte de Mackie le surineur (Mack the Knife chanté, entre autres, par Ella Fitzgerald), acte premier de L'Opéra de quat'sous de Bertold Brecht. Pedro Navaja, archétype des voyous hispano-new-yorkais, poignarde une fille du trottoir pour la dépouiller et meurt de la balle qu'elle lui tire dans le ventre. Petit voyou new-yorkais lui aussi, Pierrot la lame arpente les rues de Manhattan pour prendre aux riches ce que la vie ne lui a pas donné... Des rues glauques, un méchant coup de surin, un corps sur le trottoir... nous ne sommes guère loin de Jean-Roger Caussimon et de son Monsieur William.

C’est semble-t-il sur catalogue que Lavilliers se choisit Ray Barretto, parmi d’autres stars salseros, pour mettre en forme les deux salsas du futur album, qu’il tient à enregistrer au studio La Tierra. Le travail va vite se muer en grand respect, en pure amitié entre ces deux-là, le chanteur français et le roi de la salsa cuivrée et du jazz latin, Portoricain né à Brooklyn, dont la collaboration sera tout aussi fertile dans un avenir proche et pour longtemps.

Rock City et Traffic seront enregistrés, eux, au Power Station, dans la 52è Rue, à Manhattan. Des studios au son très rock, dont la clientèle passée et à venir résonne comme une promesse : Bob Dylan, John Lennon, Paul Simon, David Bowie, Jeff Beck, Bryan Adams, Tina Arena, Peter Gabriel… Tout un programme. dans le studio d'à côté travaille Bruce Springsteen, qui semble apprécier ce que fait Bernard. Le courant passe. Et la conversation se poursuit au restaurant, puis en boîte : « Dans cette toute petite boîte de rock, il y avait Bowie. Soirée superbe, Springsteen fait le bœuf, me joue des trucs au piano. On est devenus potes ce soir-là. On s'est revus plus tard, avec Lisa. » (7)

C’est à ce moment précis que notre héros relie son histoire à la vraie vie, rattrape sa légende avec plus de quatorze ans de retard, l’accomplit : il se rend au Brésil, presque à ses origines. Et pourtant, Dieu sait qu’il avait déjà parcouru ce pays de part en part, auparavant, du Sertaõ au Mato Grosso, de Belém à São Paulo… Mais uniquement dans la tête, dans une vie parallèle nourrie du récit d’illustres voyageurs, peuplée de musiques qu’il s’est depuis longtemps appropriées avec un infini talent, composées de ces précieux témoignages des Brésiliens de Paris. Les eaux qui baignent le Pain de sucre, face à Rio, lui sont comme liquide amniotique.

Lavilliers retrouve « son » Brésil comme s’il l’avait quitté la veille. Et bien que venu dans le seul but d’y créer et d’enregistrer, dans un temps forcément limité, l’aventure ne peut que l’attendre au tournant dans ce pays qu’il est censé connaître comme sa poche : « Je suis allé dans la région des cangaceiros, littéralement ravagée par des bandes de brigands. J’étais averti. Et armé. Deux atouts de poids. » (8) Habits dorés et doigts bagués, ceintures et bottes cloutées, chapeau de cuir, les cangaceiros furent au XIXè siècle des assassins, hordes de bandits d’honneur qui sillonnèrent, dévastèrent et pillèrent le Sertão, l’une des régions les plus pauvres, dans le Nordeste de ce vaste pays, à quelques dix-huit cents kilomètres de Rio. Or ils disparurent en 1940 avec la mort de Corisco, dit le Diable blond, leur dernier grand chef de bande. La légende – souvent contradictoire dans ses approches – s’emparera dès lors de ces bandits, les parant souvent de mille vertus, leur prêtant même des idéaux révolutionnaires. Nanar, bien qu’ « averti et armé », n’échappe pas à cette mythification : il les imagine, dans Sertão, combattants d’une libération à venir, comme avant lui Hugo Pratt dans l’épisode Samba pour Tir fixe des aventures de Corto Maltese, son illustre personnage de bande dessinée.

C’est au studio Polygram de Rio qu’il enregistre cette chanson ainsi que celle qui donnera son titre au double album, O Gringo (L’étranger), mélange de bossa-nova et de samba. C’est à Paris qu’il grave, à son retour, les deux dernières de ce premier vrai carnet de voyages.

La pochette d'O gringo voit notre aventurier hilare, pétant la santé, assis sur le lit d'une chambre d'hôtel humide, marcel, jean, pieds nus mais bottes de cuir blanc à côté. Un ventilateur et deux valises, dont l'une est ouverte : bandes magnétiques pleines de chansons ou de possibles témoignages, collecte de rencontres, plan de New York City, pistolet et balles. L'image deviendra mythique et l'album tout autant, qui se referme opportunément sur le célèbre poème d'Aragon mis en musique par Ferré, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? D'emblée disque d'or, O gringo donnera dans la foulée la même couleur aux deux précédents, 15è round et Pouvoirs.

(1) Le Monde de la Musique, février 1980, propos recueillis par Anne-Marie Paquotte.

(2) Le Nouvel Observateur, 10 juin 2005, propos recueillis par Sophie Delassein.

(3) Entretien avec l'auteur, février 2009.

(4) Routard.com, 11 juin 2001; propos recueillis par Michel Doussot.

(5) Best, février 1980, P.L.

(6) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.

(7) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.

(8) Le Point, 11 février 1980, propos recueillis par Robert Mallat.

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