QUAND MA PLUME

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1967

Le dernier volet du triptyque que Lavilliers consacre à la chanson sur son deuxième 45 tours le montre tourmenté par la crainte de devoir céder un jour aux attraits du show-business. Quand ma plume est aussi la première chanson de Lavilliers avec un véritable refrain.

JUDAS, LE PREMIER MARTYR...
(L'Histoire n°83 ; Claude Aziza ; novembre 1985)

Et si le geste de Judas avait été mal compris ? S'il était innocent dans le procès millénaire intenté contre lui par les Pères de l'Église ? Alors, suggère hardiment Claude Aziza après une enquête minutieuse, Judas serait peut-être le premier martyr de la chrétienté.

L'homme s'approche de Jésus. Il l'embrasse et disparaît dans la nuit... Ce baiser lui a rapporté trente deniers et l'immortalité. Cet homme, on le connaît sous le nom de Judas. Mais a-t-il seulement existé ?

Judas n'apparaît que six fois dans les Évangiles. Mentionné dans les listes des apôtres, il joue le premier rôle dans le drame qui conduit à l'arrestation et à la mort de Jésus.

Lors du repas pascal (la Cène), Jésus annonce qu'il va être livré par « l'un des Douze [apôtres], qui plonge la main avec moi dans le plat » (Marc, Luc). Mais quel est le traître ? C'est seulement chez Matthieu qu'il est nommé : « Judas, qui le livrait, prit la parole et dit : "Serait-ce moi, rabbi ?" Il lui répondit : "Tu l'as dit !" » (Matthieu). Chez Jean, la scène se déroule de manière un peu différente : Jésus désigne le traître en lui donnant la bouchée qu'il vient de tremper. Les évangélistes s'accordent, en tout cas, pour présenter Judas comme celui qui a livre Jésus contre une somme d'argent. Trente deniers, précise le seul Matthieu. Ils lui donnent aussi un rôle décisif dans l'arrestation du maître : « Jésus s'en alla, avec ses disciples, au-delà du torrent du Cédron ; il y avait là un jardin où il entra avec ses disciples. Or Judas, qui le livrait, connaissait l'endroit, car Jésus y avait maintes fois réuni ses disciples. Il prit la tête de la cohorte [notons ce détail propre à Jean] et des gardes fournis par les grands prêtres et les Pharisiens, il gagna le jardin avec torches, lampes et armes. » Mais dans le récit de Jean, que nous venons de lire, Jésus s'avance de lui-même vers ses ennemis ; selon Matthieu, Marc et Luc, c'est Judas qui le leur indique en lui donnant un baiser.

Quant aux circonstances de la mort du traître, nous en avons deux versions, l'une chez Matthieu et l'autre dans les Actes des Apôtres (attribués à Luc). Selon Matthieu, « Judas qui l'avait livré, voyant que Jésus avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux grands prêtres et aux anciens, en disant : "J'ai péché en livrant un sang innocent." Mais ils dirent : "Que nous importe ! C'est ton affaire !" Alors il se retira en jetant l'argent du côté du Sanctuaire, et alla se pendre. » La version des Actes est différente : « Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté une terre ; il est tombé en avant, s'est ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont répandues. Tous les habitants de Jérusalem l'ont appris : aussi cette terre a-t-elle été appelée, dans leur langue, Hakeldama, c'est-à-dire Terre de sang. Il est de fait inscrit dans le livre des Psaumes : "Que sa résidence devienne déserte et que personne ne l'habite", et encore : "Qu'un autre prenne sa charge." » Voilà donc les textes fondateurs de la « légende de Judas ». On a tellement glosé sur eux qu'un nouveau décapage, pour en faire apparaître la trame historique, semble une gageure. Et de fait, dès le départ, une incertitude. Les textes accolent au prénom Judas, forme grecque d'un nom juif, le nom ou le surnom d'Iscarioth. Que signifie ce nom ? Désigne-t-il un homme originaire de l'une des villes situées au bord du lac de Tibériade où les disciples entendirent l'appel de Jésus ? Dans ce cas, il faudrait lire : « Ish Krayoth », « originaire de Krayoth ». Mais il n'existe aucune ville de ce nom, en Galilée ou ailleurs. Chez Jean (VI, 71), c'est Simon, le père de Judas (que nous ne connaissons pas autrement), qui est nommé Iscarioth. L'indication d'origine géographique se rapporterait-elle plutôt aux ancêtres de Judas ? Serait-ce, dans ce cas, la ville de Judée appelée Qerij-joth que mentionne Josué (XV, 25) ? Fragile hypothèse... On a essayé récemment de faire dériver le nom Iscarioth de la racine araméenne SQR : « tromper ». Mais, dans ce cas, cette dénomination n'aurait pu intervenir qu'après la mort de Jésus, ce que les textes ne laissent pas entendre.

Reste donc l'hypothèse la plus vraisemblable parce que la plus cohérente : Iscarioth (ou Iskarioth ou Iskhariot) est la forme sémitisée de l'épithète latine : Sicarius. Si l'on considère que le I a été placé devant le nom pour lui donner une forme sémitique (isch) et que nous lisons dans les variantes : Scarioth ou Schariothès, on peut admettre que Judas Iscarioth est l'approximation araméenne de Judas Sicarius. Dans l'obscurité où nous sommes, voilà enfin une indication. Vague et ambiguë mais historique. La seule.

Il faut donc comprendre que Judas était membre du parti politique des zélotes (1) ou sicaires - de même qu'un autre apôtre, Simon-Pierre - que les textes appellent tantôt zélotès (mot grec), tantôt cananaios ou cananitès (mot araméen correspondant). Judas, d'ailleurs, est parfois désigné lui aussi par ces deux épithètes dans certains manuscrits (2). Que signifient-elles ? Comme l'hébreu qannâ, elles désignent « un type d'homme qui incarnait avec radicalité et intransigeance cet idéal du zèle » (3). Ce « zèle » est une notion ancienne que la révolte des Macchabées contre le roi de Syrie Antiochus IV (165 av. J.-C.) avait sans doute déjà actualisée, politisée, voire radicalisée. Le mouvement (employons un terme aussi neutre que possible) des zélotes, secte religieuse ou parti politique, messianique et révolutionnaire, semble avoir pris naissance au début de l'ère chrétienne pour lutter contre l'occupant romain. Judas appartenait donc à ce mouvement, et cet ancrage historique permet de tracer un premier portrait de l'apôtre maudit. En un mot, Judas, soit à titre individuel, soit comme membre d'un mouvement politique, fait partie de ceux qui supportent mal le joug de l'occupant romain et voudraient s'en débarrasser, par la violence s'il le faut. D'où le surnom qu'on leur donne parfois, sicaires, c'est-à-dire « assassins », du mot latin sica qui désigne un poignard à lame courte et courbe. Disons, pour faire vite, qu'à l'époque de Jésus, les sicaires étaient considérés comme l'aile marchante et terroriste des zélotes. Si l'on excepte une légende tardive d'après laquelle Simon, père de Judas, serait le frère du grand prêtre Caïphe - cela, sans doute, pour expliquer les contacts entre Judas et lés autorités religieuses -, c'est tout ce que nous savons sur sa personne.

Quel fut son rôle parmi les apôtres ? Les évangélistes sont muets sur ce point, excepté Jean dont un passage nous apprend « qu'il était chargé de la bourse » (XII, 6). Judas jouait donc le rôle d'un intendant, chargé du ravitaillement, des problèmes matériels et, sans doute, des dons. Du moins si l'on en croit Jean : lors du dernier repas pascal, lorsque Judas s'éclipse pour livrer Jésus, les disciples le voient sortir et pensent que « Jésus lui avait dit d'acheter ce qui était nécessaire pour la fête, ou encore de donner quelque chose aux pauvres » (XIV, 29).

Homme d'action, nationaliste, chargé d'une fonction qui demande de la compétence et dont dépend le bon déroulement de l'action de Jésus, Judas laisse transparaître dans les Évangiles quelques traits de caractère. Il est économe et n'aime pas le gâchis. « Six jours avant la Pâque, raconte Jean (XII, 1-6), Jésus arriva à Béthanie où se trouvait Lazare [...] Marie prit alors une livre de parfum de nard pur (4), elle oignit les pieds de Jésus, les essuya avec ses cheveux et la maison fut emplie de parfum. Alors Judas Iscarioth, l'un des disciples, celui-là même qui allait le livrer, dit : "Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ?" » Seul évangéliste qui ait placé cette réflexion dans la bouche de Judas, Jean ajoute aussitôt, révélant ainsi un autre trait de caractère de Judas : « Il parla ainsi, non qu'il eût souci des pauvres mais parce qu'il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu'on y déposait. » Économe et/ou voleur, Judas est aussi cupide. C'est pour de l'argent qu'il promet au grand prêtre de livrer Jésus d'une façon discrète, en évitant une émeute populaire. Pour trente pièces d'argent exactement, la précision vient de Matthieu (XXVI, 14-16), et l'on s'étonne que Jean, le seul qui ait traité Judas de voleur, soit aussi le seul qui ne relate pas cette transaction.

Le traître

Tels sont les maigres renseignements que l'on peut tirer de l'origine, des fonctions et du caractère de Judas, d'après les Évangiles.

Sur la trahison de Judas et sur sa mort, il faut également suivre les récits évangéliques. Le premier soir de la fête pascale, Jésus et ses disciples célèbrent la cérémonie. Le Maître annonce soudain que l'un d'eux va le trahir. Lequel ? se demandent les apôtres. Ni Marc (XIV, 17-21), ni Luc (XXVII, 21-23) ne le nomment, mais Matthieu (XXVI, 20-25) et Jean (XII, 21-30) le citent par son nom : Judas. En lui donnant « la bouchée qu'il avait trempée », Jésus le désigne également au reste de l'assemblée. Et Judas s'en va dans la nuit.

Lorsque le repas est terminé, Jésus et ses disciples sortent, comme c'était la coutume lors de la fête pascale, et se rendent au verger de Gethsémani. La nuit tire à sa fin. Une troupe survient - on ignore si elle se compose seulement de Juifs ou si une cohorte romaine en a pris la direction, comme le laisse entendre Jean. Judas la conduit. Il s'approche de Jésus, lui donne un baiser (détail que seul Jean ne mentionne pas, en XVIII, 2-5) et s'enfuit.

« Le champ du sang »

Plus tard, Judas « fut pris de remords », « rapporta les trente pièces d'argent aux grands prêtres et aux anciens ». Devant leurs sarcasmes, « il se retira en jetant l'argent du côté du Sanctuaire et alla se pendre ». Or cette fin tragique n'est pas celle que racontent les Actes (I, 18). Pierre déclare à un groupe de fidèles que Judas « avec le salaire de son iniquité avait acheté une terre ; il est tombé en avant, s'est ouvert par le milieu et ses entrailles se sont toutes répandues ». Selon Matthieu (XXVII, 6-8), l'argent jeté sera ramassé par les prêtres et utilisé pour acheter « le champ du potier », qui servira de sépulture aux étrangers ; ce champ sera surnommé « le Champ du sang ». Vers 120, sous Hadrien, un disciple de saint Jean, Papias d'Hiéropolis, qui écrivit cinq livres d'Explications des dires du Seigneur, prétendra que Judas survécut à sa pendaison et que, devenu hydropique, il fut écrasé par un char.

Judas, le traître ; Judas, l'homme des trente deniers ; Judas, l'homme du baiser ; Judas, le pendu. La légende ressasse ces images comme une vieille antienne ; elle a usé la sagacité de milliers de commentateurs depuis près de deux mille ans. Devant ce déluge d'explications, de commentaires, d'analyses, d'hypothèses et de sottises aussi, il faut d'abord essayer de faire le point. Grosso modo, on peut trouver trois types d'explication au geste de Judas : théologique, psychologique et historique. Commençons par l'explication théologique, qui est aussi la plus simple, à condition d'être croyant.

Dans le plan conçu par Dieu lorsqu'il envoya son fils sur terre, il était nécessaire que Jésus mourût crucifié. Et, pour mourir ainsi, il fallait qu'il fût trahi par son disciple. Ce type d'analyse insiste particulièrement sur les passages où Luc (XXVII, 3-6) et Jean (VI, 70-71 ; XIII, 27) relatent comment Satan entra en Judas, qui devint un possédé du Diable, puis le symbole du Mal absolu face au Bien, du péché face à la rédemption. Pour l'historien, ce type d'explication n'appelle pas de commentaires.

Plus complexe, l'explication psychologique se heurte à un certain nombre de difficultés. On prétend que l'appât du gain fut le seul mobile de Judas mais on fera difficilement admettre qu'un tel acte fut commis pour une somme aussi dérisoire.

S'agirait-il même de trente sicles (5), soit cent vingt deniers, comme on l'a parfois prétendu, cela ne changerait pas grand-chose à l'affaire. Trente deniers représentaient le salaire mensuel d'un ouvrier agricole de l'époque, environ 450 francs de 1985 (on peut estimer le denier, qui équivaut à 4 sesterces, à environ 15 francs d'aujourd'hui, avec toutes les réserves d'usage pour ce genre d'évaluation, toujours arbitraire). Cette somme apparaît d'autant plus dérisoire que Judas dut manier beaucoup d'argent s'il était l'intendant de la troupe des disciples. L'épisode du parfum précieux à trois cents deniers (soit 4 500 francs) montre bien qu'il disposait de meilleures occasions de se remplir les poches. Plus tard, on raconta que Judas avait reçu, comme avance, un demi-sicle (deux deniers) par jour pendant deux ans (soit en tout 1 460 deniers). Bref, l'explication par la cupidité est boiteuse et l'on éprouve alors le besoin de l'étayer par l'adjonction d'autres mobiles psychologiques : ceux de l'ambition déçue ou du désir d'être le premier dans le cœur de Jésus. Un drame cosmique déboucherait sur le dépit amoureux.

Reste l'explication historique qui apparaît plus fiable : patriote déçu par la « passivité » de Jésus, Judas le livre pour provoquer une explosion générale. On en rajoute : lieutenant de Barrabas, ce condamné - peut-être un résistant - dont le peuple demande la grâce plutôt que celle de Jésus, Judas représente le clan des nationalistes purs et durs ; il est chargé de mettre le feu aux poudres. On va plus loin encore : pour provoquer un clash, Jésus lui-même a ordonné à son disciple de le trahir ; docile et muet, selon les règles de la clandestinité, Judas obéit, quoi qu'il en ait. On brode : patriote juif, Judas est convaincu par le grand prêtre Caïphe qu'arrêter Jésus c'est le mettre à l'abri des Romains ; entre les mains de Juifs, Jésus sera momentanément en sécurité. Etc. Seulement, voilà : toutes ces explications historiques se heurtent aux textes qui disent seulement que Judas a trahi pour de l'argent et qu'il était un sicaire.

Trois types d'analyse, trois impasses. Peut-on, sans outrecuidance, énoncer quelques principes simples et en tirer, sinon une solution, du moins quelques éléments à creuser ? Il semble que l'on se soit obstiné à rendre compte de façon rationnelle de tous les éléments en présence. Écartée l'explication théologique, l'explication psychologique se heurte à des invraisemblances et néglige les maigres données historiques. Ne pouvant tenir compte des textes, la méthode historique, quant à elle, aboutit à des interprétations gratuites. Et si toutes ces approches péchaient par excès ?

Tenons pour acquis l'élément historique. Judas est un sicaire, un zélote, un nationaliste juif. Il a vu dans la mission de Jésus l'amorce d'un mouvement de libération nationale. Il n'est pas le seul : de nos jours, des savants, et non des moindres, défendent ce point de vue (6). Mais l'historicité d'un personnage - une historicité fragile, qui ne se fonde sur aucune certitude scientifique - n'implique pas que ses actions doivent être racontées à la façon des faits rapportés dans un manuel d'histoire. Surtout lorsque les récits qui les rapportent, en l'occurrence les Évangiles, sont destinés à l'édification des fidèles, à la propagation de la « bonne nouvelle » plus qu'à satisfaire la curiosité des annalistes. L'apologétique, arme forgée pour la défense de la religion, n'a pas de comptes à rendre à l'histoire.

La mort dans le baiser

Cela posé, il faut se demander quelle forme pourrait prendre la relation d'un événement historique, formulée de façon qu'elle devienne un récit édifiant ou légendaire. A cette question nous répondons : la forme propre au contexte culturel et religieux des deux évangélistes qui ont donné le plus de détails sur Judas : Matthieu et Jean. Or, ce contexte est celui du midrash juif, c'est-à-dire du commentaire ou de la paraphrase, en forme de récit, du texte biblique (7). Si l'on admet - et comment faire autrement ? - que le Juif Jésus a célébré avec ses disciples (qui sont tous juifs) les fêtes et les cérémonies de son peuple, on peut supposer que le personnage de Judas a été recomposé selon des données tirées de la « littérature » juive sur la Bible. On peut en discerner trois au moins.

Ainsi, le repas pascal que Jean décrit en détail (XIII, 21-30) est raconté selon le rituel du Midrash des quatre fils, dans la prière (la Haggadah) de la Pâque. Il y est dit que ce soir-là, quatre fils poseront quatre questions. Le sage, le mauvais, l'innocent et celui qui ne sait pas encore interroger demandent, chacun à sa manière, quel est le sens de cette fête. Relisons Jean : le sage, Jésus, le fils de l'Homme, interroge sur l'événement présent et donne en même temps la réponse ; l'innocent, Pierre, demande : « Où vas-tu ? » ; celui qui ne sait pas poser de question, le plus jeune, le disciple bien-aimé (Jean, peut-être), est interpellé par Pierre : « Demande de qui il parle. » Enfin, le mauvais, Judas, feint de ne pas comprendre et s'exclut de lui-même.

Les Évangiles disent, par ailleurs, que Satan a pénétré dans Judas. Cette assertion renvoie à un autre Midrash, celui du livre du prophète Zacharie (III, 1-2), un des seuls récits de l'Ancien Testament (avec Job, prologue, Psaume, CIX, 6 et Chroniques, XXI, 1) où apparaît Satan. L'épisode des trente pièces d'argent renvoie à un passage de Zacharie (XI, 12) : « Si cela vous semble bon, remettez-moi mon salaire, sinon, ne le faites pas. Ils me payèrent mon salaire, trente deniers. Et il me dit : Jette-le au fondeur le prix dont ils m'estiment. Je pris les trente deniers et les jetai au fondeur dans sa Maison. » En effet, Judas jette la somme devant le Temple et elle retourne au trésor du Sanctuaire.

Ici, les exégètes ont pu être égarés par Matthieu (XXVII, 9-10). En effet, chez ce dernier, après que Judas est allé « jetant l'argent du côté du Sanctuaire, les grands prêtres prirent l'argent et dirent : "il n'est pas permis de le verser au trésor, puisque c'est le prix du sang." Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier, pour la sépulture des étrangers. Voilà pourquoi jusqu'à maintenant ce champ est appelé : Champ du sang. Alors s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : "Et ils prirent les trente pièces d'argent : c'est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu'ont évalué les fils d'Israël. Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur [me] l'avait ordonné." » L'allusion, chez Matthieu, au texte de Jérémie (XXVII, 9) méconnaît le contexte où se situe le passage : le champ dont parle le prophète est le signe d'une promesse, non le rappel d'une trahison.

Enfin, le troisième élément intégré à la figure de Judas se trouve dans les Fils des Ténèbres du Rouleau de la Guerre de Qumrân, l'un des manuscrits de la mer Morte. Ce texte décrit le combat entre les Fils de la Lumière et les Fils des Ténèbres. N'est-ce pas ainsi que Jean désigne Judas ? « Quand Judas eut pris la bouchée, il sortit immédiatement : il faisait nuit » (XIII, 30). Notons au passage que cette bouchée est celle que constituent des produits de la terre (karpas) immergés dans de l'eau salée, ou un mélange salé (haroseth). Rappel des souffrances subies en Égypte, elle symbolise ici l'amertume de la mort et le signe destiné à désigner le traître.

Une analyse plus poussée montrerait assez facilement que les autres éléments qui composent le portrait de Judas sont empruntés à la Bible. Le mauvais serviteur qui vole son maître (épisode du parfum), l'ami qui le trahit, c'est celui du Psaume, XLI, 8 (« Même l'ami sur qui je comptais, et qui partageait mon pain, a levé le talon sur moi. »). Le baiser même, le fameux baiser que rien ne semble justifier, du moins comme signe de reconnaissance, si ce n'est comme marque de respect affectueux d'un disciple envers son maître, ne peut-on l'expliquer autrement ? Ce baiser, où est contenue la mort de Jésus, la mort du Juste, est une allusion voilée à la formule « La mort dans le baiser » (mitha bi neshika). Le Juste meurt dans le baiser de Dieu, tout comme Moïse dont Dieu embrasse l'âme. Dieu se sert de Judas, de Satan, si l'on veut, pour envoyer un signe d'identification à celui qui va mourir.

Ainsi, sans entrer dans des détails qui relèveraient d'un autre domaine, on peut proposer des éléments d'explication plus satisfaisants que ceux que la tradition a forgés. Judas, personnage historique, est transcrit selon l'optique juive, dans des récits qui empruntent à la fois à l'Ancien Testament, au Midrash et aux textes de Qumrân. Mais, Juif parmi les Juifs, Judas n'est-il pas devenu le symbole de son peuple ?

Le hasard d'une paronomase (8) - d'une identité phonique entre deux mots - a créé la confusion. En latin, un Juif se dit Judaeus. Et, de Judas à Judaeus, il n'y a qu'un. pas. Pourtant on ne le franchira pas aisément Rien dans les premiers textes qui fasse de Judas autre chose qu'un disciple qui a trahi. Les Actes d'André (IIe ou IIIe siècle) disent que Jésus « a été livré par un de ses disciples ». Rien, ou presque, chez les premiers apologistes. Justin n'en souffle mot, alors qu'il mentionne dans son Apologie (IIe siècle) que Juda, fils de Jacob, est l'ancêtre de la tribu d'Israël qui porte son nom, et donc des Juifs (XXXII). Le moment était propice pour parler du « traître » pourtant. Le Martyre de Polycarpe (vers 166) mentionne que Jésus a été livré par un serviteur (VI, 1). Tout au plus, l'Évangile des Ébionites (première moitié du IIe siècle) semble indiquer que Judas est originaire des bords du lac de Tibériade. Quant à l'Évangile de Pierre (vers 130), il omet tout simplement de retirer Judas de la liste des apôtres...

Si des textes du siècle, comme le Commentaire sur Daniel, d'Hippolyte de Rome, ou le Papyrus 654, des papyrus d'Oxyrhynque, nous montrent un Judas effrayé ou curieux, c'est Tertullien qui, le premier, dans un de ces rapprochements dont il a le secret, parle de l'« apôtre apostat », celui qui a renié. Il signale, par ailleurs, que les Caïnites, secte hérétique qui célèbre Caïn, adorent Judas : « Ils défendent Judas le traître, rappelant qu'il est admirable et grand » (« Judam proditorem defendunt, admirabilem illum et magnum esse memorantes », Sur les hérésies, 5). Mais bientôt apparaît un thème important de l'apologétique, celui de la persécution des Justes. Et dans les listes qui mettent en regard le Juste persécuté et le méchant, on trouve à côté d'Élie / Achab, de Jérémie / Ananias, d'Isaïe / Manassé, le couple Zacharie / Judas. Dès la fin du IIIè siècle, on lit dans le Contre les Juifs, du Pseudo-Cyprien, que les Juifs aiment Judas. Le thème est lancé ; il aura un succès fou.

La trahison et la honte

Un poète du IVe siècle, Juvencus, le développe avec le plus d'outrance : Judas le traître, Judas le furieux, Judas est un Juif ordinaire qui personnifie l'ensemble des Juifs. Désormais, Judas devient la figure emblématique du peuple juif. Tous les Pères de l'Église - Hilaire de Poitiers, Jérôme et Ambroise au IVè siècle, Augustin au Ve et bien d'autres - brossent de sombres portraits où la cruauté s'allie à la cupidité et la traîtrise à l'audace. Peu à peu, derrière la figure de Judas se profile celle du peuple audacieux et séditieux, qui n'a pas voulu reconnaître le Messie, du peuple âpre au gain qui manie l'argent. Pour Denys le Chartreux (Ve siècle), « Juif et Judas » (Judaeus et Judas) sont en proie « à la jalousie et à la cupidité » (invidia et avaritia). Pour Ambroise, au IVe siècle, Sedulius, au Ve et Arator, au VIe, Judas personnifie l'« audace juive » (furor judaicus). Chez le doux poète Paulin de Noie (IVe siècle), le baiser devient le baiser « parricide », une façon de renvoyer au « peuple déicide ». Chez Léon le Grand (Ve siècle), Judas est « le Maître du Crime ». C'est le traître par excellence auquel les apologistes prodiguent les épithètes latines qui expriment, peu ou prou, cette idée : proditor, traditor, fraudator, venditor, mercator. Dément (amens, insanus), fou furieux (furens), Judas est le symbole de l'audace juive, folle et pervertie, qui était un vieux grief païen. Tantôt « loup farouche » contre le « tendre agneau », tantôt « renard rusé », Judas est le plus souvent assimilé au « serpent » dont le baiser contient du venin ; cette dernière image apparaît chez Ambroise et Jérôme.

Mais le mythe a pris sa forme définitive au XIIIe siècle, dans la Légende dorée où l'histoire de Judas, qui se croise avec celle de Pilate, reprend des éléments tirés des légendes de Moïse (l'abandon d'un enfant au fil de l'eau), de Romulus et Rémus (le fratricide) et d'Œdipe (l'inceste et le parricide). Admirable récit, plasticité du mythe... On ne sait ce qu'en pensaient les Juifs de Rome qui, au XVè siècle, payaient une redevance annuelle de 1 130 florins, en expiation des trente deniers que reçut Judas, et ceux d'Espagne, leurs contemporains, qui eux aussi acquittaient un impôt pour le salaire de la trahison.

Devenu, dès le XIIIè siècle, un nom commun, synonyme de traître, Judas gagne la romance populaire : « Judas, tout comme Judas, tu t'es glissé près de moi, apportant tout avec toi, la trahison et la haine... » Le voici même à la fin du XVIIIe siècle, réduit à l'état d'accessoire -, à l'état d'ouverture qui permet d'épier sans être vu. Bel exemple de glissement sémantique ! Quant au mythe Judas, il était promis à une belle carrière littéraire, picturale et cinématographique.

Dans les mystères médiévaux, Judas est le seul personnage doté d'un certain relief. Pourtant, Jésus lui fait de l'ombre et, en littérature, Judas n'apparaît généralement que dans des récits qui sont consacrés au Maître, et où chaque écrivain traite l'apôtre au gré de ses fantasmes. Pour nous cantonner au dernier demi-siècle, on le présente tantôt comme un zélote (F. Champsaur, Le Crucifié, éditions Ferenczi, 1930 ; F. Slaughter, La Magdaléenne, Presses Pocket, 1952 ; N. Kazantzaki, La Dernière Tentation, Presses Pocket, 1959), tantôt comme un homme cupide (M. Plault, Affaire Jésus, Calmann-Lévy, 1962), et parfois aussi selon l'optique traditionnelle (E. Fleg, Jésus raconté par le Juif errant, Albin Michel, 1953).

Judas lui-même, pourtant, a été jugé digne de devenir un héros de roman. Le Judas Iscariote du Russe L. Nikolaïevitch Andréev (1907) désire passionnément, maladivement, être aimé et admiré ; laid et perfide, il veut qu'on le prenne pour un homme supérieur. En revanche, le héros des Mémoires de Judas (1867), de l'Italien E. Petrucelli Délia Gattina, est un patriote déçu par l'action de Jésus. Tel est aussi le Judas de l'Israélien I. Mossin-sohn (Calmann-Lévy, 1963), qui a obéi aveuglément à son chef Jésus. Dix ans ont passé ; réfugié dans une île grecque, Judas apprend ce que la tradition évangélique raconte de lui. Il finira pendu, comme le veut l'Écriture...

Au contraire, le Judas de l'Américain E. Linklater (éd. de Bruxelles, Bruxelles, 1943) n'aspire qu'à la paix : il voit en Jésus un dangereux révolutionnaire. Celui de l'Italien Lanza Del Vasto (Grasset, 1939) a voulu seulement obtenir l'amour de Jésus. Déçu, il le trahit. Dans le roman contemporain, la figure de Judas a inspiré quatre beaux récits. Dans Le Sel de la terre (Denoël, 1967), C. Monterosso voit en Judas un révolutionnaire énergique qui se débarrasse, avec l'accord de ses compagnons, d'un chef qu'il juge trop timoré. Dans L'Évangile selon Judas (Denoël, 1978), G. Berto replace la figure du traître dans une perspective théologique. J. Ferniot, ensuite, fait de Saint Judas (Grasset, 1984) - un titre volontairement provocateur - un traître par devoir et par amour. P. Bourgeade, enfin, imagine des Mémoires de Judas (Gallimard, 1985).

Lorsqu'il s'empare du personnage, le théâtre lui confère une épaisseur scénique. Le Judas de P. Raynal, dans A souffert sous Ponce Pilate (Stock, 1939) est « un être extrêmement borné, une très petite tête [...] un petit paysan, naïf, rêveur, futé, bavard ». Dans Un nommé Judas (L'Avant-scène n° 96, 1954), C.-A. Puget et P. Bost font du traître un personnage presque existentialiste et nihiliste, qui veut infléchir le destin. Il est fort différent du Judas de Marcel Pagnol (Presses Pocket, 1955) qui, lui, reprend le thème de la prédestination et présente son héros comme une victime.

Le cinéma, friand de Vies de Jésus, n'a consacré que quelques films à Judas. Le Baiser de Judas, qui date de 1908, est une production française signée A. Bour. Celui de 1910 reste anonyme. En 1918 (ou en 1919), dans une production italienne mise en scène par F. Mari, Judas, amoureux de Marie Madeleine, livre Jésus par jalousie. En 1952, J. Iguino réalise El Judas, qualifié par la critique de « chef-d'œuvre du cinéma religieux ». Le film raconte les épisodes de la Passion, jouée par les habitants d'une petite ville de Catalogne. On devine que, dans la vie réelle, l'homme qui interprète le rôle de Judas se comportera comme un traître. El beso de Judas, mis en scène par R. Gil en 1953, reprend l'histoire traditionnelle dans son contexte historique.

Pour compléter ce tour d'horizon, mentionnons enfin les Bible en bandes dessinées parues au cours des années, 1980. La version la plus traditionnelle est le Jésus de Nazareth (éditions du Lombard, 1983) où la mort du traître n'est pas figurée. Une Bible en BD (Dargaud, 1983) reprend fidèlement aussi les récits de Jean sur Judas. Saluons la tentative d'explication proposée dans La Bible : Nouveau Testament (le Sarment 1980) : Judas est déçu politiquement par Jésus. En revanche, La Bible : Jésus de Nazareth (Larousse, 1984) présente - de façon inacceptable - un Judas caricaturé dans une perspective que l'on pensait à jamais disparue. Ainsi le Judas de la fiction, aux aspects multiples et changeants, n'est-il que le reflet amplifié des faibles données historiques auxquelles il faut revenir, malgré tout, pour terminer.

Maigre la rareté des documents et leur manque de fiabilité, on peut cerner les traits du Judas de l'histoire : un nationaliste sans doute déçu de la façon dont Jésus a mené son combat et qui, trente ans trop tôt, a tenté de faire basculer le pays contre les Romains. Les temps n'étaient pas mûrs : ils le seront dès 66 où le soulèvement des Juifs contre Rome sera général. Mais il y a l'autre visage de Judas, que dessinent des récits inspirés du midrash, Juif qui subit le pire châtiment pour un Juif. Car, selon le Deutéronome, XXI, 22-23, « le pendu est une malédiction de Dieu ». L'historien ne peut aller au-delà. Sans doute ne le pourra-t-il jamais. Peut-être doit-il laisser le dernier mot à l'artiste anonyme qui, en 1279, a représenté sur le portail de la cathédrale de Bénévent Judas pendu à un palmier, les entrailles s'échappant de son corps éventré (combinatoire des deux versions évangéliques) mais enlacé par un ange qu'il embrasse. S'il est vrai que le sacrifice de Judas n'est pas moins nécessaire au Salut que celui de Jésus, alors on peut voir en lui, à bon droit, le premier martyr.

(1) Je n'ignore pas toutes les querelles que soulèvent les deux termes. Je ne puis ici, sans prendre parti, que renvoyer à A. Paul et P. Vidal-Naquet.

(2) Pour ajouter au mystère qui entoure la figure de Judas, la tradition évangélique cite parfois, dans ses listes des apôtres, un deuxième Judas. On trouve ainsi, côte à côte, un Judas Iskarioth et un Judas Zélotès (dans une version de Matthieu) ou un Judas Kananitès (dans une version de Jean). Il s'agit, en fait, de la même personne. Il semble qu'on n'ait plus compris le sens du mot Iskarioth et qu'on ait pensé que le Judas Zélotès ou Kananitès était un deuxième Judas du groupe des apôtres. Pour plus de détails, voir l'article d'O. Cullmann.

(3) A. Paul, p. 218

(4). La livre romaine équivalait à 327 grammes. Pline l'Ancien (Histoire naturelle) dit qu'à Rome, le nard pur coûtait cent deniers la livre.

(5) Le sicle, monnaie en usage au temps de Jésus, valait 4 deniers. On payait 5 sicles à son époque pour « racheter » les premiers-nés au Temple.

(6) Je fais allusion aux thèses qui voient en Jésus un Zélote, notamment celle de G.F. Brandon.

(7) Les lignes qui suivent s'inspirent largement du remarquable ouvrage de S. Ben Chorin, cité dans « Pour en savoir plus ».

(8) J'emprunte l'expression à la très pertinente étude de J.-M. Poinsotte, p. 220.

Nous contacter

Veuillez entrer votre nom.
Veuillez entrer un sujet.
Veuillez entrer un message.
Veuillez vérifier le captcha pour prouver que vous n'êtes pas un robot.