NUIT D'AMOUR
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1981 |
Atmosphère glauque de film noir ("J'ai traversé les quartiers lourds / Suant l'angoisse / Puant le crime") pour la chanson éponyme de l'album Nuit d'amour, où Lavilliers célèbre Lisa Lyon, cette "L.A. woman / Tendue de cuir à en craquer", femme fatale (cf. Night bird) aux "fesses musclées et félines" qui le fascine dans une étrange relation "entre la mort et l'amour". La chanson se termine d'ailleurs dans le sang ("T'as fait mouche / Deux fois dans ma poitrine / Rouge dans la vitrine"), en écho à la photographie de Jean-Baptiste Mondino sur la pochette de l'album, comme si l'auteur pressentait que son rêve américain n'allait pas tarder à tourner au cauchemar.
BERNARD LAVILLIERS ET LISA LYON
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
Fin 1982. Lavilliers sort d'une longue période de déprime, entamée l'année précédente, peu après la parution de l'album Nuit d'amour. Son égérie, son amour-fusion, la Californienne Lisa Lyon, célébrité s'il en est du culturisme féminin, l'a débarqué sans ménagement.
Flash-back. En ce début des années quatre-vingt, Lavilliers s'adonne à la sculpture de son corps, comme pour le mettre en conformité avec les minima requis par sa légende d'intrépide aventurier. Il ne rate pas une occasion de travailler ses pectoraux, développer ses deltoïdes, valoriser ses triceps. Cela en devient une marque de fabrique : sur scène, le chanteur en débardeur caresse à loisir ses muscles saillants et met en lumière son nouveau corps d'athlète. « Une brute de 1,90 m, au regard d'acier, aux pectoraux de briseurs de chaînes et aux biceps rebondis comme des jambons de Bayonne » en dira Le Matin-magazine (1), célébrant ainsi le « Monsieur muscles du rock français ». L'image, à la limite de la caricature, lui restera longtemps collée à la peau...
Je roulais des mécaniques
Pendant qu'elle roulait des hanches
(Tango - Bernard Lavilliers, 1986)
Sur chaque lieu de concert ou presque, même au dernier moment, même s'il ne l'utilise pas toujours, il réclame une « salle de musculation », douce folie qui est rarement du goût des organisateurs. Ce n'est pas tout à fait un hasard s'il choisit de se produire à Paris, huit jours durant en février 1980, au Palais des Sports : rien que l'intitulé au fronton de la salle... Pour ce premier Palais, on dit que notre chanteur s'entraîne jusqu'à quatre heures par jour : « J'ai toujours cultivé le côté animal de mon corps. Sans être Vince Taylor, j'ai toujours adoré le cuir noir, ou apparaître les muscles bandés dans un tee-shirt moulant. Une partie de mon succès a dû commencer comme cela. Je me rappelle que mes épaules nues qui sortaient d'un gilet de cuir clouté, à mes débuts, devant un parterre d'instituteurs au théâtre de la Ville, ont beaucoup choqué. » (2) Lavilliers sacrifie quotidiennement à ce rite « animal » dans sa salle d'entraînement de trois mètres sur quatre. « Le matin pour le souffle, le soir pour la charpente », aime-t-il à commenter entre jogging et karaté. « Je travaille mon corps comme un félin. Pour être de plus en plus dangereux physiquement », affirmant au passage : « Même si c'est la mafia, le sport a ceci de juste et de respectable : il définit une hiérarchie sans faux-semblant, sans frime. » (3)
Le culte du biceps est devenu l'obsession de notre héros pour qui la raison du plus fort semble être la meilleure. Pour parfaire son éducation, il s'instruit donc de la géographie parisienne des salles de musculation et c'est dans l'une d'elles qu'il rencontre Lisa Lyon, championne du monde de bodybuilding. Nous sommes au printemps 1980. Coup de foudre violent, sauvage, entre le chanteur et la culturiste. « A cette époque de ma vie, j'étais assez désabusé. J'ai eu un rapport physique, quasi animal, avec Lisa. Et cette histoire a compté pour moi au point que j'ai quitté Evelyne. » (4) Tout est bouleversé dans la vie jusqu'alors presque paisible de Bernard Lavilliers...
Résidant à Los Angeles, où elle est née vingt-sept ans plus tôt, Lisa a une licence d'archéologie. Capable de porter deux fois et demi son propre poids, elle est considérée comme pionnière de la musculation féminine. C'est pour acquérir plus de force au kendo, art martial dans lequel elle excelle, que Lisa s'est initiée au culturisme. Si elle n'a participé jusqu'alors qu'à une seule compétition, l'année précédente, dans sa ville, elle est devenue à cette occasion une attraction médiatique que se disputent de nombreux magazines et talk-shows de la télévision. Elle est aussi, en 1980, la première culturiste à coucher son physique nu aux muscles saillants et chauds sur le papier paradoxalement glacé de la revue Playboy. Bien d'autres photographes aimeront immortaliser ce physique athlétique et vigoureux, au premier rang desquels Richard Mapplethorpe, lui-même esthète et star de son art, qui cherche à capter en Lisa la perfection du corps, le dessin des muscles, la brillance de la peau.
A son corps consentant, Lisa est une véritable célébrité et fait partie de ce Tout-Hollywood pour lequel le paraître est la norme sociale, l'usage établi. Là, la discrétion proverbiale de Lavilliers en prend un coup, qui, entre Big Apple et Paris, s'expose vite à une presse people qui lui était jusque-là inconnue, dans un mélange détonnant de show-biz, de muscles et de charme. Le réseau relationnel de Lisa est vaste, qui va de Bruce Springsteen à Henry Miller, de Roman Polanski et Jack Nicholson à Arnold Schwarzenegger, ce Monsieur Muscles à l'imposant palmarès, par ailleurs homme d'affaires avisé, naturalisé américain, qui vient de revêtir l'épique tenue de Conan le barbare en attendant d'endosser, un jour, celle plus conventionnelle de gouverneur de l'Etat de Californie. A la manière de Schwarzenegger, fier de son septième titre de « Mr Olympia », Lisa construit son corps comme on sculpte une œuvre. C'est précisément ce que recherche Lavilliers qui, à force d'entraînement, finit par atteindre avec fierté quatre-vingt-dix kilos de masse musculaire...
Elle me dit « Allez viens »
Et cet oiseau de nuit m'emporta dans sa jungle.
(Night bird - Bernard Lavilliers, 1981)
[...]
C'est à Santa Monica que Bernard, presque secrètement, se marie avec Lisa à la fin janvier 1981, deux jours seulement après que son divorce avec Dominique Savelli - qu'il avait épousée, furtive compagne, en octobre 1966 à Béziers - a été prononcé en France. Une discrétion d'autant plus étonnante qu'elle tranche radicalement avec l'aspect sulfureux de leur ménage. L'entourage le plus proche de Bernard n'en sera lui-même informé que plus tard, beaucoup plus tard... (5)
Cette « période américaine » est comme une parenthèse dans la vie de Lavilliers, plus spectateur qu'acteur, où il voit évoluer, grouiller une faune médiatique à laquelle il se mêle sans en être tout à fait, où il constate une façon d'être et de paraître qu'il n'aurait pu imaginer, bien loin de ses propres réalités, plus encore de ses racines modestes. Il a beau être devenu une vedette dans l'Hexagone, disposer désormais d'une belle aisance financière, être quelqu'un qui compte, il baigne ici dans une tout autre culture, celle du star system par excellence où le factice prime sur tout. Et où les paradis artificiels hantent les nuits. Un peu comme il le chantait à propos de New York... sauf qu'il n'est pas sûr que ce soit dans l'antre de la Grosse Pomme qu'il ait connu sa « frangine ».
Je te présenterai ma frangine cocaïne.
(Rock City - Bernard Lavilliers, 1980)
[...]
La Nuit d'amour aura duré à peine deux ans, au cours desquels Bernard ne fut plus tout à fait Lavilliers. Le rêve américain confronté à sa réalité, la violence de sa relation avec Lisa, des états un peu « poussés » qui se succèdent, un succès grandissant... Lavilliers est désormais dans d'autres histoires qu'il ne parvient plus à contrôler. Il a perdu la main, vendu son âme et n'est plus vraiment le scénariste de sa vie. Malgré le ciel qui s'obscurcit, l'orage qui gronde, il acquiert une maison en Corse pour y vivre avec sa belle Américaine. Mais à peine arrivés sur l'île de Beauté, Lisa s'en va. Tout se brise. Bernard est K.O. debout. « Pendant longtemps, j'ai cru que j'étais le plus grand, le meilleur et que je n'avais besoin de personne. Mais j'ai craqué. Je ne sais pas d'où c'est venu. peut-être était-ce tout simplement une descente de cocaïne très sérieuse, parce qu'à l'époque j'en prenais beaucoup... J'étais aux Etats-Unis et je tournais en rond. Peut-être que je n'étais pas avec la femme qu'il me fallait... Peut-être que je me suis cru trop fort... J'ai failli me suicider... J'ai pensé ne plus chanter du tout, ne plus écrire, vivre ailleurs... » (6)
(1) « Bernard Lavilliers, le rock-biceps », La Matin-magazine, 31 octobre 1981, Benoît Heimermann.
(2) VSD, 29 octobre 1981, propos recueillis par François Jouffa.
(3) Le Matin-magazine, 31 octobre 1981, propos recueillis par Benoît Heimermann.
(4) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.
(5) Le photographe Mapplethorpe offrira aux nouveaux époux leur « portrait de mariage ». Lisa et Bernard y posent en plan taille, torses nus. Une épreuve sur papier mat, à la gélatine argentique, format 11 x 14, avec inscription au dos par le photographe lui-même, fut un temps proposé à la vente sur Internet pour une valeur estimée entre 2000 et 3 000 $.
(6) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.