PARIS-REDINGOTE DE PLOMB
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1967 |
Après Pauvre Rimbaud, Lavilliers chante à nouveau ses désillusions devant les cabarets de la Rive gauche, mais en dénonçant cette fois les conditions de travail très précaires qu'ils proposent et qui lui valent de vivre des "temps difficiles", tout en s'en prenant aussi à leur public par trop "bourgeois" à son goût.
LAVILLIERS ET LA RIVE GAUCHE
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
Quatre ou cinq cabarets par soirée, encore faut-il être à la bonne avec les propriétaires des lieux, ne pas agresser le client, ne surtout pas le faire fuir... C'est qu'en cette plaque tournante de la chanson estampillée « rive gauche », ils sont nombreux les prétendants au succès à pointer aux mêmes guichets. C'est du fragile, de l'infiniment précaire, qui plus est du franchement pas déclaré. Ou pas souvent. A tel point que, lorsque les « contributions » s'intéresseront fin 1969 aux comptes de La Contrescarpe, c'en sera définitivement fini d'une chanson qui avait trouvé là l'un de ses plus sûrs alliés : vous pensez, il arrivait que des spectateurs restent sur le trottoir de ce bar-restaurant pour écouter les chanteurs programmés. Pour la petite histoire, c'est ici qu'en cette année 1966, André Chapelle, directeur artistique chez Philips, accompagné d'un Serge Gainsbourg bien éméché, alla y écouter Graeme Allwright, le Néo-Zélandais de Saint-Etienne, gendre de Jean Dasté, dans le but avoué de le « signer » : « Je ne suis pas allé frapper aux portes, c'est Philips qui est venu », rappellera plus tard (à Chorus) le folksinger de l'autoharp.
Pour autant, en cette fin des années soixante, la mort des cabarets est quasi programmée, qui seront tous ou presque asphyxiés par un fisc peu enclin à se laisser émouvoir par de belles paroles et la musique qu'on colle dessus.
« Mon premier contact avec le cabaret ? Assez décevant, ce n’était pas du tout ce que j’avais imaginé. Monter sur scène pour brailler des chansons révolutionnaires et maladroites, gros soleil rouge dans le cœur, l’injustice pour cible, en rajouter quelques kilos pour arracher les bravos d’un public presque d’accord. S’obstiner ensuite, méprisant, orgueilleux, crevant la dalle, la plupart du temps dans l’illégalité, cognant, gueulant pour secouer la solitude qui s’installe » (1) Lavilliers ne commentera que très peu cette longue période parisienne, près d'une décennie : trop de souffrances sans doute. Ce qu'il en a pensé, il l'a écrit et chanté. Qui plus est dès son arrivée, ou presque :
T'es pas crado t'es pas jojo pour un artiste
La bohème ça se mesure à l'épaisseur des tifs.
(Pauvre Rimbaud ; Bernard Lavilliers ; 1967)
C'est par bribes, loin de l'épicentre parisien, qu'il se lâche et dit ses peines, sa galère : « C’était l’époque des chansons poétiques, entre guillemets, ou marrantes, dont la politique était exclue… Pour être franc, tout cela ne m’a pas apporté grand-chose : ce n’était pas satisfaisant, c’était très mal payé et les conditions de travail étaient lamentables. On n’avait pas l’impression d’exister mais plutôt de survivre. Alors, en fin de compte, j’ai surtout fait la manche dans les rues, les bars, les restaurants. C’est ainsi que j’ai appris à chanter et à attirer l’attention d’un public, que j’ai fait mon apprentissage du métier. Les cabarets me servaient surtout à finir mes nuits… Je ne correspondais guère aux normes des cabarets de l’époque » (2) Lavilliers n'est pas encore - il s'en faut de beaucoup - un vétéran des cabarets, qu'il prend déjà de la distance, qu'il se lasse de cet eldorado trop étriqué pour lui. Il n'est pas dans le ton qui a cours en « rive gauche » et le sera de moins en moins, s'en méfiant comme de la peste s'en écartant de plus en plus : « Le mythe rive gauche, je n’y crois plus guère. Il est trop installé. Je reste fidèle à la chanson anarchiste et revendicative : impossible aujourd’hui d’ignorer la souffrance des hommes. Mais ma forme a évolué vers une plus grande poésie, vers un certain surréalisme ; j’emploie davantage d’images et j’essaie de créer un climat à moi à travers une mélancolie latente », déclare-t-il au début 68, à la presse stéphanoise (3).
Devant un public averti
On fait du lyrisme à gogo
La rive gauche avec son mépris
Se fout des coups de pied dans le dos.
(Petit boulot ; Bernard Lavilliers ; 1968)
Malgré son charisme, malgré sa fougue jamais prise en défaut, ce n'est pas lui qu'on remarque, ce n'est pas de lui dont on parle. La « nouvelle chanson » est, pour l'heure, incarnée par ce que l'on nommera « La Bande des cinq », groupe constitué de Jacques Bertin, Jean-Max Brua, Gilles Elbaz, Jean-Luc Juvin et Jean Vasca : filiation à la poésie, ancrage politique, posture inflexible vis-à-vis du show-business, ces cinq-là font référence. Le journaliste René Bourdier écrira même, dans Les Lettres françaises, à propos de Jacques Bertin : « Je vois en lui le chef probable d'une nouvelle génération d'auteurs-compositeurs-interprètes. Un grand chef de file, de ceux qui changent la face de la chanson. » Même si Bertin, tout auréolé qu'il est du Grand Prix du disque Charles-Cros 1967, galère autant qu'un autre, voire davantage, dans sa recherche de cabarets parisiens où se produire, lui et ses amis nourrissent d'abondance les conversations. Eux mais pas Lavilliers, qui en est quelque peu peiné, miné... Il n'aime définitivement pas ce microcosme, le dit, le chante. Comme dans cette chanson dont nous ne connaissons plus que vaguement le propos, à défaut d'en avoir retrouvé les paroles : La Roulette, dans laquelle Bernard, dont le verbe se fait mordant, explique pourquoi il est difficile de rester poète à notre époque, pourquoi le style rive gauche se meurt, faute de savoir se renouveler. Cette chanson ou cette autre, Le métier, où il dit regarder « les artistes » se bouffer, s'aimer, s'écouter, passer « par toutes les extrémités »...
Mal à l'aise dans un format chanson trop réducteur à son goût, s'ennuyant ferme dans ce milieu dont il ne partage que peu de chose, toujours secret, isolé volontaire, Bernard se cherche dans un métier qui, à la fois, l'attire et le rebute. Hors la variété qu'il exècre et la chanson rive gauche qu'il trouve bien pâle, il doit bien exister une autre voie, même s'il reste à l'inventer... Bernard déambule à l'affût d'un ailleurs.
(1) La Tribune-Le Progrès, 1975, propos recueillis par Nicole Michalon.
(2) La Tribune-Le Progrès, 30 novembre 2001, propos recueillis par l'auteur.
(3) La Tribune-Le Progrès, 26 janvier 1968, propos recueillis par C.C.